Parler avec Philippe Grandrieux de son cinéma, de son travail, c’est déjà toucher du doigt, via ses mots, la matière même de ses films. A écouter le cinéaste, et le champ lexical dans lequel il trempe son discours, on perçoit déjà une palpitation : vent, souffle, vision, effort, pulsion, affrontement, étreintes, etc. Entretien.

Chronic’art : Comment est né Un Lac ?

Philippe Grandrieux : C’est difficile de dire exactement où naît exactement le désir d’un film. C’est un mouvement dans lequel on est pris, un mouvement qu’on initie mais qui vient aussi de l’extérieur Après La Vie nouvelle, je m’étais remis à travailler à un ancien projet, qui s’appelle Malgré la nuit, un film auquel j’espère revenir, et que je dois tourner sur la frontière mexicaine. Je l’ai réécrit entièrement, mais c’est un travail de longue haleine, qui exige de trouver le financement juste, alors j’ai eu envie de tourner un autre film. A cette époque, je lisais beaucoup Tarjei Vesaas, un auteur norvégien, j’étais pris dans ces histoires du Nord, les paysages, la sensation, la lumière du Nord. Et j’avais envie d’une histoire simple : une famille, un étranger qui arrive.

De quelle manière se développe un tel film ? En aviez-vous une image précise avant d’entamer le développement ?

Ce n’est pas une image, c’est plutôt de l’ordre de la vision. Mais pas, évidemment, dans le sens d’une extase : c’est une façon de sentir des tensions, des énergies, des intensités, des choses qui circulent à l’intérieur de soi. Ici, par exemple, j’avais le désir de ce lac. Mais c’est plus qu’une image, c’est une image mentale, au sens où je pourrais dire : il y a un lac en moi. C’est une sensation du lac, qui contient tout, et convoque beaucoup plus qu’une image : le froid, la neige, l’odeur, la sensation de l’air, le vent, les arbres… C’est quelque chose qui, pour paraphraser Deleuze, se jouerait plus en termes d’agencements.

Le film a une dimension très insulaire, il est entièrement contenu dans ce décor.

Oui, il y a une unité autour de ce lac, qui est un lieu unique, extrêmement puissant, à la beauté fracassante. Pourtant, je l’ai relativement peu filmé, en tant que décor. C’est atroce, quand la mise en scène s’emploie à montrer un décor. Un décor ne doit surtout pas avoir vocation à psychologiser le scénario, à donner des explications. C’est d’abord un lieu psychique, qu’habite le film. Il était très important pour nous, au moment du tournage, d’aller tous les jours sur le même territoire, c’était quelque chose de très fort.

Comment se passe la préparation ?

On porte le film en soi, et c’est le moment le plus compliqué : faire en sorte qu’il vive à l’intérieur de vous. C’est une appropriation par le corps, pas par la pensée. Il s’agit d’être occupé par le film : il est là dans la main, on en ressent l’énergie. Ensuite, il y a le travail avec les acteurs. J’avais envie depuis longtemps de travailler avec des Russes. Et quand j’ai rencontré les acteurs de Un Lac, il y a eu une sorte d’évidence : on voit un visage, une manière d’être là, de bouger, de regarder, et tout à coup, quelque chose que l’on portait en soi vient s’incarner, se déposer dans la réalité du monde. C’est la même chose pour les paysages, ou le choix de l’équipe. Je fais des castings très précis, je rencontre toujours les gens avec lesquels je vais travailler. Ce n’est pas de la préparation au sens où il faudrait trouver un paysage, des acteurs, une équipe : c’est comme s’il s’agissait de partir faire la guerre, de faire une traversée…

Avez-vous recours à un découpage précis ?

Le découpage se fait au moment où je tourne. Il faut ne pas savoir. C’est pareil dans l’écriture : quand vous commencez une phrase, si vous savez ce que vous allez écrire, vous n’écrivez plus. Il y a une sensation qui est en vous et qui se transmet, dans le rythme, le choix des mots, les allitérations, et c’est comme ça que naît la phrase. Sinon, il n’y a rien, rien que l’application besogneuse d’un projet. Ce n’est pas avec ça qu’on fait des films, ni des livres, ni de la musique. Ça demande de la maîtrise, mais aussi, à un moment donné, une sorte d’oubli, d’ivresse, comme dirait Nietzsche. Vous avez vu le petit film de Guitry sur Rodin, qui le montre au travail ? Il est là, devant son bloc de marbre, et il tape, il tape. Il n’est pas en train de se demander comment il va taper, s’il doit taper plus ou moins fort, non : il tape. Et à un moment, quelque chose apparaît. C’est un grand sculpteur, quelqu’un qui connaît parfaitement les modelés, qui a fait mille dessins, préparé son travail de façon très précise, mais au moment où il tape, il tape. S’il pensait à ce moment-là, il ne taperait plus.

