« Parce que la musique va mal et qu’il faut la sauver », le collectif Travaux Publics a lancé depuis avril 2002 des chantiers qui sont autant de disques multi-artistes. Déjà 4 au compteur sur les 11 annoncés, dont les deux derniers sont cocasses, légers et décapants : « Hymne electro synthétique (n°3) » et « Disco chamallow (n°6) ». Interview masquée.

– Version intégrale de l’interview publiée en novembre 2003 dans Chronic’art # 12

Chronic’art : Pour vous, la vie doit-elle être un jeu ?

Chef de chantier A : Ca dépend. C’est une curieuse question. Comme dirait Proust (quel branleur…), l’idée de perdre son temps ne se conçoit que si l’on considère qu’on l’a gagné d’abord (allez, je viens d’inventer cette citation, ne te casse pas le cul à relire la recherche). Ca implique tout un raisonnement à la con sur le temps, la vie, tout ça… Après, Se demander si la vie DOIT être un jeu, pfff… J’en sais rien. Jouer pendant la vie, oui. C’est le pari de Pascal. Mais bon, pour prendre en compte soi-même cette notion de pari, il faut ressentir la terreur divine. Et cette dernière ne m’a jamais approchée. Donc, la vie doit-elle être un jeu ? Non. Elle est un jeu. Et un jeu con en plus parce qu’on gagne même si on ne joue pas.

Chef de chantier B : la notion de « devoir » est drôle dans cette histoire. j’imagine le mec qui, sur un ton grave et sérieux, poserait cette question « la vie doit-elle être un jeu ? ». c’est vraiment drôle. Sinon, je ne suis pas assez décadente et bien trop paysanne pour penser que oui. Qu’on m’amène le mec qui décide.

Chef de chantier C : La vie peut être un jeu, ne ce n’est pas obligé. Donc, pour moi, la vie peut être un jeu. En fait une question trop complexe et trop vaste pour cette heure de la journée ! Mes collègues savent ces choses mieux que moi.

Travaux Publics, n’est-ce pas pour vous une façon de mener votre vie, votre folie de musique, selon vos propres règles plutôt que celles de Pascal Nègre, Endémol ou Etienne Mougeotte ?

Chef de chantier A : Tu as tout compris ! Mais cela reste une démarche expérimentale. Faire l’inverse d’un filon à pognon, soit ça marche pas, soit on va jusqu’au bout du truc pour en être sûr.

Chef de chantier B : Oui, travaux publics est notre grand terrain de jeu. on y convie tous ceux qui ont compris les règles à respecter et à enfreindre. De toutes façons, les règles de Pascal Nègre, Endémol et consorts sont bien trop simples et rendent leur jeu chiant. L’argent, on sait comment ça marche. L’enrichissement est un but de jeu dépassé. Et puis on les emmerde ces gens. Une question : quel rapport entre ces gars là et la musique ?

Chef de chantier C : Travaux publics est un moyen pour les artistes de pouvoir faire de la musique comme elle devrait toujours être faite : « pour le plaisir » (Herbert Léonard). La musique est devenue selon les règles des gens précités un simple produit de consommation. Pour nous, travaux publics est un moyen ludique pour faire des disques composés uniquement de titres faits par plaisir avec des vrais morceaux de tubes, non allégés.
Puisqu’on y est, Travaux Publics, c’est né comment ?

Chef de chantier A : D’une folle envie de faire des disques avec des amis. D’un dégoût de la notion de surconsommation. D’une réflexion sur la grande distribution et ses vices. Sur l’envie d’essayer d’être VRAIMENT autonome. De tout faire de A à Z. Mais vraiment. Et jusqu’au bout.

Chef de chantier B : Comme une bravade spontanée.

Chef de chantier C : La naissance de travaux publics remonte à juin 1965 (le 6 très exactement). Nous étions un groupe de jeunes blasés par les tubes yé-yé qui inondent les grandes ondes (Europe 1 notamment à l’époque). Nous voulions montrer au monde (ou tout au moins à la France) qu’il existait d’autres choses, plus belles, plus grandes, plus expérimentales. Finalement, en juillet, on s’est dit qu’on devait garder ces vérités pour nous. Le monde (ou tout au moins la France) n’était pas encore prête pour ces révélations. Nous avons donc réservé à notre communauté restreinte la joie de rencontres avec des monstres comme Pierre Schaeffer, Kraftwerk, Jean-Jacques Perrey, Velvet Underground ou Gong. Après une longue période d’existence silencieuse, nous avons décidé de finalement mettre dans le secret la planète. C’est donc depuis 2002 que nous faisons partager les joies de la musique jouissive, notamment avec les « chantiers » et les soirées.

Le marché de la musique va-t-ilvraiment si mal ?

