Le 20 août 1972, dans l’enceinte du Coliseum de Los Angeles, Stax, le label d’Otis Redding et d’Isaac Hayes célébre devant 112 000 spectateurs l’anniversaire du soulèvement du ghetto de Watts, sept ans plus tôt. Mel Stuart en a fait un film, et un peu plus que cela. « Wattstax » ressort le 1er juin 2005 sur nos écrans, dans sa version originale restaurée invisible depuis 1973. Retour sur cet événement, film-clé de l’Amérique Noire des années 1970.

Ca n’aurait jamais dû être le point culminant de cette extraordinaire journée. Si tout s’était passé normalement, ça aurait dû être juste l’un de ses innombrables bons moments, pas plus. Mais les choses ne se sont pas passées normalement. Et même, avant de se muer à cet instant précis en extraordinaire apothéose funky, elles venaient juste de dérailler salement. Presque la fin de tout. Sauf que Rufus était là. Rufus Thomas. Le plus vieil adolescent du monde, comme il se faisait déjà appeler à l’époque ; assez justement, d’ailleurs, puisqu’il avait 55 ans, et que, à part « Pops » Staple (57 ans) et Albert King (49 ans), il pouvait être le père d’à peu près tous les artistes présents à l’affiche du concert – à commencer par le plus célèbre et le plus populaire d’entre eux, celui qui théoriquement était la véritable star du show, le premier artiste Noir à remporter un Oscar®, le Black Moses lui-même, M. Isaac Hayes.

Donc, Rufus était là. En petite veste rose et bermuda de la même couleur. Avec juste ses chansons débiles et syncopées, chacune (ou presque) appelée du nom de la danse débile et syncopée qu’elle avait servi à inventer : le Funky chicken. Le Funky penguin. Le Breakdown. Le Push & pull. Suffisant pour d’abord faire descendre une bonne partie du public sur la pelouse du Coliseum afin de danser tous ensemble sur ses rythmes endiablés, au pied de la scène ; puis, ensuite, pour faire remonter tout ce monde dans les gradins, par la seule force de son magnétisme de vétéran du R&B. Non sans qu’il ait, enfin, improvisé un extraordinaire numéro de duettiste avec un drôle d’ahuri barbu, amateur de kung-fu et armé d’un parapluie cassé. C’était le dimanche 20 août 1972, peu après 19h00, dans l’enceinte du Coliseum de Los Angeles. C’était à Wattstax, le Woodstock Noir du mégalomane et inspiré patron de Stax Records, Al Bell. C’était devant les caméras de Larry Clark, l’un des opérateurs du film éponyme de Mel Stuart qu’Al Bell avait financé pour rentabiliser davantage encore l’événement, en plus de deux doubles-albums remplis à ras bord. Voilà ce qu’on va raconter.

