Après la réédition du magnifique et sulfureux « Les Moins de seize ans », Gabriel Matzneff sort de l’ombre « L’Archimandrite », son cultissime et introuvable premier roman. De son entrée en littérature à son prochain livre en passant par sa haine des bigots et son rejet du sexuellement correct, entretien avec l’un des grands écrivains français d’aujourd’hui.

Chronic’art : Pourquoi avoir appelé ce premier roman L’Archimandrite plutôt que Razvratcheff, nom de son personnage principal ?

Gabriel Matzneff : L’archimandrite n’est effectivement pas le personnage principal, mais je voulais indiquer dès le titre que le roman se déroule en grande partie dans le milieu de l’émigration russe, ou plutôt de ce qu’avait été ce milieu : quand j’étais adolescent, la vraie immigration russe, celle de mes grands-parents, était moribonde. On parle aujourd’hui de « français d’origine russe »… Ce titre, donc indique plutôt une atmosphère ; mais enfin l’archimandrite, s’il n’est pas le personnage principal, joue malgré tout un certain rôle…

Quel effet cela fait-il de relire son premier livre ?

Quand je relis ce roman, je suis surtout sensible aux défaut techniques. Par exemple, je trouve qu’il y a trop de conversations. Ce sont des conversations « à la russe », comme dans les romans de Dostoïevski : on discute autour d’une tasse de thé, on parle de Dieu, de l’amour, de la mort, de l’avenir de l’Europe… Il y a dans certains chapitres un peu trop de dialogues et de style direct. Dès mon deuxième roman, Nous n’irons plus au Luxembourg, j’ai tenté de mettre davantage de style indirect, narratif. Un roman ne doit pas ressembler à une pièce de théâtre. Beaucoup de romans, aujourd’hui, ont trop de dialogues. Evidemment, on va à la ligne, c’est plus facile ; ensuite on remet à l’éditeur un manuscrit de 300 pages qui, en fait, contient peu d’écriture. Des petites phrases courtes, comme dans les polars, qui n’ont rien à voir avec l’art d’écrire.

Et par-delà l’aspect stylistique ?

Malheureusement, je n’ai pas beaucoup changé. Je dis « malheureusement » parce qu’on aimerait pouvoir dire que l’on a changé, que l’on a fait de progrès spirituels, mais ce n’est pas vrai. Sur le fond, j’ai mis beaucoup de moi dans ce premier roman, bien qu’il ne soit pas autobiographique ; le personnage principal, Razvratcheff, parle beaucoup de Matzneff. Et ce Matzneff-là n’a pas changé. Je pense que vous et moi sommes ce que nous étions à l’âge de douze ans. On peut changer extérieurement, bien sûr, devenir croyant alors que l’on était athée, passer de la droite à l’extrême gauche, être homo après avoir été hétéro, etc. Mais sur le fond, les traits de caractère sont immuables. Razvratcheff est ombrageux, susceptible et impatient ; je suis ombrageux, impatient, susceptible, un peu suicidaire et un peu désespéré, tout en adorant la vie. Ce sont des traits de caractère qui « permanent ».

Dans la nouvelle préface de L’Archimandrite, vous dites qu’en 1966 vous n’aviez pas encore assez aimé ni souffert pour pouvoir parler d’amour…

Et même pour pouvoir parler des personnages féminins ! J’ai beaucoup progressé dans leur analyse psychologique, dans la capacité de les faire vivre avec toute leur complexité, leur caractère. Peut-être la connaissance que j’avais des femmes dans ce premier roman était-elle un peu insuffisante, mais enfin, je ne vais pas non plus le déprécier.
J’ai entendu dire qu’un autre écrivain avait lui aussi réédité (plus exactement édité : il s’agit du Salomé de François Weyergans, ndlr) son premier roman, mais qu’il l’a complètement réécrit. On peut faire ça, pourquoi pas… Moi, je le réédite tel qu’il est, avec ses défauts et ses naïvetés. Vous savez, un premier roman, je trouve que ça a du charme, charme auquel ses défauts participent. Et puis, c’est une époque… A propos de changement, il y a une chose qui me fait rigoler, ce sont les reportages sur « les années 1960 », « les années 1970 », « les années 1980 » : moi qui les ai vécues, je n ai pas vu tellement de modifications. Il n’y a pas eu de rupture. Si vous relisez les quelques tomes de mon journal intime, vous ne verrez pas de transformations spectaculaires d’une décennie à l’autre, ce découpage est artificiel, un truc de journalistes… Est-ce qu’on tombe amoureux différemment aujourd’hui ? Est-ce que l’on fait l’amour, est-ce qu’on rompt, est-ce qu’on devient jaloux autrement ? Evidemment, il y a le portable, les cartes de crédit, Internet, mais c’est la surface, l’écume.

Une différence, tout de même : on ne dit plus ce qu’on veut, aujourd’hui.