Chef de chantier A : Tu es le deuxième à nous poser la question en deux ans. Ce qui veut dire que : 1) Cette formule n’a pas l’air d’avoir étonné les gens plus que ça ; 2) Qu’on n’a rencontré que deux personnes en deux ans qui se posent cette question. Je me rappelle d’une mise en garde il y a quelques années (en 97 ou 98 je crois) de Morvan Boury dans Octopus : il avait écrit un long dossier sur les moyens de faire presser à peu de frais son 33 tours en Tchéquie et ainsi monter son petit label etc. Sa conclusion, assez drêle aujourd’hui et si pertinente avec l’avènement du home studio, du MP3 et tout ce cirque, sa conclusion donc, était la suivante : ne faites des disques que si vous êtes vraiment sûr de votre coup, que c’est vraiment bon ce que vous faites, parce que vous allez inonder les bacs des soldeurs avec vos merdes et plus il y aura de disques, moins elle sera une chose unique et belle. Je ne fais que traduire un vieux souvenir. Mais je suis d’accord avec lui. Ariel Wizman le dit mieux et plus en rapport avec aujourd’hui dans le dernier numéro du canard de la Fnac (Epok). Oui, la musique va très mal. Et plus que jamais l’idée de trop de musique tue la musique. Je précise : trop de musique de merde tue la musique. Mais les braves resteront.

Chef de chantier B : La musique va mal parce qu’elle est malmenée par l’industrie du disque. mais au fond, l’industrie du disque est-elle concernée par la musique ? Avant de savoir si la musique va mal, il y a un grand ménage à faire. Et puis la réponse ne m’interesse pas. C’est juste une provocation sémantique. On est quand même une bande de branleurs.

Chef de chantier C : T’as écouté le dernier Florent Pagny ? … il dénonce !

Pensez-vous vraiment que les poules ont des dents ?

Chef de chantier A : Celles que j’ai rencontré n’en avaient pas. Mais c’était il y a trois semaines.

Chef de chantier B : Non, mais elles ont toutes des faux seins et les cheveux teints.

Chef de chantier C : T’as écouté le dernier Jean-Louis Murat. J’te dis, on est capable de tout aujourd’hui !
Si je vous dis Dada, vous répondez quoi ?

Chef de chantier A : Sur mon bidet ? C’est bien comme réponse. Dada, c’est un truc que je n’arrive pas à sortir de son contexte. Ces références là me cassent les couilles. Que Dada ai été une influence jusqu’aux années 60, ok. Mais bon, faut arrêter maintenant. Je dirais que Pascal Nègre est aujourd’hui une référence bien plus intéressante que Dada aujourd’hui. Comme base de travail. Enfin… c’est des conneries ce que je dis. Mais je suis vachement plus touché par un type qui fait des trucs sans jamais avoir entendu parler de Dada et que des gens ou journalistes décriront comme un bel hommage à Dada… Enfin, tu vois ce que je veux dire. On pense tous à ce genre de démarches un jour ou l’autre. Dada était peut-être le premier regroupement de cinglés à imprimer leur bêtises.

Chef de chantier B : « Ouioui » ou « hue ! ». Les références me font chier. je suis une idiote qui ne veut pas réfléchir.

Chef de chantier C : Respect ! Forcément, la démarche de ce mouvement a largement influencé, même si c’est inconscient, la démarche de groupuscules comme le notre : mise en avant de l’oeuvre plutôt que de l’artiste, jeu, humour…

Vos cadavres sont-ils exquis ?

Chef de chantier A : Pas si sûr… c’est dur pour moi d’avoir à répondre à ce genre de question. Le cadavre exquis, ça peut être un jeu rigolo aujourd’hui, mais bon. Ils ont essayé, ça a donné ce que ça a donné… c’est une façon de faire, moi je ne fait pas de cadavre exquis. Ou alors, c’est vraiment sans faire exprès. Ou sans m’en rendre compte.

Chef de chantier B : Non, on les a enterrés avant.

Chef de chantier C : Peut-être un peu compliqué mais c’est un exercice qu’on aurait pu choisir comme thème de chantier.

Et si j’en rajoute, que je vous parle de jeux surréalistes, de dérive, de punk et d’Internationale Situationniste, vous répondez quoi ? Ces références sont-elles les vôtres ?

Chef de chantier A : Mes références ne sont pas surréalistes, pas situ, mais punk oui. Dans le bon (DIY) mais aussi dans le mauvais sens du terme (Malcolm Mac Larren). Après, quand tu apprends que ce que tu fais a déjà été fait il y a 20, 40 ou 60 ans, ça fout et boules et moi j’arrête dans ces cas là.

