Organisée avec le soutien du Miles Davis Properties, l’exposition de la Cité de la Musique (Paris – jusqu’au 17 janvier 2010) propose de retracer le parcours musical et personnel de Miles Davis, de la ville de son enfance, East St-Louis, jusqu’au concert rétrospectif qu’il donna sur le site même de La Villette à Paris, à quelques semaines seulement de sa disparition. Visite guidée.

Les expositions sur la musique ont toujours quelque chose de frustrant. Avec leurs vitrines pleines de souvenirs inanimés, leurs parcours de voyage organisé, leurs foules anonymes qui se pressent d’une salle à l’autre, elles sont le plus souvent l’exacte antithèse de la nature profondément intime – ou, au contraire, absolument fusionnelle – de l’expérience musicale : la promiscuité, l’exiguïté des espaces, la pression du nombre et du temps, tout concourt à empêcher l’esprit du visiteur de s’abandonner, de vagabonder vraiment, comme il sied à l’écoute de tout bon morceau de musique. Et puis, comment organiser la juxtaposition de sons différents, comment les donner à entendre sans tomber dans la cacophonie ou dans la succession de cabines individuelles transformant l’exposition en triste peep-show sonique ?

Sur ce plan, We want Miles, l’hommage à Miles Davis qu’organise actuellement la Cité de la Musique, offre à ses visiteurs un dispositif plus réussi que l’accumulation statique d’objets qui formait l’essentiel de l’exposition Le Siècle du Jazz du printemps dernier au Quai Branly : organisée en grandes séquences chronologiques, chacune associée à une étape de l’évolution musicale du trompettiste d’East Saint-Louis, l’exposition est jalonnée d’alvéoles (les « sourdines ») remplies de souvenirs où l’on peut s’arrêter pour savourer à quelques uns des extraits de ses grands albums (Kind of blue ou Bitches brew), et de part et d’autre de chaque vitrine plusieurs points d’écoute individuels, sur lesquels on se branche avec le casque de son iPod, permettent d’écouter un morceau moins connu ou le son de l’un des nombreux documents vidéo rassemblés pour l’occasion.

Au sous-sol, consacré aux années 1969-1991, des projections sur grand écran tentent même de recréer l’atmosphère de deux de ses plus célèbres concerts : son incroyable prestation au festival de l’ile de Wight, en juillet 1970, où, attisée par ses jeunes loups électriques (Chick Corea, Dave Holland, Keith Jarrett) et les étonnants bidules du percussionniste brésilien Airto Moreira, sa musique surchauffée accompagna la descente du crépuscule sur la foule (cette prestation figure en intégralité sur l’excellent DVD Miles electric sorti en 2004 par Naïve Vision) ; et son concert rétrospectif de la Villette, en juillet 1991, quelques semaines avant sa mort, dont la captation vidéo est projetée dans une petite salle circulaire à laquelle on accède par un étroit couloir fermé par une porte, tout au bout de l’exposition – un petit temple païen où l’on peut communier en musique au souvenir du Dark Magus.

Mais, bien sûr, c’est toute l’exposition qui est dominée par la gigantesque figure de Miles Davis, dont la stature de dandy prométhéen se transmute d’une salle à l’autre, du demi-sel bop des années 40 au spectre arachnéen de la Villette 1991, au terme d’une trajectoire jalonnée de chefs-d’oeuvre, de scandales et de révolutions. We Want Miles esquisse ainsi le portrait d’un Picasso du Jazz qui pensa sa vie et son œuvre en une série de , calculant chacun de ses changements – de vêtement, de femme ou de musique – avec la rigueur intuitive du joueur d’échecs. Et la rage de l’homme Noir du XXe siècle, dont il incarna tous les paradoxes, entre fierté, colère et haine de soi.

Et c’est ce qui fait que sa vie et son oeuvre se prêtent finalement si bien à l’exercice muséographique : parce qu’elles furent aussi visuelles que musicales. Chez lui, rien n’est le fruit du hasard. Ses voitures, ses fringues, ses cheveux, ses fréquentations, sa manière de parler, de marcher, de jouer – tout est pensé, pesé, cohérent. Même lorsque cela paraît extravagant. Surtout lorsque cela paraît extravagant : on retrouve chez lui, de manière tout à fait assumée, l’exhibitionnisme somptuaire du maquereau à la Iceberg Slim, cette manière de mettre en scène par l’outrance sa réussite – et sa virilité d’Homme Noir. Miles et sa Ferrari, Miles dans sa penderie funky, Miles et ses costumes de cuir – autant d’images qui frappent tout au long de l’exposition, et que Miles Davis conçut exactement pour cela : pour frapper le bourgeois, le bon goût, les gardiens du temple, les Blancs, et attirer à lui la jeunesse, cette armée anonyme et sauvage dont il avait observé fasciné l’avènement entre le début et la fin de la décennie 1960, au mitan de sa propre carrière.

