Artistes conceptuels, chanteurs situationnistes, meilleur groupe de rock post-moderne du monde ? Le duo Ween revient avec un vrai-faux album de fête, « La Cucaracha », nous révélant encore une fois l’envers du décor du grand cirque de la pop culture. Rencontre.

Ween (combinaison des mots « Wuss » et « Penis ») est un groupe de rock alternatif fondé en 1984 à New Hope, Pennsylvanie, par Aaron Freeman (rebaptisé Gene Ween) et Mickey Melchiondo (Dean Ween) lorsqu’ils étaient encore lycéens. Après vingt-trois ans de carrière, dix albums « officiels » et des milliers d’heures d’enregistrements, les deux adorateurs du Boognish (le démon grimaçant et couronné qui leur sert de logo) ont une cohorte de milliers de fans fidèles aux Etats-Unis mais font seulement figure de simple curiosité en France – sans doute parce que les Français comprennent très mal la langue anglaise. Pourtant, Ween est un des groupes les plus importants du monde. Voici pourquoi.

Tout est dans Ween

D’abord, sachez que tout est dans Ween et Ween est dans tout. Un amateur de musique pop pourrait très bien n’écouter que du Ween. La particularité du duo est de pouvoir tout jouer, et donc de tout jouer. Des premiers enregistrements lo-fi dans les 90’s (God Ween Satan, The Pod, Pure gueva) jusqu’aux récents albums plus confidentiels (Quebec, Shinola, La Cucaracha), en passant par les grandes épopées pop sur la major Elektra (Chocolate and cheese, The Mollusk, White Pepper), à l’exception d’un album enregistré en 1996 à Nashville et exclusivement composé de chansons country (12 golden country greats, qui ne comporte en fait que 10 titres), Gene et Dean Ween ont rendu hommage, pastiché, réinterprété, revisité ou tout simplement refait tous les plus célèbres songwriters pop de l’après-guerre : Prince, Bowie, George Harrison, Paul McCartney, Motorhead, Phil Collins, parmi tant d’autres. Jouant avec virtuosité de tous les genres musicaux (pour des concerts qui peuvent durer jusque trois heures de temps), pop, rock, métal, reggae, samba, jazz, folk, funk, blues, chansons de marins, new-wave, Ween sait tout jouer. Gene Ween, joint par téléphone : « Il faut de toutes les couleurs dans le homo-rainbow ». Quelque part entre les Rutles (le groupe des Monty Python qui pastichait les Beatles), Spinal Tap ou les Residents, Ween est le groupe post-moderne ultime, qui synthétise toute notre culture pop, mieux que les Beatles – car les Beatles sont morts -, mieux que Beck, copiste scientologue. Car les frères Ween, plutôt situationnistes humanistes, sans mauvaise conscience ni ressentiment, font en sorte que leurs reproductions soient souvent mieux que les originaux (de meilleure chansons, de meilleures interprétations, de meilleures idées), et les condamnent au néant, en les synthétisant, en les résumant et en les ramassant en une seule pièce parfaite. La pop music semble condamnée à n’être qu’un ensemble de brouillons dont Ween tirera les versions définitives. Ainsi, après le It’s gonna be a long night de Ween, toute autre chanson de Motorhead semblait être devenue la répétition du détournement de Ween, ou « le plagiat par anticipation » du morceau de Ween, forcément meilleur. Ainsi les disques de Prince sont-il devenus moins bons depuis Chocolate and cheese. Comme si Gene et Dean, vampires-incubes paillards et rigolards sous l’influence de leur dieu Boognish, avaient vidé de son sang et de son âme le petit Roger Nelson pendant son sommeil, devenu livide pantin désarticulé. Toute la discographie de Ween est ainsi à entendre comme une entreprise anarchiste – et salvatrice – de dévitalisation de la pop culture. Et le meilleur exemple en est l’album White pepper : dérobant son poivre au Sergeant Pepper des Beatles, Ween l’affadissent, le blanchissent, l’essorent, et lui enlèvent volontairement tout son piquant, pour nous révéler la vérité derrière les apparences, l’imposture que constitue la culture de masse (processus identificatoires, vampirisme, idolâtrie), le néant qu’elle recèle.
Faiseurs de honte