Comment utilisez-vous le scénario ?

Le film n’est pas le scénario filmé. Raoul Ruiz a eu un jour cette formule extraordinaire ; il disait que le tournage d’un film, c’est la critique du scénario. Le scénario de Un Lac était extrêmement écrit, comme mes précédents films, même si j’ai écrit celui-ci d’une seule traite, ce qui n’est pas dans mes habitudes. Chaque ligne correspond à un plan, c’est une forme de découpage, mais ça ne veut pas dire que je vais filmer ces plans. Quand je tourne, je ne m’occupe plus du tout du scénario : ce n’est pas une base que j’exécute, seulement quelque chose qui m’a donné accès au film. Il n’y a pas de séparation, c’est un seul et même mouvement, il n’y a pas l’écriture d’un côté et le filmage de l’autre. Au final, le film ressemble au scénario (même si j’ai coupé dans le récit, afin de retirer tous les restes de psychologie), mais dans une forme intuitive, pas au sens d’une exécution.
Vous avez ce geste, quand vous racontez : vous palpez, vous mimez une étreinte, une empoignade. Cela semble très révélateur de votre méthode de travail. On a le sentiment que Un Lac va encore plus loin dans ce sens, qu’il s’y agit avant tout d’aller au contact, d’embrasser le décor, les acteurs. Le making-of visible sur votre site vous montre d’ailleurs étreignant vos acteurs après chaque prise.

C’est très physique, oui. D’abord, c’est physique parce que je cadre, je ne reste pas assis derrière un combo à guetter une perche dans le plan. Ici, j’ai aussi pris en charge la lumière. Et puis c’est physique parce que c’est le cadre d’action que j’ai défini pour le film : on y marche beaucoup, dans la neige, le décor est très pentu, il y a toute une notion d’effort, un travail sur le souffle. C’est ce qui a permis au film d’exister, c’est une énergie qui est réelle. C’est tout le paradoxe du cinéma. C’est de la fiction, une projection de lumière sans poids, quelque chose d’extrêmement labile, et en même temps, pour que tout cela soit présent, il faut s’affronter à une réalité des forces en question : les acteurs, la nature, les éléments. C’est avec ça que le cinéma existe, pas dans une espèce d’éther, d’abstraction.

Tous vos films ont à voir avec le toucher. C’est presque un paradoxe : vos films sont très forts visuellement, c’est un travail très poussé sur l’image, et en même temps ce sont un peu des films aveugles, des films que l’on arpente en aveugles, à la manière de la mère de Un Lac. D’ailleurs, vous avez soumis à votre ingénieur du son l’idée qu’il faudrait que Un Lac puisse s’entendre sans être regardé.

Absolument. C’est un film qui est habité par cette autre grande pulsion qu’est l’ouïe, qui est aussi importante que la vue pour transmettre la sensation.

Il n’y a presque pas de musique dans Un Lac, ni l’espèce de brume sonore qui noyait Sombre et La Vie nouvelle, et pourtant on sent bien que le travail sur le son est d’une précision extrême.

Il n’y a aucun son direct dans le film. Chaque pas dans la neige, par exemple, est un son reconstruit à partir de plusieurs sons, de même que les coups de hache au début. Je suis très investi dans toutes les étapes du film, j’essaie de transmettre un maximum de choses à l’ingénieur du son : ça peut consister à lui faire écouter des choses, où à travailler avec lui sur les différentes textures de la neige : il y a des neiges molles, où l’on s’enfonce, des neiges plus dures… Il existe tout un monde de sons extrêmement puissants. Cela demande une grande précision, et ce, jusqu’au moment du montage. D’une certaine façon, c’est un travail qui, alors même qu’il a lieu sur une surface de projection, a plus à voir avec la sculpture, avec une notion de volume.

