De sombres affaires juridiques nous ont longtemps privés des délicieuses expérimentations sonores de Neu ! (Michael Rother : guitariste, bassiste, claviériste et chanteur ; Klaus Dinger : batteur, percussionniste, chanteur, guitariste et claviériste) : un duo allemand qui eut l’idée saugrenue, en pleine période post-hendrixiennne, de mélanger improvisation rock et bidouillages électroniques. EMI réédite enfin les trois chefs-d’œuvre d’un groupe qui, de 1971 à 1975, allait donner toutes ses lettres de noblesse au krautrock.

Michael Rother, né en 1950, grandit dans une Allemagne profondément marquée par la musique anglo-saxonne. Les bases américaines sont un haut lieu de diffusion des disques de pop-rock. Personne n’ignore, en 1967, les bizarreries psychédéliques qui émaillent The Piper at the gate of dawn du Pink Floyd. Elles déposent les germes de bon nombre d’expérimentations à venir (Neu !, Faust, Can…). Et Moe Tucker est la principale source d’inspiration des futurs batteurs du krautrock.
De 1965 à 1970, le jeune Rother joue de la guitare dans un groupe de reprises, The Sound Of Spirit (W. Flur en est le batteur), dont le répertoire comprend des morceaux des Beatles, des Kinks et des Rolling Stones. Mais ne nous fions pas aux apparences : l’expérience au sein du groupe relève plus de l’exercice de style que de l’imitation servile, Rother ayant toujours été animé par le désir de créer quelque chose de singulier. Selon lui, cette quête d’unicité -qu’il partage avec d’autres musiciens de sa génération- est associée à la politique de W. Brandt. Avec S.O.S, Rother réfléchit donc au moyen de dépasser le modèle anglo-américain. La prestation de J. Hendrix à Woodstock lui ouvre de nouveaux horizons. Le court-circuitage de l’hymne américain le subjugue. Sans doute comprend-il alors que le détournement de la tradition peut passer par la déformation du matériau sonore.

L’itinéraire de Kaus Dinger est d’une frappante similitude. Il débute la batterie à l’école et joue dans le groupe No (1966) dont les influences sont en tout point comparables à celles de S.O.S. Abandonnant ses études d’architecture, il bat ensuite la mesure pour The Smash. De nombreux concerts lui permettent alors de vivre de ses baguettes. A l’automne 70, Florian Schneider, qui enregistre le premier album de Kraftwerk, fait appel à lui. Florian apprécie le jeu sec et nerveux de Dinger mais Ralph Hütter, qui rêve déjà d’une musique moins humaine, désapprouve les cadences tribales du nouveau venu. C’est l’enregistrement d’une B.O., à laquelle est convié Rother, qui mettra le feu aux poudres : Hütter, dépité par le caractère primitif de la musique, claque la porte. S’ensuit toute une période de concerts où Kraftwerk (Dinger, batt. ; Rother, guitare ; Schneider, violon électrique) joue au côté de Can dans les festivals allemands et les shows tv. Mais les choses se dégradent peu à peu. Les tensions entre Dinger et Schneider deviennent insupportables. Rother et Dinger quittent alors le groupe en 71 et fondent Neu !
Le duo loue quelques mois plus tard un studio à Hambourg et enregistre son premier album, intitulé Neu !, en quatre nuits, le prix de la location étant moins élevé la nuit. Aucun des deux musiciens ne sait à quoi ressemblera le disque. Tout au plus ont-ils quelques idées concernant la mélodie, le son et le choix des instruments (guitare, synthétiseur et batterie). C’est donc au cours d’improvisations nocturnes que naîtront les principales caractéristiques du binôme allemand : un rythme à la régularité métronomique qui repose sur un jeu rapide, sec et ponctué de roulements convulsifs (Negativland); des notes de guitare égrenées de manière lancinante et répétitive (Hallogalo) ; une simplicité technique souvent exacerbée (l’instinctivation du chant sur Liber Honig) ; la suppression de toute distinction entre couplet et refrain ; un goût prononcé pour les morceaux longs et planants (Weissensee). Hallogalo et Negativland illustrent l’un des aspects les plus singuliers de cette musique. Ces deux pièces instrumentales, qui reposent sur la mise en boucle d’un riff unique, n’ont ni début ni fin (Negativland s’achève par un cut). Elles s’apparentent à de longs mouvements tourbillonnants, continuellement réactivés par l’adjonction de nouveaux instruments ou la modification du tempo. Neu ! crée ainsi un univers marqué par le retour régulier des mêmes accords ; un monde où le paysage sonore, parce qu’il ne connaît pas de véritable essor, demeure en suspens. Il en résulte une extraordinaire tension : l’auditeur croit toujours (à tort) que quelque chose va advenir, comme le laissent entendre les fréquentes montées du volume ou l’intensification soudaine des roulements de batterie. L’album est aussi le fruit d’un intense bidouillage en studio : le duo superpose des lignes de guitare ou des couches de synthétiseur, ajoute des bruits en tout genre (marteau piqueur -dont se souviendra la musique industrielle- et applaudissements sur Negativland), incorpore des bandes passées à l’envers (Hallogalo), enchaîne les morceaux selon le mode du fondu (Weissensee) et modifie à sa guise le rendu sonore de l’ensemble (jeu avec la stéréophonie). Ainsi habillent-ils de manière conceptuelle (récurrence de certains bruits telle la promenade en barque qui clôt le disque) l’énergie brute issue des séances d’improvisation. Une telle alliance doit beaucoup au génie de C. Plank, ingénieur du son et producteur des plus grands groupes de la scène allemande (Faust, Kraftwerk, Cluster) L’album, qui sort sur le label Brain Record, connaît un certain succès en Allemagne.
Rother utilise en concert des bandes préenregistrées contenant des lignes de guitare ou de basse supplémentaires. Une telle approche de la musique, qui deviendra courante avec l’apparition du sampler, déconcerte le public qui boude toutes les prestations du groupe. A cela s’ajoutent d’innombrables problèmes techniques dus au caractère artisanal du procédé. Il ne reste plus alors qu’à inviter d’autres musiciens sur scène : Uli Trepte de Guru Guru ou E. Kraneman de Kraftwerk. Mais là, le duo se heurte à l’incompréhension générale. Découragés, Dinger et Rother abandonnent tout projet de concert (fin 72).