En plaçant la césure entre ses deux étages autour de 1969, lorsque Miles prit son célèbre virage rock, l’exposition semble se calquer sur ces puristes du jazz qui ne jurent que par le Miles d’avant Bitches brew, et rejettent tout ce qui s’en suivit – à leurs yeux l’obscène dérive commerciale d’un artiste vieillissant obsédé par son âge, son statut et son portefeuille (comme semblent en attester les grotesques publicités pour Aquavit que Miles tourna vers 1985, que l’on peut découvrir sur l’un des nombreux écrans de l’avant-dernière salle, et qui évoquent irrésistiblement ce spot pour le whisky Suntory auquel Bill Murray prête machinalement son aura de sous-Mitchum sur le retour dans Lost in translation).

A ces puristes sourcilleux, la première partie de l’exposition offrira une relecture très équilibrée entre évocation musicale et contextualisation historique des grandes heures de la carrière « classique » de Miles Davis, des orchestres de Saint-Louis au quintet électrique des années 1967-69. Même si certaines pièces sont attendues (ainsi, les acheteurs du coffret Kind of blue spécial 50e anniversaire sorti au début de cette année retrouveront dans l’alvéole consacrée à cet album les originaux de bon nombre des documents qui y étaient reproduits), le parcours est fluide et didactique, des photographies sépia de l’album de famille des Davis jusqu’aux couvertures de la presse musicale mondiale.

La scène Swing du Saint-Louis de l’entre-deux-guerres est recréée par un très émouvant mur de photos d’orchestres de l’époque. Les boppers irradient de classe canaille dans leurs costumes à rayures de wise guys jazzy (voir cette photo de Miles aux côtés de Coleman Hawkins sur la scène du Three Deuces en 1947, chevelure ondulante et costume large sous lequel on ne serait pas surpris de deviner la bosse d’un Browning). Un article de Downbeat de 1950 sur la « Dope menace » qui grandit et un magnifique portrait noir et blanc du trompettiste recroquevillé les bras croisés suffisent à évoquer sa brève descente dans l’héroïne. Une descente qui n’empêchera pas les disques signés Miles Davis de s’enchaîner, et les motifs récurrents de leurs pochettes réunies les unes à côté des autres permettent de voir les périodes se dessiner sur les murs de l’exposition, entre les nombreuses images qui confirment, si besoin était, l’extraordinaire photogénie du Jazz de cette époque. D’album en album, de tournée en tournée, on voit ainsi petit à petit se construire le mythe Miles Davis, qui était déjà suffisamment célèbre en 1957 pour intéresser les caméras de la télévision française – ne pas rater ces quelques images retrouvées du musicien à 31 ans, brûlant d’intensité dans la pénombre du studio où il improvise en direct la bande originale d’Ascenseur pour l’échafaud, sous les yeux de Louis Malle.

Mais, après cette première partie cool et majestueuse, la deuxième partie de l’exposition n’est pas moins fascinante. Précisément parce qu’elle porte sur des périodes qui ont longtemps été incomprises et méprisées – pour des raisons d’ailleurs diamétralement opposées (Miles Davis étant tour à tour accusé de se vendre à l’industrie, et de faire une musique inaudible). Les six années de braise 1969-1975 durant lesquelles le trompettiste s’immergea dans un magma incandescent agité de secousses rock et funk sont magnifiquement recréées à travers les œuvres originales des artistes qui signèrent à l’époque les pochettes de ses disques (les peintures du Live / Evil, des esquisses de Corky McCoy pour les pochettes de On the corner et de Water babies), et les deux alvéoles dédiées à Bitches brew et On the corner (où l’on devine, à travers la sélection de notes de la production, l’intensité presque sectaire que Miles faisait régner sur son groupe). On s’arrêtera également sur la bande annonce du film de William Clayton sur le boxeur Jack Johnson, d’où sont tirées les quelques phrases qui concluent l’album éponyme de Miles Davis, et qui donnent encore plus envie de découvrir enfin cette œuvre invisible depuis plus de 30 ans – une projection en musique en est prévue le 31 octobre à 20 heures, dans le cadre de l’exposition (Jack Johnson, le disque, lui, a été réhabilité il y a six ans avec la sortie du coffret en cinq CDs des sessions à partir desquelles il a été recomposé par Teo Macero).

