Avec trois livres en 18 mois, Dans le temps, Mes petites communautés et Puisque nous sommes vivants (tous aux éditions Verticales), Olivia Rosenthal est un auteur prolixe dont le travail a été très remarqué. Au premier abord, des textes d’une froideur clinique, savamment construits et pétris de références. Et puis… la jubilation. L’humour décapant d’Olivia Rosenthal parvient à renouveler l’éternel sujet : comment se débrouiller avec ses passions ? Interview.

L’autobiographie

Chronic’art : Vous écrivez à la première personne, la narratrice se dit écrivain, son enfance, sa vie familiale, ses mésaventures résonnent de façon assez personnelle. Pourtant, vous le précisez en quatrième de couverture de Mes petites communautés : « la ressemblance avec l’original est sans importance (…), il n’y a pas d’original ou il s’est retiré (…) ». De fait, tout dans votre écriture manifeste une distance maximale : pas de détails, un décor très général, une posture lointaine, sarcastique, surplombante. Comment vous situez-vous par rapport à la question de l’autobiographie ? Est-ce qu’écrire c’est justement disparaître derrière toutes les histoires que l’on s’invente, que l’on s’approprie ? Et pourquoi préciser qu’il n’y a pas d’autobiographie ?

Olivia Rosenthal : Quand on écrit, on ne se pose pas la question de l’autobiographie : on fait, on avance, et ensuite on constate. Entreprendre une fiction, c’est commencer quelque chose et ne pas savoir ce qu’on va inventer. Mais écrire c’est prendre un risque maximal, et on est amené à rencontrer des choses qu’on a vécu, qu’on aurait pu ou voulu vivre. Qu’est-ce qu’un livre sinon une enquête difficile sur du vécu ? Simplement, l’autobiographie vient à la fin et pas au début. A la fin, peut-être un récit s’est-il constitué. Une phrase du livre fait d’ailleurs signe du côté du réel, « toute ressemblance… », phrase qui en principe n’a pas sa place dans un roman. Ca m’amuse que le lecteur soit en permanence en train de se poser la question. Le livre joue sur l’ambiguïté : c’est l’histoire d’une fille qui adore raconter et se raconter des histoires, avec un effet de dédoublement puisque la narratrice raconte des histoires et que l’auteur raconte des histoires sur la narratrice, histoires qui peuvent diverger… La narratrice se soigne en racontant comme l’auteur se soigne en écrivant. Je suis la seule concernée par l’autobiographie, au sens où, lorsque le livre est terminé, je me dis voilà, j’ai écrit ça, et là je suis susceptible de me demander quel est le lien entre le livre et l’autobiographie.

La narratrice

Votre narratrice est explicitement narcissique, prétentieuse, agaçante, imprévisible, brutale, malhonnête !… Cette personnalité difficile est centrale, déterminante, et rend difficile pour le lecteur toute identification. Quel est votre sentiment par rapport à ce double ? S’est-il imposé de lui-même et quelle signification lui accorder ? Comment le lecteur peut-il s’y attacher ?

Le livre peut en effet énerver. Il y a une certaine brutalité liée au fait qu’on n’a pas grand-chose à quoi se raccrocher puisque la première personne occupe tout le terrain : elle a eu toutes les idées avant le lecteur et celui-ci n’a aucune marge, aucune liberté par rapport à elle. Il ne peut pas faire son propre chemin, il est complètement dirigé. Mais le sentiment d’étouffement que l’on ressent en lisant est à la mesure de l’étouffement qu’éprouve la narratrice. Elle aussi est dirigée : elle développe une puissance de discours considérable au service d’une dépendance et d’une solitude terribles. Et c’est ce qui la sauve. Elle prétend tout contrôler car tout lui échappe. Son discours si construit ne sert à rien, ou presque. Le décalage est total entre son apparente maîtrise et ce qui se passe en réalité. Entre l’auteur et la narratrice, il y a évidemment un rapport de double : c’est moi qui écris, j’écris à la première personne, et l’humour du texte, si humour il y a, est forcément le mien. En même temps, le personnage se constitue au fil de l’écriture, elle existe en tant que telle, et je la regarde avec une distance sceptique.
Les sentiments

Les dialogues de votre livre sont volontairement stéréotypés, l’autre semble une projection d’une narratrice occupée uniquement d’elle-même. Vous dites aussi qu’il n’y a pas de sentiment mais des affects indépendants de notre volonté, liés à nos organes ou à un certain déterminisme. Pourtant, le livre cherche comment circonscrire des sentiments qui font mal et sont destructeurs. Autrement dit, nous sommes gouvernés par des instincts (instinct de conservation et désir) et lorsque ceux-ci entrent en conflit, nous nous débattons maladroitement pour résoudre la contradiction ?