Ah, oui ! Il y a aujourd’hui une sorte de connerie triomphante, un ordre moral, aussi bien chez des gens de droite (Madame Boutin) que chez des gens de gauche (Madame Royal). La connerie est au pouvoir, elle s’installe dans les milieux politiques, l’obscurantisme et le pharisaïsme triomphent sur la planète entière. D’un côté vous avez Khomeiny, de l’autre vous avez Bush. Ici on avait Jean-Paul II que, Dieu merci, le seigneur a rappelé à lui (qu’il soit béni). Je pense que Ratzinger sera plus intelligent. Bref, il y a une atmosphère d’ordre moral et de « cucuterie » bien-pensante et vertueuse. De nos jours, le, Razvratcheff du roman est orphelin. Je me sens de plus en plus étranger dans cette société…

Comment expliquez-vous cette évolution ?

A mon avis, c’est à cause de l’arrivée en Europe des ligues de vertu américaines. Faire des procès pour immoralité à des cinéastes, à des écrivains, à je ne sais qui, ça vient des Etats-Unis. Je devrais d’ailleurs parler des ligues de  » prétendue  » vertu, car tous ces gens des associations pour la défense de la jeune fille et de la moralité sont des vicieux refoulés et des pervers cachés. Ils accumulent les listes de proscription, mais il serait intéressant d’aller fouiller dans leur vie privée à eux. En 1942, ils auraient dénoncé des juifs, aujourd’hui ils dénoncent les libertins. Ce qui me choque le plus dans tout cela, ce n’est finalement pas tant que des hypocrites créent des associations pour faire régner l’ordre moral que la façon respectueuse qu’ont les journalistes de les interviewer : au lieu de leur dire leur fait, ils leur lèchent le cul d’une façon incroyable. Quand on interviewe quelqu’un, on n’est pas obligé d’être du côté du manche, du pouvoir, du politiquement et sexuellement correct. Les journalistes sont les nouveaux curés. La messe aujourd’hui, ce sont ces types qui nous expliquent à la radio et à la télévision ce qu’il faut penser pour être correct ! J’ai jamais appartenu à une rédaction, je n’ai jamais été « journaliste » au sens strict du terme, mais j’ai donné beaucoup de textes au Monde, à Combat et à d’autres journaux : l’idée était toujours de subvertir l’ordre, de dire une parole neuve, libératrice, scandaleuse même. Autrement, pourquoi prendre la plume ?
Dans Cette camisole de flammes, vous écrivez ceci : « Mon roman sera le roman de la non-insertion dans la société adulte : à la fois refus de s’insérer et impuissance à s’insérer »…

Je ne suis pas plus inséré maintenant que lorsque j’écrivais ces lignes… La famille spirituelle à laquelle j’appartiens, celle de Byron, de Baudelaire, de Dostoïevski, de Nietzsche, n’est pas une famille d’insérés. Ils se sentent à l’écart de la société. C’est pour cela que j’ai écrit, pour exprimer le désespoir de me sentir si différent. Si je m’étais senti bien dans ma peau quand j’étais adolescent, je n’aurais sans doute jamais écrit.

Il faut donc le cultiver, ce désespoir ?

Ah ! Le désespoir est à cultiver, de même que le sentiment de la différence. Et l’ennui, aussi ! Ce qui m’inquiète aujourd’hui, c’est que l’enfance -pas la petite enfance peut-être, mais disons l’enfance de 12 à 16 ans, l’adolescence- perde son ennui. L’ennui, à cet âge-là, est très formateur. C’est l’ennui qui produit les futurs artistes, les compositeurs, les peintres, les écrivains. J’ai peur qu’aujourd’hui on s’ennuie moins.

Houellebecq dit de la jeunesse aujourd’hui qu’elle a perdu sa sensibilité, un certain altruisme naturel, et qu’elle peut devenir inhumaine.

Je pense le contraire car je rencontre des adolescents des deux sexes (surtout des filles, cela dit) qui sont très sensibles et révoltés par la bêtise du monde qui les entoure. Peut-être Houellebecq est-il meilleur sociologue que moi, et sans doute réfléchit-il davantage sur l’état de la société dans ses livres. Il parle de la jeunesse qu’on voit à la télévision, celle que l’on montre, celle dont on parle. Il est certain que c’est une jeunesse débile ; je ne dirais même pas qu’elle manque de sensibilité, je dis vraiment qu’elle est débile. Mais il y en a une autre, dont on parle moins, qui existe et qui lit nos livres.

Dans votre préface, vous vous présentez en nouveau Nostradamus, en écrivain visionnaire…

Vous savez, les écrivains voient pas mal les choses. Outre mes romans et mon journal, j’ai aussi publié des essais, des recueils de textes sur la politique étrangère et intérieure où je n’ai pas écrit trop de bêtises dont j’aurais à rougir. Sur la crise au Proche-orient, j’ai publié en 1971 un petit journal de voyage intitulé Le Carnet arabe, où je parle de la question palestinienne. Il avait fait un peu scandale à l’époque mais il est toujours réédité : je n’en change pas une ligne car il est encore plus juste en 2005 qu’il ne l’était à l’époque. On dit toujours que les écrivains racontent des bêtises en politique : c’est faux. Nous sommes parfois plus lucides que les politiques de profession. Peut-être parce qu’on a un peu plus de recul, ou parce qu’on est un peu plus cultivé, qu’on connaît un peu plus l’histoire. En ce moment, on lit sur la Syrie des choses d’une profonde bêtise. Il paraît que le gouvernement syrien est responsable de l’assassinat de je ne sais quel politique libanais : si vous prenez une carte du Proche-Orient, disons en 1902, ou même en 1914, vous verrez qu’il y avait un seul pays là-bas, la Syrie ! La Syrie est le pays le plus dépecé de toute la région. C’est comme si, en l’espace de cent ans, on avait volé à la France la Bourgogne, l’Ile-de-France, le Pays Basque et la Bretagne ! Et on voudrait que les Syriens ne réagissent pas ? Voilà, c’est cela, l’inculture historique. Les gens sont ahuris d’informations et ne comprennent rien.