Après un passage dans un petit couloir obscur au son de He loved him madly, son hommage à Duke Ellington, le visiteur se retrouve ensuite projeté dans l’univers clinquant et provocateur du Miles des années 1980. Enormes photos d’Anton Corbijn et d’Irving Penn, costumes géométriques et bariolés, défilés de mode, télévisions partout, c’est l’époque du Miles superstar, du jazzman qui reprend Michael Jackson et Cindy Lauper, du people qui vend des scooters Honda et joue dans Miami vice. Dix années mirobolantes que personne ne songerait à placer au sommet de son œuvre, mais dont l’exposition parvient à rendre le côté profondément baroque, entre show-biz, maladie et paranoïa, avec même une poignée d’authentiques réussites musicales – tel le presque clandestin Aura que Miles enregistra au Danemark en 1985.

Au milieu de ce bric-à-brac branché, il faut absolument écouter les interviews télévisées de Miles que l’on peut découvrir tout autour de la salle – de véritables morceaux d’anthologie où, de sa voix croassante de gargouille ébène, il parle comme un oracle, tout en symboles et en non-dits, et semble toujours sur le point de vitrifier ses interlocuteurs d’un trait de foudre. Plus que dans aucune autre de ses périodes, ces apparitions télévisées très théâtrales nous font ressentir presque physiquement l’incroyable volonté de puissance qui habitait encore Miles Davis. Qui l’habitait même plus que jamais. Prince of darkness jusqu’au bout, il traversa en effet la décennie 1980 comme sur cette grande photo en noir et blanc reproduite sur un des murs de l’exposition : seul à l’arrière de sa Rolls. Seul avec son mythe, avec son histoire, avec son Œuvre, avec cette aura irréelle de celui qui pouvait dire, avec un orgueil à la mesure de l’énormité de cette affirmation au demeurant parfaitement juste : « j’ai changé la musique quatre ou cinq fois ».

Quatre ou cinq fois, oui : lorsqu’il enregistra ces sessions en nonette dont Capitol fera en 1954 l’acte de naissance du Cool, lorsqu’il décida de passer au modal à la fin des années 1950, ou à l’électricité à la décennie suivante, lorsqu’il se réappropriera le rock avec Bitches brew (dont le simple titre sema la panique à Columbia lorsque Miles le proposa, comme en atteste un mémo ironiquement laconique de Teo Macero adressé à la direction du label et présenté dans l’exposition : « Miles a appelé pour annoncer que l’album s’intitulerait Brouet de salopes. Envoyez instructions [Please advise] »), lorsqu’il s’enfoncera avec son groupe dans un impénétrable maquis de groove vaudou sur ces doubles live aux titres ésotériques, Dark Magus, Agharta, Pangea. Et peut-être l’aurait-il fait une ou deux fois encore si, lors de son grand retour en 1981, il avait alors trouvé un « passeur » capable de lui donner accès aux vraies musiques de son époque – Run DMC, plutôt que Cindy Lauper, Sonic Youth plutôt que Toto -, qui lui aurait enseigné le rap ou le noise comme la magnétique et talentueuse Betty Mabry lui enseigna le rock et le funk à la fin des années 1960.

Mais ce qui frappe le plus, une fois arrivé au terme de ce voyage où, en marchant sur les traces de Miles Dewey Davis, on aura traversé tant de périodes et tant de sons différents, où on l’aura vu revêtir tant de masques et de costumes, c’est précisément la constance chez lui de certains traits. Sa passion de créer. Sa volonté d’airain. Sa colère. Cette individualité radicale et libre qui lui faisait tracer son chemin droit devant lui, sur des terres où il était bien souvent le premier à pénétrer, et qu’il investissait franchement, totalement, parce qu’il en avait décidé ainsi. Et tant pis pour ceux que ça pouvait gêner.