Si, évidemment, il y a des sentiments. Il ne faut pas croire tout ce que dit la narratrice : elle se ment à elle-même puisque justement tout son discours vise à se protéger du sentiment, à prétendre le contrôler. Le livre est un exercice de résistance contre les affects. Comme l’indique la référence au Discours de la méthode au début, il s’agit d’une méthode visant à ne pas se laisser emporter par ses passions, il s’agit de savoir comment et pourquoi leur résister. Seulement, bien sûr, la fin est en suspens : chaque méthode montre les limites de la précédente, il n’y a pas de réponse, juste une enquête qui reste toujours à recommencer. Sinon il faut arrêter d’écrire…

Mise en scène

Dans Puisque nous sommes vivants la narratrice se sent mal, consulte, puis cherche à comprendre les origines du mal, trouve une histoire d’amour, et décide de se soigner elle-même. L’histoire d’amour n’est pas traitée comme le point de départ mais plutôt comme une parenthèse, au centre du livre il est vrai. Dans l’organisation même du livre il y a un goût de la mise en scène, de la théâtralisation. Pourquoi ?

Sans événement il n’y a rien, et en même temps ce ne sont pas les événements qui comptent mais la manière dont ils se répercutent. Ici il s’agit d’une banale histoire d’adultère, à ceci près, mais ce n’est tout de même pas un détail, que la narratrice ne prend pas un amant mais une maîtresse. Le jeu, c’est de raconter les histoires les plus banales, car toutes les histoires sont les mêmes, et de voir comment elles influent sur les protagonistes, en termes d’affects et en termes mentaux. Il fallait commencer par la glande pinéale, car le terme même indique qu’on est dans un univers de fiction, et on comprend que l’on va nous raconter comment on se raconte des histoires quand on est submergé par ses affects. Et la deuxième partie relate les conséquences de l’événement, c’est un exercice mental de résistance au poids de l’événement.

La distance

Vous alliez un « je » fort, omniprésent, et une mise à distance radicale. Tout est observé au microscope, de très près mais avec une (fausse) objectivité clinique, avec froideur, humour, sans émotion. Pourquoi cette proximité/distanciation ? Pour se protéger ? Pour trier, éluder certaines choses et en dire d’autres explicitement, voire revenir à une forme de psychologie sans pathos ? Pour accéder à une généralité ?

Sans distance, sans humour, un tel livre est impossible : l’histoire, le personnage… C’est sans intérêt, enfin c’est un tout autre livre. Il s’agit d’un « Discours de la méthode », autrement dit d’un texte de portée « universelle » (!) : donc il n’y a pas de rôles mais des fonctions et le style est logiquement chirurgical. La première personne est surdimensionnée, elle englobe tout, les gens n’existent que dans leur relation à elle. On observe les rencontres entre les personnages comme un scientifique observe le choc entre deux molécules ou des rats subissant une décharge électrique… Si on caractérise trop les personnages, en les nommant par exemple, ça crée un effet de réel et une impudeur : or, le but ici n’est pas d’exposer ses entrailles, on n’est pas dans l’autofiction, on est impudique d’une autre manière. Parce que malgré cette distance, il s’agit quand même d’une histoire d’amour ! La distance est en partie celle que la narratrice prétend s’imposer, ce réflexe d’autodéfense par rapport à ses sentiments dont on a dit qu’il était vain. Face à la fatalité des sentiments, le sujet a beau se démener, lutter, tenter de fuir le réel, ce dernier le rattrape toujours. Le réel, dans le livre, c’est par exemple le téléphone qui sonne ou ne sonne pas. On ne peut le forcer ni à sonner ni à se taire.
Forme et références

Vos références sont le XVIe (Rabelais, les grands rhétoriqueurs…) et le XVIIe siècle (Descartes, Racine…). Ces influences sont revendiquées à la fois dans les thèmes (nous sommes gouvernés par nos humeurs…) et dans de nombreux effets de style. Comment, pourquoi ce décalage d’expression alors que vos personnages vivent aujourd’hui ? Qu’exprime-t-il ? Vous sentez-vous des points communs avec quelqu’un comme Perec, sur le thème de la contrainte formelle libératoire ?

