L’un des grands tours de force du jeu vidéo est de faire de la manette une prolongation du corps. Tel un pianiste virtuose, on appuie instinctivement sur la touche « Y »ou « X » au bon moment. Les gameplays se télescopent d’un jeu à l’autre, se réadaptant, s’épurant ou se copiant, reliant ainsi les jeux entre eux, une amélioration chez l’un étant prise en compte chez l’autre. C’est comme ça qu’on finit par s’y retrouver et que nos réflexes, après un léger réglage, sont conservés. Cette connexion invisible entre le jeu et le corps a déjà été visée par les programmateurs, à commencer par Nintendo et le capteur de mouvement de la Wii. Mais après tant d’années les habitudes des joueurs ne sont pas faciles à bouleverser.

Initiépar le réalisateur libanais Josef Fares et le studio suédois Starbreeze, Brothers, titre discret du Summer of Arcade, prend à rebrousse poil cette immersion corporelle propre au jeu vidéo. Jusqu’à maintenant, dans la plupart des jeux, tous les gestes étaient dédiés au parcours et à l’action d’un personnage. Avec Brothers les mains ne font plus corps avec la manette, chacune se voyant manipuler un personnage différent : deux frères, l’aîné à gauche et le cadet à droite. À la différence d’un Mario & Luigi qui sur un concept a priori similaire utilise deux boutons pour distinguer ses héros, Brothers va plus loin en dédiant un stick analogique à chacun (associé à un simple bouton pour toutes les actions). L’idée peut paraître simple mais dompter simultanément les deux frangins est le seul vrai challenge du jeu qui renvoie à la difficulté de vivre avec « l’autre », de s’associer à lui. Pas que cette maniabilité soit insurmontable mais elle est, à dessein, inassimilable et rejette toute symbiose. Voilà pourquoi le jeu est court (4 ou 5 heures à peine) et très linéaire, alternant des énigmes et des phases de plate-forme peu corsées bien qu’assez inventives. Ce gameplay à la fois simpliste et déroutant prend le risque d’être incompris ou de déplaire, mais le considérer comme une faiblesse serait passer à côté de ce qui en fait sa profonde beauté. Cette dissociation permanente des deux mains, la disharmonie de leur action respective, rend terriblement concrète l’altérité qui est le centre de gravité du jeu. On ne s’identifie pas à ici un avatar, mais au lien qui unit les deux héros. Un lien fraternel aussi fort, insondable, étrange et vital que celui qui connecte une main droite à une main gauche.

La force émotionnelle de ce lien prend tout son sens au sein du récit dont le postulat initial est assez basique : deux frères doivent traverser une contrée féerique pour trouver et ramener un élixir de vie capable de guérir leur père malade. Embarqués dans ce qu’on devine rapidement être une quête initiatique, les deux garçons doivent donc composer l’un avec l’autre et unir leurs capacités distinctes. Le début, plutôt bon enfant, permet de dévoiler le tempérament et les aptitudes de chacun grâce aux interactions avec les différents PNJ avant que, sortis de leur village, un monde inconnu et hostile ne s’ouvre àeux. Les gamins découvrent émerveillés et effrayés cet univers visiblement déjàmarqué par une histoire, laissant le sentiment de débarquer après l’action, de traverser les stigmates d’un récit qui a été vécu, de se trouver soudain dans les décors abandonnés d’un jeu vidéo terminé, telle cette Pompéi de glace. Ce sont par ces « traces » restantes que les deux frères appréhendent le monde et ce que la vie leur réserve. D’obstacle en obstacle, ils comprennent progressivement que leur lien devient la seule chose précieuse, leur seul « super-pouvoir ». Leur parcours est notamment fait de rencontres (ils croisent trolls, griffons, géants etc.) grâce auxquelles ils apprennent la nécessitéde l’entraide et se prennent au jeu de l’héroïsme, avant que ce jeu ne se retourne impitoyablement contre eux. C’est làque la puissance du titre de Starbreeze se révèle, quand il ne renonce à aucune cruauté, que cette dernière, allant crescendo, est la seule morale restante d’une existence implacable, jusqu’au final déchirant renvoyant le jeu vidéo à sa fonction cathartique. Car Brothers se dispense d’action àmesure qu’il laisse s’installer un malaise profond et existentiel qu’il faut affronter : l’angoisse de la perte.