1. 112 000 spectateurs à 1 dollar – et un crazy Nigger en prime

Cette journée avait commencé par là où s’était achevé le festival de Woodstock -le modèle qu’avait cherché à imiter Al Bell dans ses rêves de tycoon R&B : par le Star spangled banner, l’hymne national américain. L’hymne de cette Amérique nixonienne qui envoyait ses fils les plus pauvres se faire trucider dans des rizières à l’autre bout du monde, pour une guerre dont plus personne ne comprenait vraiment les buts. Mais là où Jimi Hendrix, dans le petit matin du dernier jour du festival de Woodstock, avait enchevêtré les fils de fer barbelés de cette sombre réalité avec les cordes de sa guitare, pour recracher un maëlstrom d’accords agressifs sur son public apathique, Wattstax se contenta de présenter le spectacle d’une foule absolument indifférente à ces notes patriotiques, chantées par Kim Weston. Signe que le temps n’était plus à la contestation armée de la suprématie Blanche, à la façon des Panthères Noires orgueilleuses de 1967, mais à la construction plus pacifique, mais pas moins radicale, d’une contre-société communautaire, non plus contre le Blanc, mais sans lui. Et de fait, toute cette après-midi fut une gigantesque démonstration de la capacité d’auto-suffisance de la communauté Noire : pas un artiste Blanc à l’affiche -tout juste quelques techniciens moustachus et chevelus, à la mode de l’époque, qui passent de temps en temps à l’arrière-plan-, pas un policier Blanc pour tenir la foule -mais une pacifique milice désarmée conduite par Sweetback lui-même, Melvin van Peebles- et quasiment aucun Blanc dans le public, presque exclusivement composé d’habitants Noirs des environs -Watts, South Central, Compton…-, venus par dizaines de milliers célébrer le point culminant de cette septième édition du Watts Summer Festival, l’une des multiples initiatives culturelles qu’avaient suscité les émeutes de 1965 parmi les activistes et les artistes locaux.
Lorsque les artistes ce jour-là à l’affiche montaient sur la scène située au centre de la pelouse qu’utilisaient habituellement les Los Angeles Rams pour leurs matches de la NFL, c’est en effet un Coliseum aux travées entièrement remplies qu’ils découvraient, de part et d’autres des quinze arches surmontés d’un clocher stylisé qu’avaient rendus mondialement célèbres les photos des Jeux Olympiques de 1932. L’Histoire retiendra 112 000 personnes. Le plus grand festival de musique Noire, pour des Noirs et par des Noirs, de l’histoire des Etats-Unis. 112 000 personnes de tous les quartiers alentour et de toutes les classes sociales, qui avaient pu gagner ce temple du sport américain grâce au prix exceptionnellement bas des billets (1 dollar), éclatant manifeste politique autant qu’habile stratégie marketing (le succès populaire de l’événement devant permettre ensuite de se rembourser avec ses produits dérivés : films et disques). 112 000 personnes qui constituaient le plus vibrant des décors pour ce spectacle de sept heures tout entier à la gloire d’Al Bell et de « ses » artistes. 112 000 personnes qui étaient les véritables héros du film. Ou plutôt, qui devaient l’être. Car ce qui, décrit platement, semblait être la plus foireuse idée de scénario imaginable pour un film de concert, s’avéra être un véritable coup de génie, qui dédoubla Wattstax en précieux bloc de cinéma-vérité sur l’Amérique Noire du début des années 1970. Pour Mel Stuart et l’équipe de Stax qui assurait sa production, Wattstax ne pouvait pas, ne devait pas n’être qu’un enchaînement de performances live des artistes du label, entrecoupées de plans sur les hot pants des filles du public. La genèse du concert lui-même, au confluent entre le souvenir des émeutes de 1965 et celui de ces mythiques trois jours de paix, d’amour et de musique de l’été 1969 qui avaient inspirés Al Bell, exigeait au contraire que Wattstax, le film, dise un peu plus de choses. Sur ces 112 000 personnes, précisément ; sur leurs joies et leurs peines ; sur leurs histoires d’amour et leurs histoires de cul ; sur leurs emmerdes avec les flics, sur leur boulot, sur leurs petites histoires ; sur leur vie, quoi.

Alors Mel Stuart descendit avec ses caméras dans les rues de Watts, trouva quelques acteurs et actrices peu connues qu’il mit en situation, chez un coiffeur, dans la rue, assis sur les marches d’une maison, et auxquels il demanda simplement de parler de leur vie, de leur expérience d’homme Noir, ou de femme Noire, de leur fierté, de leur colère aussi. Jamais ils ne parlent de Stax, ni du festival, à peine de musique (quand ils le font, c’est avec sérieux, pour évoquer la force du blues ou le souvenir de leur découverte du gospel). Et pourtant, ce qu’ils disent tous et toutes a tout à voir avec la musique qu’on entend tout le long du film, parce que c’est de ça qu’elle parle, parce que c’est à ceux-là qu’elle parle. Mais, parce qu’il n’était pas question de faire de Wattstax un brûlot à la Sweet sweetback’s baad asssss song (dont Stax avait pourtant sorti la B.O. l’année précédente), ce cinéma-vérité n’allait pas jusqu’à évoquer directement les raisons profondes qui expliquaient que ce festival avait été organisé dans cette ville-là, à ce moment-là. C’est-à-dire les raisons pour lesquelles les rues de Watts s’étaient embrasées, sept ans plus tôt. Pour parler de ça -du harcèlement des flics racistes, du chômage qui dévorait votre vie de jeune homme Noir…-, il fallait trouver un dernier expédient acceptable. Qui, en l’occurrence, prit l’apparence surexcitée d’un comique de cabaret alors en pleine ascension médiatique, Richard Pryor. Et c’est peu dire qu’il crève littéralement l’écran, accoudé au bar d’un night-club obscur, dans son petit blouson de cuir, avec juste sa grande gueule pour accessoire. Dans un numéro de transformiste absolument délirant, il est tour à tour le pauv’ type du coin, martyrisé par la grosse conne de l’ANPE, le policier du LAPD en mal de bavure du samedi soir, le Blanc plein de fric à Vegas, et son homologue Noir plein de mimiques, et puis son père, et puis sa mère, et encore ce crazy Nigger qui s’baladait dans l’quartier en grand habit, plein de « Black is beautiful » à la bouche. Tout ça sans bouger de sa chaise ni changer de vêtement, par la seule puissance d’évocation de ce visage en mouvement perpétuel et de cette logorrhée absolument inarrêtable, remplie de fuck et de nigger. Trois ans plus tard, ce n’est finalement plus dans un petit film indépendant qu’il démontre toute l’étendue de sa fulgurance comique, mais dans l’émission la plus populaire du pays, le Saturday night live – l’Amérique ne rigolera plus jamais de la même manière.

