Troisième long métrage de Nicolas Klotz, Paria fait partie des rares films français immanquable de l’automne 2001. Grâce à la rigueur de sa mise en scène, il s’impose comme l’une des oeuvres les plus saisissantes sur un univers trop souvent occulté par notre regard. Rencontre avec un cinéaste avec lequel il va falloir désormais compter.

Chronic’art : Comment est née l’idée du film ?

Nicolas Klotz : De l’envie d’explorer une partie de la société que le cinéma exploite peu.

A aucun moment, Paria ne sombre dans le voyeurisme condescendant vis à vis des gens de la rue. Comment souhaitiez-vous les présenter ?

Je ne crois pas qu’on puisse dire qu’on veut montrer des choses. On a envie d’aller là… Je me méfie un peu de tous ces discours révoltés ou indignés. Ce n’est pas pour ça seulement qu’on y va. Un film ne naît pas d’une idée formidable, c’est plutôt l’immersion dans un désir qui t’amène à rencontrer des gens qui ont un rapport avec ce désir là. C’est vrai que le monde des sans-abris est un sous-monde qui n’a pas le droit à l’image. Quand on le croise dans la rue, on ne le regarde pas, il y a une répugnance, plein de fantasmes. Au contraire, avec le film, on voulait regarder ce qu’il y a dans l’humanité à cet endroit. Je me demandais aussi s’il était possible de tourner dans ce milieu sans le déformer pour les besoins du cinéma.

Paria est sans aucun doute une fiction mais on ne peut nier votre regard documentaire sur le monde de la rue. Comment avez-vous articulé ces deux approches ?

Il n’y a aucune volonté d’être documentaire. Tout est très écrit et mis en scène dans le film. On a juste essayé d’être le plus précis possible par rapport à la fiction. Le choix de la DV n’a rien à voir non plus avec une volonté de faire vrai. Jean-Marie Straub disait « le documentaire documente sur » et j’ai à l’inverse l’impression d’être aller au delà du seul désir d’informer les spectateurs. Je voulais amener la caméra jusqu’au point où l’on sent qu’on commence à être dans une réalité qui ressemble à ce qui peut effectivement se passer. C’est un peu comme dans le film de Pedro Costa, Dans la chambre de Vanda. A force de retourner dans cette chambre et ce quartier, Pedro Costa arrive peu à peu à mettre la caméra à une place où il y a une intimité forte avec des gens. Tu les ressens comme des personnes, et il ne s’agit plus simplement d’un premier regard.

Parfois le réalisme de certaines séquences, comme celle du ramassage des SDF dans le bus du Chapsa*, est en effet contrebalancé par votre mise en scène qui apporte un soin évident aux cadrages…

Le cadre dans le film provient d’une volonté de toujours travailler la distance, soit la casser complètement pour avoir le nez collé sur une peau ou sur un manteau à tel point que cela devienne informe et qu’on ait l’impression qu’on puisse entrer dedans, soit au contraire la dilater. Je voulais jouer avec les distances, les distordre, les remettre en question. Le cadre sert aussi à établir l’intervalle entre celui qui regarde et ce qu’on regarde. Le début du film, avec cette vitre qu’on ne voit pas, symbolise ces frontières invisibles qui divisent les gens par catégorie. Ce ne sont pas des frontière matérielles, il n’y pas de ghetto à Paris. Ce sont plutôt des limites mentales qui sont très difficiles à transgresser.
Quel a été le travail de préparation sur ce film ?

Une fois qu’on a eu le feu vert de la production, on s’est installé quelque part et on a rencontré pas mal de monde : des personnes qu’on choisissait dans la rue. Stéphane Batut qui s’occupe du casting et Héléna, ma fille, passaient leurs journées à chercher des gens. On faisait des essais au cours desquels on discutait beaucoup. C’est à partir de là que des couples se sont formés, que sont nés les partis pris de mise en scène.

La DV était-elle le moyen le plus approprié pour approcher les gens que vous filmez ?

Oui, il fallait garder un rapport intime avec les acteurs et trouver la distance juste avec chaque univers. Je pense qu’on aurait complètement été en porte à faux avec une caméra 35 ou 16 dans les scènes de ramassage avec Blaise. On serait arrivé avec trop d’argent, trop d’industrie derrière, trop de cinéma, en « colonisateur » de la vie en quelque sorte. Cela aurait été impudique de tourner en pellicule, on se met à éclairer de manière artistique…

La lumière du film est en effet très réelle. Quelle a été votre travail sur l’éclairage ?