D’ailleurs, la neige sert à ça, dans le film : incarner la marche, communiquer les forces en jeu…

Oui, et c’est ça la mise en scène : c’est décider de tourner là, parce que c’est très pentu, et qu’il va falloir monter cette pente, il va falloir courir, et il y a une sensation qui vient, un souffle qui est plus intéressant qu’un autre, et il y a un plan qui arrive qui aura la force et la présence nécessaires. On ne peut pas se contenter de l’idée du souffle, de l’idée de la force. Encore une fois, c’est tout le paradoxe du cinéma, qui est fabriqué avec des idées, mais nécessite un affrontement.

Le film, comme les deux précédents, est traversé de moments de recherche formelle pure, vous y continuez votre travail sur le tremblé, sur le flou. Envisagez-vous le risque que quelque chose du déroulement du film vienne à se rompre dans ces temps d’expérimentation ? C’est un reproche qui vous a été fait, celui, disons, du « film de plasticien ».

Je ne me pose pas du tout la question. Prenons le flou : parfois, quand le point bascule, l’image m’envahit davantage, le glissement entre la perception visuelle et ce que je ressens devient plus intense. C’est très concret : je ne me dis pas que je vais faire un plan flou, c’est juste que quelque chose arrive, une veine qui permet de fouiller un autre chemin. Je ne comprends pas cette catégorisation : pourquoi y aurait-il, d’un côté, un cinéma expérimental, et de l’autre côté un cinéma de fiction ? Est-ce qu’un film de Murnau est un film « de plasticien » ? Le cinéma a une énergie, une force qui lui est singulière, et qui concerne probablement la question plastique, mais tout cela est lié.

Mais dans ces moments d’affrontement pur avec le matériau que vous filmez, n’y a-t-il pas le risque, parfois, de perdre la totalité, la notion d’ensemble ?

Non, parce que cela supposerait une forme d’éblouissement complet, une perte de distance. Ce n’est pas le cas, sinon, on ne peut pas faire un film. Il faut de la distance pour qu’il y ait de la mise scène : la question, c’est de régler cette distance, comment vous produisez cette distance, comment vous décidez parfois de l’abolir : c’est une notion que vous ne perdez jamais de vue, et qui est induite par le fait même de tourner. Même s’il y a ce contact fort, physique, réel, même si je prends les acteurs à bras-le-corps, la question de la distance se pose en permanence.

Un Lac donne le sentiment d’un apaisement, d’une forme de sérénité qui tranche avec Sombre et La Vie nouvelle. Par exemple, c’est à nouveau un film d’amour, mais ici l’empêchement est finalement contourné…

Oui, il y a une forme d’apaisement. C’est lié aussi au fait qu’il y est question d’un sentiment amoureux plus large, l’amour comme un flux qui traverse les destins, les distances. J’ai le sentiment que les trois films sont comme les faces opposées d’un même objet. Je pense qu’il y a beaucoup de douceur aussi dans La Vie nouvelle, même si c’est un film d’une grande sauvagerie. Dans Sombre aussi, jusque dans les séquences de meurtres, qui ont tous lieu d’une manière assez douce, assommée. Et Un Lac contient aussi une part de sauvagerie, à sa manière. Mais c’est vrai, c’est moins une lutte. Le film n’est pas brassé par les mêmes questions que La Vie nouvelle, entièrement tourné vers l’intensité nerveuse, il est porté par un autre mouvement Je suis très heureux qu’à l’accueil très dur de La Vie nouvelle fasse suite un film de cette nature-là, pas du tout revanchard, apaisé.

Vous intéressez-vous aux cinéastes contemporains ? Y a-t-il un film qui vous ait marqué récemment ?

Je viens de voir Le Chant des oiseaux de Albert Serra, j’ai trouvé ça fantastique.

On devine que vous avez dû être sensible, par exemple, au plan très long qui clôt le film, sur une obscurité presque totale…

C’est magnifique. Ce plan-là, où les personnages sont noyés tout au fond du plan, sans qu’on comprenne tout à fait ce qui se passe, m’intéresse beaucoup plus que l’essentiel de la production actuelle. La lourdeur des corps, du temps, mêlée à ce débat sur les anges, ces personnages dévorés par l’ombre, là il y a du cinéma. Il y a de l’énergie. Est-ce que ça en fait du cinéma « de plasticien » ? Non, c’est narratif. Et expérimental à la fois. C’est un cinéma actif, vivant. C’est exactement ce que doit être le cinéma.

Propos recueillis par et

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