2. I Am Somebody

En vérité, avec ce talent clownesque en totale liberté, Richard Pryor faisait bien plus que révolutionner l’art de faire rire aux Etats-Unis ; il parvenait également à représenter des traits ou des situations de la vie de sa communauté qui auraient été proprement immontrables autrement. Et qui, ici, grâce à lui, trouvaient leur place dans un film de divertissement. En fait, c’est l’Homme Noir de 1972 (et, à moindre titre, sa femme) sous toutes ses facettes que Wattstax cherchait à présenter au grand public. Un Homme Noir fier et triomphant qui, « même sans éducation », « même pauvre », « même à l’aide sociale », « était quelqu’un », comme le répétaient les 112 000 voix à l’unisson de la fameuse « litanie Noire » du Pasteur Jesse Jackson, qu’il reprit au micro au tout début de cette fantastique journée, toute entière placée sous le signe de l’expression de cette orgueilleuse individualité, dans les tribunes, sur la scène et, pendant quinze minutes de folie, sur la pelouse du Coliseum.
Du côté des artistes, chacun rivalisait d’imagination pour se faire remarquer et tenter d’imprimer sa marque sur l’événement, pour « être quelqu’un » pendant ces fameuses quinze minutes warholiennes. Quinze minutes qui durèrent près d’une heure pour Isaac Hayes, sur lequel se refermèrent le festival et le film de Mel Stuart, après un cérémonial digne du couronnement d’un roi. Ou plutôt, de son découronnement, célébré par celui-là même qui avait ouvert le concert, Jesse Jackson, qui accueillait l’entrée de la lourde limousine du Black Moses sur la piste du Coliseum par un « And now, please welcome a baad, baad… I can’t say it, I’m a preacher ! ». Alors que le soleil vient juste de se coucher, Isaac Hayes sort de sa voiture, capé, la tête recouverte d’un chapeau difforme que Jackson, dans l’une des séquences les plus intenses du film, lui retire lentement, d’une main, découvrant le crâne ovoïde du roi du jour. Lequel jette soudainement à terre sa cape, révélant l’invraisemblable gilet de chaînes dorées qu’il porte à même la peau, tandis que la wah-wah du Theme from Shaft électrise la foule. Il écarte les bras et salue le stade, vivante incarnation de l’Homme Noir libéré de ses chaînes, au point de pouvoir désormais les porter comme bijoux. « Who’s the black private dick who’s a sex machine to all the chicks ? » « SHAFT ! » crie l’écran du stade dans un plan de coupe, en reprenant la célèbre graphie polyédrique de l’affiche du film de Gordon Parks, Jr. Incroyable apothéose de ces sept heures de spectacle, que les spectateurs de 1973 ne verront pourtant pas, la MGM n’ayant pas cédé les droits d’utilisation de la chanson à Stax (mais que la version définitive restaure aujourd’hui dans toute sa grandiloquence funky).

