En attendant la traduction de son biblique « Traité sur la violence », on découvre avec « Pourquoi êtes-vous pauvres » une nouvelle facette de William T. Vollmann : celle de l’essayiste-polémiste sulfureux. Bonne pioche : cette enquête est un joyau de compassion, dans une tradition qui remonte aux écrits de la Grande Dépression.

William T. Vollmann occupe une place à part dans la littérature de son pays : voilà un Américain notoirement intéressé par le monde et doué, comme il l’écrit lui-même, d’une « inclinaison capricieuse à voir le bien dans des modes de vie autres » ; un homme qui juge ses compatriotes avec un mélange de colère et de compassion ; un observateur qui sait, loin de toute sentimentalité, exposer l’injustice ; un auteur, enfin, dont l’oeuvre protéiforme et monumentale reste étonnamment cohérente, qui préfère réduire ses avances plutôt que de raccourcir ses livres et qui continue, malgré la reconnaissance dont il fait l’objet, à se frotter aux bas-fonds du monde comme peu de ses contemporains en sont capables. Son dernier livre, Riding toward everywhere, relate son expérience de voyageur clandestin à bord des wagons de marchandises du réseau ferroviaire américain, avec une dénonciation en bonne et due forme de l’Amérique contemporaine : « A l’école, j’étais plutôt versé dans la passivité et mes pulsions négatives étaient tournées vers l’intérieur. Mais aujourd’hui, j’enrage quand je regarde autour de moi et que je vois ce que mon pays est devenu, cette Amérique de moins en moins américaine ». On connaît, grâce aux traductions, le Vollmann romancier, celui des fictions historiques sur le totalitarisme (Central Europe) ou sur la colonisation de l’Amérique (le cycle Seven dreams) ; de son travail d’essayiste, en revanche, on n’avait eu jusqu’ici qu’un modeste aperçu (Décentrer la Terre, son essai sur Copernic), alors qu’il est essentiel pour comprendre l’œuvre, dont il constitue d’ailleurs une part de plus en plus importante.

La méthode Vollmann

Depuis Central Europe, Vollmann s’est attaché à achever plusieurs de ces grands projets situés loin de la fiction (même si « l’expérience », au sens large, reste un élément fondamental de son travail de romancier : Les Fusils, par exemple, son roman sur le Pôle Nord, contient plusieurs passages clairement autobiographiques). Imperial, son prochain livre, prévu pour le printemps 2009 et auquel il travaille depuis plus de quinze ans, est une Histoire en 1 300 pages de la frontière américano-mexicaine à travers le cas d’Imperial County, un comté de Californie où la patrouille US « joue au chat et à la souris avec les Mexicains ». Finalement, ces projets non-fictionnels situés à la frontière entre journalisme, polémique et travel-writing sont comme la colonne vertébrale de l’oeuvre de Vollmann, une oeuvre qui se distingue par son approche à la fois universelle et profondément intime. La matrice d’une bonne partie de ses livres réside ainsi dans la possibilité de s’affranchir de la culpabilité pour se rapprocher de l’Autre. Leur obsession est de comprendre et de dire, sans jamais juger : « J’écris pour me faire plaisir », déclare-t-il dans Pourquoi êtes-vous pauvres, « non parce que je suis égoïste, mais parce que le monde ne me doit rien ; et que l’idée de capter un marché me révulse. Si tu aimes ce que j’ai écrit, merci ; sinon, sans rancune ». Sans rancune, sans excès de pitié et sans pathos, Pourquoi êtes-vous pauvres est un livre au projet simplissime (aller à la rencontre des pauvres), rempli de questions urgentes dont beaucoup restent sans réponse. Un texte exemplaire de la maîtrise avec laquelle cet écrivain se défie de toute facilité, s’accommode des genres (le pamphlet, l’étude sociale, le traité d’économie politique) et se les approprie pour les transformer en matière éminemment contemporaine. Un bon moyen, en somme, de se familiariser avec la « méthode Vollmann ». Marié et père d’une fille de 6 ans, Vollmann n’est plus tout jeune (il a 49 ans) ; il a par ailleurs été victime d’une série d’attaques qui lui ont fait perdre une partie de sa mémoire visuelle. Mais il continue malgré tout de pagayer sur des rivières empoisonnées, de parcourir le Kazakhstan en plein hiver ou de monter dans les box-cars de la compagnie Amtrak parce que « les paysages sont magnifiques vu d’un wagon de marchandises ». Persuadé de pouvoir faire le bien en écrivant, il croit qu’il est juste de dire tout haut ce que l’on pense, et met cette foi en pratique avec l’acharnement d’une bête de somme. Comme il l’explique lui-même cependant, Pourquoi êtes-vous pauvres a été écrit dans un esprit différent de Rising up and rising down, son étude-fleuve sur la violence (3 300 pages, en 7 volumes sous coffret), dont Tristram publiera une traduction abrégée l’année prochaine : « Je peux à juste titre affirmer que j’ai étudié, vu, et parfois même été victime de la violence. Je ne peux prétendre avoir été pauvre ».

Huit dimensions de la pauvreté

De fait, Vollmann ne se leurre pas sur les connaissances accumulées au contact de ceux à qui son livre est consacré : prenant ses lecteurs à témoin, il reconnaît tout haut son ignorance, déplore l’impossibilité matérielle de vérifier ses sources et, souvent, tente le sort en se mettant en danger pour obtenir l’information qui lui manque, comblant le manque de rigueur scientifique de sa méthode par une ardeur à toute épreuve et les faiblesses de son raisonnement par une conscience aigüe des problèmes, une honnêteté brusque et jamais feinte. « Steinbeck a fait des recherches, explique-t-il en introduction. C’est pour cela que Les Raisins de la colère n’est pas seulement universel, comme tout débordement émotionnel peut l’être, mais aussi exact ». Comparé à ses autres ouvrages, Pourquoi êtes-vous pauvres est, malgré ses 420 pages, un livre plutôt concis. Il offre, photos à l’appui, des « instantanés » d’existences vouées à « la difformité, l’invisibilité, le rejet, la dépendance, la vulnérabilité, la douleur, l’indifférence et l’aliénation », les huit « dimensions de la pauvreté » qu’identifie Vollmann pour justifier son choix des pauvres auxquels il pose, à chaque fois, la même question : « Pourquoi certaines personnes sont-elles pauvres et d’autres riches ? ». La plupart répondent par besoin de témoigner ou, peut-être, par défi. Au bout du compte, les témoignages glanés par Vollmann deviennent, sous sa plume désenchantée, autant d’hommages à la ténacité des hommes, à leurs choix bridés, parfois insignifiants mais toujours respectables. « Pourquoi y a-t-il des gens riches et d’autres pauvres ? », demande-t-il à un sans-abris japonais en 2005. Et il s’entend répondre : « L’argent va où il a envie d’aller ».

Pourquoi êtes-vous pauvres ?, de William T. Vollmann
(Actes Sud)

(Re)lire notre entretien fleuve avec l’auteur (septembre 2004)