Littérature et Internet, ça devrait pouvoir coller, non ? C’est ce que tente de découvrir Alain Salvatore avec Écran Total, un roman hypertextuel, volontairement labyrinthique.

L’hypertexte peut-il favoriser l’émergence d’une nouvelle forme de littérature ?
A l’opposé de la linéarité d’une œuvre classique sur papier, le roman hypertextuel induit une structure narrative fragmentée, une série d’épisodes parallèles qui ne mènent pas nécessairement le lecteur vers une fin unique. Un peu comme dans ces livres dont vous êtes le héros, qui furent finalement, déjà à l’époque, très proche du concept.

La théorie à peine consommée, quelques agitateurs chevronnés passent à l’acte. Au stade bien avancé de l’expérimentation, Alain Salvatore a mis en ligne depuis mars dernier son Écran Total, à lire comme un livre, avec des accélérations et des pauses, des retours en arrière et des moments d’absence. Comme un livre oui, mais sur écran ! « Avant que je ne connaisse l’Internet, Écran Total existait en version papier dans une forme hypertextuelle qui s’ignorait. En découvrant le Web, j’ai cru voir une complicité, une adéquation formelle entre ce récit fait pour se perdre et le réseau où l’on s’égare forcément. J’ai constaté très vite qu’il y avait des « usagers culturels » du réseau. Intéressant, car ça signifiait que les internautes susceptibles de s’intéresser à la littérature, étaient capables de supporter une lecture verticale, sur écran, avec des ruptures dans la linéarité de la lecture. » Écran Total met en scène Palerno, un universitaire, violent et décalé. « C’est un personnage totalement improbable, invraisemblable, puisqu’il est un intellectuel déraisonnable, un humaniste terroriste. Un bavard effréné toujours tenté de se taire, un théoricien aride qui s’amuse des objets que le monde met à sa disposition ». Le roman joue de l’antinomie, avec pour toile de fond, une constante, la télévision, que cet hybride de Gilles Deleuze et Philip Marlowe ne cesse de mépriser sur la presque quasi totalité de ces parcelles de texte auxquelles on accède presque aléatoirement. « J’ai cru comprendre depuis, que les liens hypertextes avaient été créés dans une perspective essentiellement rassurante et structurante. On les trouve généralement dans les marges des textes : tables des matières avec renvois, notes de bas de page. J’ai pris -innocemment à l’époque- le concept à contresens en introduisant des liens dans le corps du texte dans le but (ne le répétez pas) de perdre le lecteur ». Résultat : l’internaute découvre des liens actifs tantôt sur des pans entiers de phrases et de paragraphes, tantôt sur de simples mots insignifiants au premier abord. S’il n’y a pas véritablement de logique de progression, les liens sont utilisés de deux façons différentes : « Il y a les dérivants, obéissant à une force centrifuge, qui éloignent le lecteur de son centre de lecture et le conduisent ailleurs, dans une histoire qui ressemble à celle qu’il quitte, ou vers un mot semblable mais qui n’a plus du tout le même sens dans le contexte où il est emporté. Puis il y a les motivants obéissant, eux, à une force centripète, qui ont pour fonction d’expliquer, d’éclairer, de motiver tel ou tel mot, tel ou tel personnage déjà apparu, mais pas forcément encore connu du lecteur (rapport aux aléas de la lecture fragmentée, ndlr). Libre au lecteur de passer outre et de poursuivre le mouvement de dérive ». Les premières lectures déroutent, mais on en vient rapidement à se prendre au jeu, car non seulement la prose est excellente, mais force est de constater que l’auteur manie aisément les effets de style et les ficelles qui savent tenir le lecteur en haleine. Les genres aussi, puisque l’on passe régulièrement du thriller américain au roman psychologique.

Reste que le roman est uniquement accessible sur écran, à lire sur un siège qui, aussi molletonné soit-il, ne vaudra jamais le plus cheap des canapés, et à rester sans cesse connecté pour les beaux yeux de France Télécom. Ultime question donc. Comment le lecteur peut-il tirer parti de toutes ces contraintes ? « Je pense qu’un roman comme Écran Total, avec les effets qu’il recherche, induit des séquences de lecture brèves, rapides, précipitées. Ceci dit, pour un lecteur insomniaque qui n’a pas froid aux yeux, ça représente un investissement d’environ 25 F pour quelques heures de connexion… » Et puis Alain Salvatore a même prévu sur son site une version téléchargeable. Sauvé ?