« Rien de ce que j’avais annoncé n’était de la poudre aux yeux, mais certaines personnes attendaient avec impatience des aspects du jeu qui n’ont pas été intégrés et sont aujourd’hui déçues. Si vous faites partie de ces personnes, je vous présente toutes mes excuses. Tout ce que je peux dire, c’est que Fable est le meilleur titre que nous pouvions réaliser et que les joueurs semblent sincèrement l’apprécier ». Dans un élan d’humilité surprenant de la part d’un game-guru de son envergure, Peter Molyneux a récemment fait acte de contrition face à l’armada de « passionnés » qui peuple les forums de Lionhead. Et puis il s’en est allé, laissant enfler la discussion dans des proportions déraisonnables. Pour quel résultat ? Une longue traînée d’invectives, maigres poussières dans le sillage du post de Molyneux. Une logorrhée fatiguée documentant les menus détails censés faire de Fable un si mauvais jeu. Nous en sommes à 32 pages de lutte pieds à pieds entre deux archétypes depuis longtemps identifiés : le fanboy transi et le troll à la syntaxe claudicante. Ca n’est pas près de s’arrêter. Le thread a été slashdoté. Les mécontents s’excitent sans qu’aucune tête ne roule. Et par une certaine ironie, l’opinion tranché qui caractérise tout joueur, de ses envolées un peu ridicules à ses gémonies peu constructives, offre une allégorie parfaite à Fable.

Par cycles, le jeu vidéo tente de renouer avec ses ambitions tolkieniennes, soit la création d’un univers cohérent, abondamment documenté et autosuffisant, le tout dans l’espoir évident d’accoucher d’un mythe moderne. Si aucun jeu vidéo ne peut se targuer d’avoir la pertinence historique et linguistique du maître d’Oxford, Fable, sur le papier, promettait un monde de fantasy vaste et ouvert, propre au développement d’une longue fresque épique. A l’arrivée, on s’y sent franchement à l’étroit. Fable est beau, c’est indéniable, beau comme un décor de cinéma dont la patine saute aux yeux. Les zones y sont minuscules et bâties sur de longs couloirs. Passer de l’une à l’autre nécessite un temps de chargement court, mais fatal à la suspension de l’incrédulité. Loin des vastes solitudes d’un Morrowind, le monde de Fable est foisonnant mais recroquevillé sur lui-même, un terrain de jeux dont les ficelles grossières ne parviennent pas à le démarquer des tous meilleurs action-RPG. Ce n’est toutefois pas le plus important. Fable avait beau loucher vers cette vieille arlésienne du jeu vidéo total, il se voulait surtout le porte-étendard d’un rapport émotionnel fort, d’une implication morale dans les choix du joueur que l’on peine, au bout du compte, à retrouver une fois la manette en main. Cette dichotomie bornée qui pourrit actuellement le débat entre les joueurs chez Lionhead, Fable leur tend comme un miroir à leur propre médiocrité. Il suffit de jeter un oeil à l’écran de stats pour y voir la complexité de l’âme humaine réduite à une simple barre aux extrêmes lapidaires : bien et mal. Associée aux modifications physiques d’un avatar qui, suivant son orientation, finira nimbé d’une aura bienveillante ou affublé de cornes démoniaque, cette quantification de la morale donne l’impression d’une bête carotte. Une fois les mécanismes du jeu apprivoisés, il est probable que l’éthique s’efface au profit de l’efficacité. On se résignera alors, selon la tendance recherchée, à battre sa femme (ou son mari) ou à s’acheter une bonne conduite en ayant la main large avec le clergé du coin. Il est pourtant des moments où le jeu parvient à s’arracher à sa condition, comme au départ de l’aventure, où un mari volage, surpris dans une position peu cavalière, tente d’acheter notre silence. On peut choisir de le dénoncer et suivre son épouse pour une petite scène de boulevard qui, même convenue, parvient à nous faire ressentir une certaine culpabilité. Mais ces situations sont rares.