Chef de chantier B : Comme je l’ai dit, Je suis une idiote qui ne peut être que dans l’action intuitive et ludique. Réfléchir sur ce qui a déjà été fait m’empêche d’avancer. Et puis tout est récupéré à un moment ou un autre. Le mot punk par exemple est complètement galvaudé aujourd’hui. C’est une valeur marchande. Le surréalisme ne va pas tarder à l’être… Alors les références n’ont plus de sens pour moi. Et puis merde, on n’est pas des artistes. Parler sérieusement m’ennuie profondément.

Chef de chantier C : Ici encore, nous sommes probablement influencés même malgrè nous par ces mouvements, néanmoins rien de nihiliste chez nous, au contraire.

Votre définition du disco chamallow ?

Chef de chantier A : Pour moi, le petit goût échalote qui te reste dans la bouche quand tu as fini d’écouter le chantier travaux publics n°6.

Chef de chantier B : Chantier n°6 – Disco chamalow : ce sera un morceau disco (grosse basse et grosse rythmique) extrêmement lent et dégoulinant de miel. un titre sur lequel on aurait envie de faire l’amour (ne pas confondre avec le chantier n°1.).

Chef de chantier C : Va sur notre site www.travaux-publics.org. Tu y trouveras la définition agréée par le comité du bon goût à l’issue de l’un de ses fameux comités restreints de 4 jours.
Votre opinion sur Star ac’ ?

Chef de chantier A : Est-ce qu’on peut écrire 8 pages? Je regarde régulièrement vers 2 heures du matin, les redif’. Ca me détend. Mais c’est aussi une belle idée de la musique selon TF1. Prends Pop Stars sur M6; les jeunes sélectionnés sont toujours plus banals que sur TF1, un peu plus loose, moins beaux, plus « province ». C’est la cible qui change. Ils ne jouent pas dans la même catégorie et ne se marchent pas trop sur les pieds finalement. Mais, le fond de ma pensée concernant ces émissions, c’est quand même quelque chose qui sent mauvais et qui, pour le coup, fait vraiment du mal à la musique. Et je ne parle que de la musique.

Chef de chantier B : Mon fond cynique est comblé par ce programme. Quelle merveilleuse machine CAC 40 musicale ! C’est le pendant de « la grande escroquerie du rock n’roll » des pistols !

Chef de chantier C : Apparemment c’est Sofia qui va gagner si je me fie aux analyses pointues de mon entourage. On a beau dire ce qu’on veut, y a quelque chose d’hypnotique dans cette émission. Rien à faire, quand on tombe dessus, c’est trop fort, on arrive pas à éteindre. Vous pensez que c’est grave docteur ? C’est le cerveau qui est touché ?

Votre définition du jeu idéal ?

Chef de chantier A : On commence par poser les règles : s’amuser. Donc rigoler à un moment ou à un autre. Le plus souvent possible.

Deuxième et dernière règle : que le but du jeu ne soit pas de gagner, pas comme à la belote. La beauté du jeu, ça peut être important. Mais surtout, que le jeu fabrique quelque chose à la fin. Mon jeu préféré ? Mon logiciel pour faire de la musique. La plus belle définition du jeu (du moins celle qui m’a fait le plus marrer) ? Celle de Ravalec à la fin de son GENIAL bouquin Effacement progressif des consignes de sécurités. Si tu ne l’as pas lu, je te le conseille vivement ! Et si tu connais Ravalec personnellement, dis-lui que je suis fan de son bouquin et qu’il est devenu une vraie référence, bien plus que tous les dada du monde et file lui mon mail, j’ai des questions à lui poser !

Chef de chantier B : En complète contradiction avec ma réponse à la première question, le jeu idéal pourrait être celui de L’Homme-dé de Luke Rhinehart : jouer sa vie et obéir au hasard des dés.

Chef de chantier C : Ce serait nécessitant vivacité et réflexion, ne nécessitant pas trop d’effort physique. Ce serait un jeu collectif où l’individualisme de chacun serait nécessaire. En tout cas ce serait un jeu totalement injuste. En fait, ça pourrait ressembler à la vie… ou pas ?

Propos recueillis par

Les disques de Travaux Publics par ordre de parution (avec des artistes cités parmi bien d’autres) :
Chantier n°8, Piano solo, avec Ben du chantier, Charlie O., Chazam, Electroménager, Rubin Steiner, Teamtendo, etc.
Chantier n°2, Punk garage, avec Anus Face, Big Ben, Boogers, Présidentchirac, Nestor is Bianca, Karl Marx Petroleum, Julien Ribot, etc.
Chantier n°3, Hymne electro synthétique, avec Laudanum, Les Ouvriers Qualifiés & Novovisions de luxe, Etienne Charry, Croque Love, etc.
Chantier n°6, Disco chamalow, avec Mr Teddybear, Zimpala, Swinging Selector, Bosco, Olivier Corre, Léonard de Léonard, etc.
Pour se procurer les disques : www.travaux-publics.org

Lire l’interview de Teki Latex
Lire l’interview d’Arnaud Labelle-Rojoux