So what semble-t-il lancer à ses détracteurs après chaque nouvelle rupture, pour reprendre le titre de la plus célèbre composition de son plus célèbre album, Kind of blue (qui est, encore aujourd’hui, le LP le plus vendu de l’histoire du Jazz). So what : je suis ce que je suis, je fais la musique que je veux, je vous emmerde, qu’est-ce que ça a de surprenant ? qu’est-ce que ça a de si choquant ? Alors, quoi ?

Une partie de la réponse à cette question se trouve dans cet assemblage de coupures de presse datées du 16 août 1959 que l’on découvre dans un recoin de l’exposition : « C’était une bavure policière. (…) Ils m’ont tapé sur la tête comme sur un tam-tam », déclare un Miles Davis ensanglanté après avoir été battu par trois policiers – blancs – aux portes du Birdland, où il venait de jouer. L’événement fera le tour de la planète, et marquera profondément le musicien, ravalé en quelques instants du statut de tête d’affiche de l’un des plus prestigieux club de Jazz du monde à celui de Négro à remettre à sa place comme il le faut, c’est-à-dire à grands coups de lattes dans la gueule. Il croyait être à New York, et soudain il était à Montgomery, Alabama. Douloureuse leçon, dont on entendra encore l’écho dix ans plus tard dans ces phrases définitives lancées par le comédien Brock Peters à la fin de l’album Jack Johnson (et extraites de la bande annonce du film) : « J’étais Noir ; ils ne me l’ont jamais fait oublier. J’étais Noir ; je ne le leur ai jamais fait oublier ».

Peut-on imaginer meilleur résumé de l’attitude que Miles Davis adopta toute sa vie à l’égard de sa couleur de peau ? Une attitude qui, vue de loin, peut sembler très ambivalente : contrairement à ses contemporains Max Roach ou Archie Shepp, par exemple, il n’a jamais mis sa musique au service d’une cause, fût-elle celle des Noirs d’Amérique ; et il est probablement le musicien noir américain qui a été le plus souvent accusé de trahir sa race (dès le début de sa carrière, du fait de son adhésion à un bop que détestaient les puristes du style New Orleans, jusqu’à sa toute fin, lorsqu’il se mit à flirter avec le rap). Sans parler de cette incroyable confession, qui constitue sans doute l’une des pièces les plus étonnantes et les plus émouvantes de l’exposition, cette réponse manuscrite qu’il fit à une enquête conduite au début des années 1960 par l’héritière et jazz aficionada Pannonica de Koenigswarter, Les Musiciens de jazz et leurs trois vœux, qu’il libella ainsi : « I want to be WHITE ! ».

Et en même temps, dans sa vie, dans son attitude, dans ses gestes et dans ses paroles, tout indiquait le contraire : son usage immodéré du terme « Whitey » dans ses relations avec les Blancs, sa fascination de plus en plus prononcée pour la jeunesse noire à mesure qu’il avançait en âge, son élégance canaille, directement inspirée des princes de la rue des ghettos d’Amérique, ses femmes (et la manière qu’il avait d’exhiber leur black beauty sur la pochette de ses disques), ses plaintes récurrentes auprès de ses maisons de disques sur les mauvais traitements et les discriminations dont il s’estimait victime, sa fascination pour la boxe et les boxeurs, ces héros précoces de la célébrité noire. Autant de signes qu’il adressait d’abord à sa communauté, sans d’ailleurs toujours être entendu, ou compris.

Car, en réalité, ce que Miles Davis voulait, ce n’était évidemment pas abandonner sa couleur de peau ; ni du reste la conserver. Il était noir, So what ? Non, ce qu’il voulait vraiment, c’était être au-delà des races, au-delà des styles, au-delà des modes, c’est-à-dire au-delà de toute catégorie qui l’enferme dans une identité qu’il n’aurait ni choisie, ni construite. Pas être blanc comme le visage et les mains de Chet Baker : être BLANC, comme une feuille de papier vierge. La feuille de papier vierge où il écrirait la nouvelle période de sa musique ; et de sa vie.

We want Miles au Musée de La Musique / Cité de La Musique
221, avenue Jean-Jaurès – Paris 19e
Renseignements : 01 44 84 44 84
Jusqu’au 17 janvier 2010
Du mardi au samedi de 12h00 à 18h00, nocturne le vendredi jusqu’à 22h00, le dimanche de 10h00 à 18h00
Ouverture exceptionnelle jusqu’à 20h les soirs de concerts des cycles « We want Miles »