Je crois qu’on n’écrit jamais avec le réel : on écrit avec les livres, les mots qui nous entourent, avec des choses déjà représentées. Dans Puisque nous sommes vivants, il y a d’abord Descartes comme parti pris, comme point de départ. Ensuite, il y a un travail d’écriture, or, écrire est une activité mémorielle : on se souvient de phrases, on constitue sa propre langue avec la langue des autres, on élabore son style par un travail avec les livres qui sont autour de nous. Quand le livre avance, le lien avec Descartes disparaît, parce qu’après la décision initiale, on va on ne sait trop où, parce qu’aussi, peut-être, on accède progressivement à sa propre écriture. Enfin, on cherche, on avance.

Graphomane ?

Vous évoquez « ceux qui lisent comme j’écris sans reprendre souffle et jusqu’à l’asphyxie ». Effectivement, vous avez publié trois livres en deux ans, et dans vos textes vous faites preuve d’une débauche verbale intarissable, presque jusqu’à l’exercice rhétorique consistant à enchaîner phrase après phrase sur un rien, un détail, le vide (« parfois je me demande bien si le but recherché n’est pas de ne jamais finir de parler »). On peut avoir l’impression que la famille dans un cas et la glande pinéale dans l’autre sont, sinon des prétextes, du moins des liens narratifs, des raccords entre des textes qui appartiennent à un continuum se dépliant implacablement et sans fin. Votre manière d’écrire est-elle effectivement boulimique ? Cherchez-vous à contrôler cette boulimie pour qu’elle n’asphyxie pas le lecteur ?

En fait, la parution de mon premier livre avait beaucoup traîné, donc entre-temps le deuxième était prêt et ils ont été publiés au même moment. Maintenant je n’ai plus d’avance, je suis en train d’écrire le quatrième et… je ne sais pas quand il sera terminé. Je n’écris pas tout le temps, mais lorsque je me mets à écrire, je continue jusqu’à la fin d’un passage. Ca peut durer vingt minutes ou deux heures, mais d’une traite. D’ailleurs j’écris à la main, j’ai besoin que le rythme de l’écriture corresponde au rythme de la phrase, de façon presque orale. Je ne peux pas travailler sur ordinateur, l’écran est une médiation gênante. Jusqu’à présent j’ai procédé en partant d’un titre, de grandes parties prédéfinies, d’une idée de départ, et à partir de là je me suis laissé porter en essayant de remplir la structure. Et ça a marché ! A ma propre surprise, ça s’est enchaîné naturellement, comme prévu initialement… J’ai besoin de me donner des prescriptions de départ, et ensuite de faire des découvertes. C’est pour ça, me semble-t-il, qu’en me lisant, on peut avoir l’impression de se lancer dans des directions différentes, et qu’en même temps ça s’enchaîne de façon implacable.

Suspension

L’écriture est implacable, et pourtant la conclusion reste en suspens. On oscille en permanence entre jubilation (par le goût des mots, l’humour, le plaisir de se raconter des histoires) et nihilisme puisque la marge de manœuvre du personnage est quasi nulle.

Oui, d’ailleurs, ce double aspect est déjà compris dans le titre. Puisque nous sommes vivants, c’est à la fois une sorte d’hommage jubilatoire à la vie et en même temps l’expression d’un désespoir résigné. Il n’y a pas de conclusion, mais un récit en cours. En principe, mon prochain livre sera plus gai ; il s’agit d’un personnage qui répète tout le temps qu’il est heureux. Enfin, c’est très léger pendant les vingt premières pages ; ensuite… on verra.

Propos recueillis par

Lire notre critique de Puisque nous sommes vivants