L’aventure discographique se poursuit en 73 avec Neu ! 2. Influencé par l’esthétique warholienne, Dinger se contente d’ajouter le chiffre deux (à la bombe) sur la pochette du disque. La face A, particulièrement soignée, s’inscrit dans la continuité de l’opus précédent. Les quatre pièces, qui s’enchaînent de manière plus fluide (les transitions entre les morceaux sont assurées par divers bruits tels le ressac ou le vent), approfondissent les liens entre espace et musique : traitement panoramique du son et flangérisation (Für immer). Mais l’enregistrement de la première face prend un temps infini et il ne reste plus qu’une nuit pour achever l’album. Dinger se souvient alors du single Neuschnee / Super sorti quelques mois plus tôt. Il passe les morceaux sur un tourne-disques, violente la tête de lecture et change les vitesses d’écoute. La seconde moitié du disque se présente comme le compte rendu sonore de ces manipulations. Pour bon nombre d’irréductibles, tout cela n’est que fumisterie. Il s’agit pourtant de l’une des expériences les plus intéressantes du groupe : la lente appropriation par l’auditeur d’un même morceau à travers des vitesses d’écoute différentes qui révèlent à chaque fois une facette particulière. Outre l’effet d’attente, un tel procédé joue avec les tonalités : en 78-tours, les vélocités rythmiques de Neuschnee confinent à l’hyperbole et suscitent le rire ; Super, passé en 16-tours, métamorphose les voix en grognements inquiétants. Casseto, qui provient d’une bande déformée par un lecteur défectueux, nous plonge dans l’étrange. Les hurlements plaintifs de Lieber honing ainsi qu’une certaine radicalisation expérimentale révèlent que, avec ce disque, le groupe franchit un pas de plus vers le primitivisme rock.
Le problème des prestations scéniques est loin d’être résolu et lorsque United Artist propose au duo de jouer en Angleterre, de nouvelles tensions éclatent. La séparation ne se fait guère attendre. Rother part rejoindre Moebius et Rodelius de Cluster. Les trois musiciens donnent naissance au groupe Harmonia où les découvertes du free jazz servent au développement d’une musique évanescente. Pendant ce temps, Dinger crée sa propre maison de disques, perd énormément d’argent et se voit abandonné par Anita, petite amie et muse du batteur. Ces faits, volontiers anecdotiques, annoncent pourtant la hargne et la sauvagerie de certains titres de Neu ! 3. Dinger, en effet, a toujours traduit musicalement sa propre expérience et ses humeurs.

Convaincus qu’ils ont encore des choses à dire, les deux membres du groupe se réunissent une dernière fois en 75 pour enregistrer Neu ! 3. D’aucuns disent que c’est leur disque le plus abouti. C’est en tous les cas celui où s’affirme le plus nettement le contraste entre les deux individualités du binôme : les pièces planantes comme Isi, Seeland et Flammende herzend, émanent des expériences soniques d’Harmonia tandis que les morceaux d’une facture pré-punk (Hero, After eight) témoignent de la rage qui anime alors Dinger. Sur Flammende herzend, quelques accords de piano enveloppés dans le bruit incessant du flot éveillent une voix vaporeuse qui peine à parler ou à chanter. La mer engloutit cette belle méditation sur le silence (grande légèreté du doigté, caractère imperceptible de certaines inflexions du chant). Sur la face B, les musiciens sont accompagnés de deux batteurs : le frère de Klaus (Thomas) et Hans Lamp. D’une simplicité primaire et jouissive, les attaques guitaristiques de Hero, qui dispensent leur distorsion par salves, soutiennent les vociférations haineuses du batteur. Sur ce disque, la maîtrise du travail en studio est stupéfiante. Les collages sonores (pluie, orage, mer, vent) se fondent harmonieusement dans les différentes pièces. L’album met ainsi en œuvre tout un système d’échos dans lequel les différents morceaux s’interpénètrent sans fin (E-musik contient, par exemple, un passage de Seeland). Ce chef-d’oeuvre accompli, Rother rejoint les membres d’Harmonia tandis que Dinger crée avec son frère et Hans Lamp le groupe La Düsseldorf.
La musique de Neu ! n’a pas pris une seule ride. Suscitant l’adhésion immédiate de nos instincts, elle révèle les charmes infinis d’un univers tournoyant dans lequel le temps est mis en boucle.

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