Hélène Louvart (directrice de la photo, ndlr) a supprimé beaucoup d’éclairage dans chaque lieu car la vidéo réagit énormément à la lumière. Celle-ci devait être fidèle à l’oeil humain. On ne voulait pas définir des zones nobles dans un plan qui attireraient le regard. Il faut que le spectateur ailler chercher lui-même, qu’il exerce son regard.

N’aviez-vous pas peur de renforcer le dureté de certaines scènes ?

Non, parce qu’on a tout filmé sur le même mode, les appartements bourgeois comme les chambres de bonnes ou le centre d’accueil. La lumière est la même partout.

Est-ce qu’on peut dire que Paria est un récit d’apprentissage pour Victor, le héros du film ?

Oui, on suit son éveil au monde. Paria raconte la naissance d’un regard dans ce qu’il peut avoir de rencontre avec l’autre. L’autre est différent mais il te ramène à ta propre errance. Le personnage du vieux Blaise renvoie Victor à sa quête du père. Il n’y a que dans la rue qu’il pouvait être vraiment confronté à cela, parce la plupart des SDF ont souffert de l’absence du père. Il n’y a pas de père et pas de repère. C’est un tunnel.

Le film s’ouvre sur une scène étrange où l’on voit un jeune SDF déambuler dans le métro et improviser une sorte de danse qui finit par une chute. C’est une vision plutôt pessimiste…

C’était d’abord pour montrer qu’on n’était pas dans un univers documentaire puisque cette scène pose toute l’ambiguïté du statut de la fiction : qui est cet homme ? Est-ce qu’il est soûl, drogué ? Est-ce qu’il danse ? Cette scène reproduit en fait le mouvement intérieur du film, construit sur la chute. Pas une chute pour qu’il n’y ait plus rien mais au contraire pour se réveiller, rebondir. Victor ne voit plus le monde de la même manière qu’avant.

Pourquoi avoir choisi de raconter son histoire sous la forme d’un long flash-back ?

C’est une idée qui m’est venue assez vite, pour renforcer l’aspect cinématographique du film, l’éloigner encore plus du récit documentaire. Quand le film commence, on projette de plain-pied le spectateur dans quelque chose qu’il peut rejeter complètement. Il se prend cette réalité dans la gueule avec tout ce que cela peut entraîner de rejet, de distance. On est avec ces trois personnes et l’on se demande comment elles en sont arrivées là. C’est alors que le film repart en arrière pour raconter. Ensuite, lorsque l’on revient sur ce même moment, on se rend compte que notre regard a changé. On n’est plus dans la répulsion, on est embarqué avec eux, on est dedans et plus à l’extérieur comme au début du film.

Les deux héros de Paria sont interprétés par des jeunes hommes, Gérald Thomassin et Cyril Troley, qui ont peu ou n’ont pas d’expérience au cinéma. Etait-ce une volonté d’avoir des visages vierges ?

Oui, j’aime bien découvrir les gens, leur visage, leur être. Ce que la caméra peut capter d’un être humain, de son secret. Je n’arrive plus à croire aux acteurs, ils me font rire. Lorsque l’on voit tous les efforts qu’ils font pour faire oublier qui ils sont alors qu’on les voit tout le temps…

Vous les avez choisis parce que vous pensiez qu’ils ressemblaient aux personnages ou parce que vous aviez envie de les filmer ?

Les deux. Cyril Troley a nourri Victor autant que Victor a nourri Cyril. Il y a parfois un lien qui se fait entre un personnage imaginaire et quelqu’un de charnel. Je voulais filmer cette rencontre.

La fin du film nous donne l’espoir d’un avenir meilleur, au moins momentanément, pour Victor et Momo.

Je ne voulais pas achever le film sur une impasse. La remontée est réelle, on cherche un vrai chemin pour monter et non pas un happy end abracadabrant. Pour moi, les visages de Malika et Annabelle sont à ce moment une sortie possible du tunnel pour les deux héros. Mais si on regarde bien la scène entre Annabelle et Victor, on remarque qu’ils ne sont jamais dans le même cadre. On ne sait pas si Victor est devenu intouchable, s’il va se débarrasser de cette souillure qu’il a découvert, si la rencontre entre les deux va avoir lieu. Le film se termine sur une entière possibilité.

Propos recueillis par

* Centre d’hébergement et d’aide aux personnes sans abris

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