Si tout dans l’organisation du concert avait été prévu pour arriver à ce moment, ce n’est pas sans angoisse qu’Isaac Hayes était monté sur la scène bâtie au centre du Coliseum : assis sur les gradins depuis parfois le matin, le public serait-il encore là pour l’applaudir ? Les dizaines d’autres artistes auxquels il était censé succéder ne risquaient-ils pas de vouloir lui voler la vedette ? Si, rapidement, il comprit que l’audience lui était tout acquise, il ne s’était pas trompé en revanche sur le deuxième point : les autres artistes avaient effectivement essayé de lui voler la vedette, en donnant pour la plupart d’exceptionnelles performances, depuis la force tranquille de Papa Staple et de ses filles reprenant Respect yourself au tout début de l’après-midi, jusqu’au roucoulement suave de Luther Ingram à l’intention de toutes les filles du public (If loving you is wrong, I don’t want to be right), juste avant la théâtrale arrivée du Black Moses. Mais ceux qui musicalement firent la plus forte impressions cet après-midi-là furent les Bar-Kays, l’ex-groupe d’Otis Redding aux trois-quarts décapité lors de l’accident d’avion de la star de Memphis, et qui s’étaient réinventés en épigones sudistes du Black Rock à la Sly Stone / Funkadelic. Manifestement décidés à tuer le père avant même qu’il ne paraisse, ces Fils de Shaft (titre de leur tube du moment) se présentèrent sur scène eux aussi recouverts de chaînes en or, dans d’incroyables costumes à la blancheur immaculée et à la coupe extravagante. La tête dans une perruque afro de la même couleur, leur saxophoniste les introduisit avec une solennité qui empruntait davantage aux accents lyriques de Jackson qu’à la fantaisie de leur accoutrement (« Freedom is a road seldom traveled by the mutlitude », rien que ça), tandis que leur chanteur, les yeux hallucinés, le front barré d’une improbable frange beatlesienne, s’approchait du micro pour crier ces vers nettement plus prosaïques : « I AM THE SON OF A BAAAD MOTHER ! ». Pendant neuf bonnes minutes, le groupe déchire alors son funk-rock électrique avec une frénésie dont l’énergie se fera encore sentir trente ans plus tard (Hey ya, Outkast !).

C’était trop. Galvanisés par Jesse Jackson, chauffés à blanc par les Bar-Kays, électrisés de se trouver ainsi réunis, par dizaines de milliers, dans ce stade légendaire, les spectateurs ne pouvaient pas se contenter de rester assis là, à manger des hot-dogs et à lever le poing de temps en temps, en simples observateurs. Ils devaient aussi participer, ils voulaient eux aussi « être quelqu’un », ici et maintenant, sur la pelouse du Coliseum.

3. Le coup de parapluie

Et c’est ainsi que, alors que Rufus Thomas était en pleine démonstration de Breakdown (« Break to the right, now break to the left »), une décharge électrique parcourut le stade. Ce que représente parfaitement l’accélération soudaine du montage des images du film : on se lève, les corps se déforment avec souplesse, cette fille là-bas se déhanche dans sa robe orange qui cache à peine sa culotte (de la même couleur), quelques-uns descendent au bas des gradins afin d’avoir plus de place pour esquisser leurs acrobatiques pas de danse. Et tout à coup, les gens arrachent les grillages, sautent au-dessus, investissent la pelouse. Rufus Thomas s’arrête de jouer, tourne autour de la scène, jette quelques coups d’oeil autour de lui – on sent hors champ le regard affolé des organisateurs, les techniciens qui se rapprochent les uns des autres, la panique qui gagne. Il regarde cette foule qui commence à envahir le terrain et dont l’enthousiasme désordonné est en train de détruire le rêve capitalo-communautaire des gens de Stax. Il les observe avec un regard d’une intensité qui tranche brutalement avec la bonhomie de ses pantomimes précédentes. Il n’est plus ce clown débonnaire en short rose. Il est un professionnel -ce professionnel du spectacle qu’il est depuis plus de trente ans qu’il anime les fêtes, les émissions de radio, les bals de la région de Memphis, quand il n’enregistre pas des tubes locaux de R&B, avec ou sans sa fille Carla.
Le reste est la démonstration de son professionnalisme. Un incroyable exemple de maintien de l’ordre par le funk. La première chose que fait Rufus Thomas, puisque les événements le dépassent, c’est de feindre d’en être l’organisateur, lorsqu’il invite la foule à se rapprocher de la scène, mais seulement à son commandement. Alors retentissent les premiers accords de son Funky chicken, et son visage perd la dureté qu’il venait de revêtir pour se muer en masque burlesque aux yeux exorbités, tandis qu’il caquète pour la foule. C’est le signal du départ. Des centaines de danseurs se précipitent, courent dans tous les sens, sautent, retombent les jambes écartées sur le gazon, et tous bientôt enchaînent les déhanchements syncopés, bras et jambes à demi pliés, qui constituent les pas de cette danse insensée. Il faut voir Wattstax rien que pour ces quelques secondes où l’on voit une petite fille de 6 ou 7 ans en collants blancs se dandiner très sérieusement au milieu des adultes, sur les rythmes de ce type qui pourrait être son papi.