Car les frères Ween ne se contentent pas de juste mieux reprendre des formes éprouvées, ils produisent aussi dans leurs réinterprétations des commentaires sur la musique pop, par l’exagération et la dérision : ainsi le pied de batterie énorme sur leur dernier titre reggae, The Fruit man ; ainsi l’utilisation outrancière de l’auto-tune (programme qui permet d’ajuster les voix à la bonne tonalité sur Protools) sur Spirit walker, qui renvoie Cher, Madonna et Mercury Rev dans l’espace infini où personne ne les entend chanter. L’exagération des effets est une manière ici de dénoncer la prééminence des moyens sur les fins dans la pop, et la plupart des chansons de Ween relèvent de tels questionnements politiques, éthiques, qui mettent à l’épreuve la manière de vivre et de penser, la moralité de leurs auditeurs. Selon Aaron, « ce que nous essayons de faire avec la musique, c’est de sortir les hommes de la boue. Je vois tellement de transparence, de faiblesse, de consumérisme aveugle dans la société d’aujourd’hui… La règle de Ween, c’est : nous allons vous tester. Nous essayons toujours d’isoler les gens et s’ils ne sont pas cools, ou « politiquement corrects », nous essayons de trouver leurs faiblesses et de les exploiter, pour le bénéfice du monde. Notre chanson Shamemaker (« When I feel ashamed / It makes me so scared/ It makes me want to hurt you / Shame makers ») est souvent très mal reçue, les gens nous disent : « Oh, mon Dieu, je ne peux pas supporter ça ». Et on leur répond : « Ok, n’écoute pas, vas donc essayer de sauver les ours polaires ». Si tu n’es pas capable d’écouter Ween, on ne veut pas de toi ».

Caractère destructif

Le merveilleux second degré de Ween passe évidemment par les paroles des chansons, qui se permettent toute les licences « explicites », comme You fucked up sur God Ween Satan, écrit en l’honneur de la belle mère de Aaron (« You fucked up / You bitch / You fuckin’ nazi whore »), ou With My Bare Hands, sur La Cucaracha (« She’s gonna be my cock professor / Studying my dick / She’s gonna get her masters degree / In fuckin’ me »). Et si certaines âmes sensibles ont vus dans les lyrics de Ween de la violence, de la vulgarité ou du racisme (comme un acteur parfait, Gene Ween peut chanter avec une multitude de styles différents : l’accent irlandais, noir-américain, jamaïcain, porto-ricain, etc.), ils ont le même rôle cathartique et exultant que chez les frères Farrelly, South Park ou Andy Kaufman. « Notre influence principale est Randy Newman, qui a fait toute sa carrière avec des chansons comme Rednecks, qui parle de « smart ass new-york jews » de « niggers » ou de « redneck jews ». Il n’était pas raciste mais il essayait juste de voir à quel point votre peau était fine et si vous étiez capable d’écouter son message. Si vous n’aviez pas la sagesse de supporter tout ça, alors vous ne pouviez pas apprécier son art. De la même manière, Ween n’est pas juste un groupe de blagues ». De fait, certaines personnes peuvent être sincèrement émues par des chansons de Ween, comme celle qui clôt La Cucaracha par exemple, Your Party, chanson de quadras rangés qui remercient leur hôte pour la fête (« We had the best time at your party / The wife and I thank you very much »), sur des soli du saxophoniste smooth David Sanborn. La party est finie, et ce pourrait tout aussi bien être également la fin du monde, se dit-on à l’écoute de cette parfaite bluette sentimentale. Il y aurait tout un livre à écrire sur Ween et la place nous manque. Disons qu’ils sont de géniaux songwriters, de gentils vampires, de vrais amis. Enfin des caractères destructifs, qui font le vide, qui font de la place, pour que naisse une nouvelle aurore. Vive Ween.

Par (avec Pacôme Thiellement)

Ween – La Cucaracha
(Schnitzel / Chocodog / Pias)