Il enchaîne les rendez-vous promo devant un public qui le découvre enfin. Voici pourtant plus de dix ans que Patrick Deville compose une œuvre passionnante, entre aventures coloniales et révolutions perdues. Rencontre calée un soir entre deux lectures publiques avec un auteur fatigué mais généreux de ce temps qu’il n’a plus.

 

Longtemps Patrick Deville a écrit dans une tranquille indifférence. Sa silhouette argentée arpentait les bibliothèques pour soulever la poussière des archives puis il s’enfermait dans d’obscures chambres d’hôtel pour écrire, jusqu’à épuisement de ses forces et du minibar. Alors seulement il ressurgissait à l’air libre, flottant entre les ruelles d’une ville perdue et les eaux grises des quais de Saint-Nazaire où il s’occupe de la MEET, la Maison des Ecrivains et Traducteurs Etrangers. Mais voilà, personne n’est à l’abri d’un succès, même si, comme il le signale, « je n’ai rien fait pour que ça arrive ». Avec Peste et cholera, son nouveau roman lauréat du prix du roman FNAC, il se retrouve en lice pour le Goncourt 2012. On retrouve à Paris sa voix de basse traînante, entendue la première fois lors de la parution de La Tentation des armes à feu, étincelant recueil de textes ruminés entre les banquettes du Trans-Caucase et les souvenirs de Montevideo. Si Deville aime échanger sous le picotement de verres de vin blanc, ses silences restent les mêmes, comme s’il mesurait au gramme près le poids des aveux admissibles. Cet écrivain est un animal à plusieurs vies, et certaines restent voilées. A l’instar de ses personnages (« les chiens n’écrivent pas des chats »), son parcours tisse des correspondances secrètes derrière l’apparence de ruptures et de cavales au bout du monde, liens dont il est le seul à connaître le maître mot.

 

Relations sur l’histoire

Géomètre et styliste hors pair, Deville trace depuis Pura Vida (2002) des lignes droites dans la sinuosité de l’histoire, établit des rapports, file d’un siècle à l’autre, parcourt au fil de la plume 150 ans d’aventures et de reflux coloniaux, d’exploits oubliés et de figures illuminées. Avant cette œuvre dépliée sur tous les continents, il écrivait chez Minuit, un peu à la manière d’Echenoz. Aujourd’hui, il espère être lu comme l’est Gonzalo Fernandez de Oviedo, lointain chroniqueur du siècle des conquêtes espagnoles qui « ramassait les documents et interrogeait les derniers survivants ». Deville court donc à travers le monde, même s’il « déteste les voyages et ce qu’ils sont devenus », cette « magie bourgeoise » dont parlait Rimbaud, et qu’il dans son dernier livre. Si le feu de l’aventure et des exploits politiques occupe ses romans depuis 2002, lui s’y est cas consumé très jeune, dans le gauchisme des années 1970, quand il militait au sein de la VLR (« Vive la Révolution ») de Roland Castro. Un jour, il tourne brutalement le dos à ces années-là et s’inscrit à un stage arabophone au Quai d’Orsay. Là, « les gens des affaires étrangères ont l’intelligence de voir [s]es qualités » et le recrutent. Il se retrouve dans un microscopique Etat du Moyen-Orient, un peu Tintin, un peu Drogo, et sympathise avec les chiffreurs que Paris vient d’envoyer après avoir pris conscience que la région devenait une poudrière.

 

Sur les décombres de la Guerre Froide

Les journées sont aventureuses mais longues ; il commence à écrire, fait ses gammes. Plus tard, à Alger où il a obtenu sa mutation, on lui parle d’« un Belge qui a le cul cousu de dinars ». Ca tombe bien : lui cherche à écouler ses francs. Ils font affaire et sympathisent. Le Belge s’appelle Jean-Philippe Toussaint et rêve de littérature comme lui. Deville démissionne du Quai d’Orsay. Un temps professeur de philosophie à Angers, il s’installe au Maroc avec femme et enfant dans l’ancienne maison du général Mangin, achète un large bureau et attend que les journées passent devant des feuilles blanches. Le voilà en bout de ligne. Puis le mur de Berlin tombe ; Deville ressent la secousse. Il traverse seul les pays de l’Est et s’installe à Cuba, dès fois que le régime s’effondre à son tour. Un contact au Quai d’Orsay lui alloue un peu d’argent en échange de la promesse de monter une revue de littérature. Il s’exécute ; pas Fidel Castro, qui demeure indéboulonnable. Peu importe : Deville a découvert une langue, et un continent. Pendant dix ans, il arpentera l’Amérique du Sud, se liera d’amitié avec les sandinistes du Nicaragua, amassera des documents invraisemblables et s’inventera un double, spectre mélancolique enfoncé dans les recoins des pages, qui observe les aventures échouées au fond des verres en y mêlant les lambeaux des amours passées.

 

Fantôme de l’histoire

Un jour, « le siècle s’éteint, et avec lui Lindon ». Deville a rempli son contrat aux éditions de Minuit. Après « six ans de labeur sous les gravats », Pura Vida paraît au Seuil. C’est le début d’une œuvre-somme dont chaque livre peut aussi être lu comme le chapitre d’une chronique foisonnante et renversée de notre monde : après l’Amérique du Sud, l’Afrique (Equatoria), puis l’Asie du Sud-Est (Kampuchea). Le prochain se déroulera au Mexique, puis un autre en France, sur la trace de sa famille qui rentra d’Egypte en 1860, année qui ouvre invariablement la période visitée par ses récits. Quand se refermera-t-elle, d’ailleurs ? Probablement qu’un jour le fantôme de l’histoire raccrochera son imperméable, posera ses carnets et verra filer le temps qu’il reste « à regarder pousser les arbres plantés dans un coin de Bretagne ». Il laissera dans ses malles pour l’archéologue de passage un siècle et demi de récits baroques, hagards ou malicieux. La légation d’un temps électrocuté par les courts-circuits mnésiques d’un fantôme. Notre histoire, en somme.

 

 

Peste et choléra, de Patrick Deville (Seuil)