Redevenu en apparence le maître des choses, Rufus Thomas en prend maintenant en effet le contrôle, afin de ramener le festival sur ses rails. C’est ici que se révèle son incroyable science de l’entertainment, ce mélange d’improvisation et de professionnalisme extrême, qui permet aux plus grands artistes de tenir tête à des dizaines de milliers de personnes. « Power to the folks that go the stairs », se met-il soudainement à répéter, avec cet accent chaloupé du Sud dont il renforce encore le côté mélodieux, pour inviter les centaines de danseurs à regagner leurs sièges. Et le miracle se produit : des colonnes se forment au pied des gradins, et la plupart des envahisseurs remontent à leur place. Ne restent bientôt plus que quelques hurluberlus, une vieille femme vêtue comme une squaw avachie, un colosse barbu armé d’un parapluie retourné, dont la présence sur le terrain risque encore de faire tourner la fête au drame. C’est le moment le plus fort du film, parce que le plus incontrôlable de toute cette journée, celui pendant lequel s’est réellement décidé le sort du festival. Malgré les 112 000 personnes, malgré les Staples Singers, malgré les Bar-Kays, malgré la performance qu’Isaac Hayes aurait sûrement donné de toutes façons, Wattstax aurait pu rejoindre dans l’histoire Altamont plutôt que Woodstock s’il avait fallu maîtriser avec violence l’homme au parapluie, s’il avait sorti une arme, si le service d’ordre avait fait du zèle. C’est probablement à tout ça que pensait Rufus Thomas lorsqu’il regardait ce type se donner en spectacle devant la foule du Coliseum.

Comme dans tous les moments les plus forts de tous les films, cette scène est d’abord un duel, une confrontation entre deux personnes, l’affrontement de deux individualités. Le fait que ces deux personnes soient à plusieurs dizaines de mètres l’une de l’autre, et qu’elles soient regardées par plus de 100 000 paires d’yeux, dans l’un des stades les plus célèbres du monde, n’y change rien : devant les caméras de Mel Stuart, c’est bien à un duel que l’on assiste, au duel final qui vient conclure l’intrigue du film, dont le reste ne sera plus que la lente et euphorique descente vers le mot « Fin ». On ne dira rien de la façon dont Rufus Thomas parvient à réduire pacifiquement à sa merci l’homme au parapluie ; sinon pour dire que toute la scène est une nouvelle preuve, la plus éclatante, de son professionnalisme d’artiste Noir. Après cet incandescent moment de vérité, c’est ensuite en toute tranquillité que le roi Isaac pourra faire son entrée grandiose, et conclure comme il le devait cette autre journée de paix, d’amour et de musique (et de fierté Noire).

4. Epilogue

L’épilogue de Wattstax se trouve en réalité au début du film, lorsque la caméra de Mel Stuart offre des vues d’une dizaine d’églises de L.A. pour introduire les images intenses des Emotions en train de chanter devant le public du dimanche matin d’un temple de Watts (Stax, qui n’avait pas pu faire jouer tous ses groupes pendant le festival, avait offert aux Emotions, à Johnnie Taylor, à Little Milton quelques séquences in situ pour les voir figurer dans le film). Là, sur le mur blanc d’une église anonyme, on peut lire un graffiti malhabile tracé à la peinture bleue : « CRIPS ». La signature du gang qu’avait fondé trois ans plus tôt à la Fremont High School de South Central le lycéen Raymond Washington. Lorsqu’ils ont regagné leurs petites maisons, les oreilles encore pleines des paroles d’espoir de Jesse Jackson et des notes joyeuses des artistes Stax, les spectateurs de Wattstax ignoraient que, hélas, l’avenir de leur quartier et, plus encore, celui de leurs enfants, étaient tout entier contenu dans ces cinq lettres bleues. Car « Crips don’t die / Just Multiply » – « Les Crips ne meurent pas / Ils se multiplient » (selon une gangsta rhyme classique de l’époque).

Wattstax ressort le 1er juin 2005 en salles.
Le film est également disponible, dans sa version restaurée, en DVD Zone 1 (Warner) ; Wattstax : Highlights from the soundtrack, sa bande originale, est disponible en CD (Warner).
Warner a également sorti l’année dernière un exceptionnel coffret restituant l’essentiel du concert en trois CDs (mais dont le track-listing diffère légèrement du disque précédent).
La performance d’Isaac Hayes a quant à elle fait l’objet d’un album spécial, Isaac Hayes at Wattstax, récemment sorti en CD (Warner)