Tout jeu nous absorbe, nous immerge et nous convertit. Fable démontre une fois de plus qu’il est difficile de faire passer l’univers avant la mécanique interne, cet ensemble de lois et de conventions qui construisent progressivement la grammaire d’un genre. Son interface héritée de Zelda, sa gestion de l’alignement très KOTOR, ses icônes de dialogue proche des Sims, sont autant de cailloux jetés sur la route du joueur pour lui permettre d’apprivoiser les rouages du titre. Par souci de confort ou d’accessibilité, toute action amène une conséquence visible, souvent indiquée dans les nombreuses statistiques du jeu. Il importe donc d’en finir avec cette notion d’ouverture et de liberté pour apprécier Fable sous son véritable jour. Puisqu’on ne peut pas s’y perdre, puisque tout est mis en oeuvre pour que l’on s’y sente comme un poisson dans l’eau, Fable fait l’effet d’un jouet luxueux, d’un laboratoire où le joueur à tout loisir d’observer les conséquences de ses actions sur son personnage et son univers. La possibilité de se marier, d’acheter certains bâtiments ou de saouler la donzelle pour mieux la mettre dans son lit ne va pas plus loin que le simple gimmick. Mais c’est ce souci du geste gratuit qui rend le jeu attachant. En plus de sa réputation, les choix cosmétiques du joueur sur son avatar ont une influence directe sur les PNJs. De nombreux tatouages et uniformes sont disponibles pour inspirer la crainte ou la confiance. Les scènes de liesse ou de terreur qui accompagnent l’arrivée de notre héros en ville, le titre de notre personnage que scande la plèbe avec ferveur (ou moquerie), sont autant de détails qui concourent à rendre l’aventure agréable. C’est sans doute dans ce dialogue permanent entre son système et son environnement que le titre finit par convaincre.

Une légende du milieu voudrait que Molyneux lance des conférences de presse en début de développement pour une raison bien précise. A chaque fois qu’un journaliste lève le doigt pour demander si telle ou telle fonction sera présente dans le jeu, celui-ci répond « oui »… avant de l’ajouter au cahier des charges. Si cette histoire contient un fond de vérité, il n’est guère surprenant que le directeur de Lionhead fasse aujourd’hui les frais d’un retour de flammes. Andromède enchaînée à ses promesses, Fable finira peut-être dépecé, dévoré sans autre forme de procès par une mémoire collective qui ne saurait se satisfaire d’un échec, fut-il relatif. Qui es-tu Fable ? Un martyr brûlé sur l’autel de leurs ambitions, une victime du PR-ing sous cocaïne, le dernier coup d’un businessman roublard, une fusion bancale entre Zelda et les Sims ?… La question reste en suspens. Beaucoup l’ont apprécié. Les plus hâtifs sont déjà passés à autre chose, rangeant méticuleusement la petite fiche dans le premier tiroir du dernier casier de leur culture vidéoludique. D’autres traînent la patte, par trop attachés au charme bucolique et naïf d’Albion.. Restent quelques entêtés sur les forums Lionhead, pour qui le débat continue. « Peter, je voudrais vous poser une question, même si je me doute bien que vous ne la lirez pas. N’est-ce pas vous qui annonciez Fable comme « le plus grand RPG de tous les temps ? » Alors pourquoi avoir lancé de telles promesses si vous les saviez irréalisables ? ». Mais Peter n’est pas là. Peter a disparu et la machine tourne à vide. On ne sait plus trop quoi penser.

Alors résumons : comme Shenmue en son temps, Fable est un Aleph critique qui contient en lui toutes les notes possibles, chacune d’entre elles également défendable pour peu que notre regard dévie de quelques centimètres. Reste qu’après avoir parcouru patiemment les profondeurs du titre, on ne peux qu’éprouver un sentiment de déception. Est-ce à dire que le jeu est mauvais ? Du tout, il tient même sans peine la dragée haute à ses concurrents sur Xbox. C’est ce qu’en retiendra sans doute le joueur magnanime capable de s’adonner au titre en toute fraîcheur, sans égard à sa position dans le contexte actuel. Il est pourtant probable que sa résonance particulière, sa dimension tragique, échappe à ceux qui n’ont pas suivi et rêvé, de concert avec Big Blue Box, ce qu’aurait pu, ce qu’aurait dû représenter Fable pour cette génération de joueurs.