Et dans l’Archimandrite, qu’avez-vous vu qui soit juste ?

L’Archimandrite est une histoire d’amour. J’y décris un milieu qui n’a pas été tellement analysé. Quand j’ai publié ce livre, plusieurs critiques ont dit que je faisais entrer l’église orthodoxe dans le panorama littéraire français : les protestants, les catholiques, les juifs y existaient déjà, l’Eglise orthodoxe non. C’est un des intérêts du livre… Mais je ne décris pas seulement des églises orthodoxes : je décris aussi des endroits disparus, comme la piscine Deligny, qui joue un grand rôle dans mes romans et dans mon journal intime.
Le terrain de chasse ?

C’est un terrain de chasse, mais aussi un endroit pour jouer au ping-pong, pour bronzer, pour voir des copains, un terrain de divertissement.

Quand vous en parlez de cette piscine, vous employez souvent un vocabulaire cynégétique. Razvratcheff apparaît comme le « prédateur » venu « lever des créatures »…

C’est vrai… « Lever quelqu’un » ! Maintenant, on dit draguer.

Razvratcheff est comparé à un « grand méchant loup »…

Les gens disent volontiers que c’est un méchant loup, mais je trouve Razvratcheff très gentil ; d’ailleurs, c’est l’avis des jeunes filles qu’il aime…

Vous vous retrouvez dans ce personnage ?

J’ai mis beaucoup de moi-même dans ce personnage ! Je vais publier en mars prochain mon huitième roman (huit romans, ce n’est pas énorme dans une vie, mais enfin) : on retrouve certains des traits de son caractère dans les personnages que j’y invente. On exprime son propre univers, son expérience de la vie, et on les prête à des personnages divers. L’auteur est toujours derrière.

Razvratcheff semble incapable de goûter au bonheur.

Il souffre d’une espèce d’insatisfaction, d’angoisse, c’est un garçon très tourmenté. Je crois que dès le début du roman, il a envie de se suicider. A un moment, il a une conversation avec un de ces prêtres convertis, le père Carderie : il lui dit qu’il va bientôt partir en voyage aux Etats-Unis, mais je pense qu’il fait allusion à son suicide. Quelqu’un qui a déjà décidé de se donner la mort (j’ai beaucoup écrit sur le suicide, sujet qui m’a beaucoup inspiré) n’est plus en état de jouir des bonheurs paisibles. En ce qui me concerne, je cherche le bonheur mais en même temps… La béatitude n’est pas un état créateur. Je vous donne un exemple : j’avais pensé à un roman sur le mariage mais, quand je me suis marié, je n’ai pris aucune note j’étais heureux. Il a fallu que mon mariage entre en crise pour que je reprenne mon stylo et que je parte écrire mon roman, Isaïe réjouis-toi. C’est un livre sur la dissolution du mariage. Une crise, une rupture, une douleur, une épreuve de santé sont toujours une source d’inspiration.

Votre prochain roman s’intitulera Voici venir le fiancé. Quel en est le sujet ?

Le Fiancé est en fait un chant de la semaine sainte orthodoxe. On reste dans les questions religieuses… Le roman, que j’ai commencé en mai 2004 à Naples, se passe pour partie en Italie : il débute à Naples et se termine à Venise. Entre-temps on va à Rome, à Paris et en Suisse. Il y a beaucoup de personnages : trois couples. Un couple lesbien, avec une femme âgée et une jeune fille, la première agnostique et athée et la seconde croyante (elle peint même des icônes) ; un écrivain et son ex-petite amie, redevenue sa maîtresse ; un cinéaste amoureux d’une jeune cinéphile qui écrit dans des revues de cinéma. Il y a dans ce livre toute une réflexion sur l’influence des moyens modernes de communication sur l’amour, avec les SMS, par exemple. On y trouve également des homme plus âgés qui voient passer le temps et sentent approcher la grande vieillesse, la mort et, peut-être, une certaine lassitude d’exister.

L’amour en sera donc le thème principal ?

Ah ! Il y a plusieurs thèmes qui s’entrecroisent. Mais je pense que le thème principal est quand même l’amour de la vie. Il y a une certaine mélancolie dans ce roman, voire un certain désespoir, mais surtout un grand amour de la vie, avec cette sensation de la vie qui s’écoule et cette volonté de ne pas la laisser s’échapper. C’est un roman contre l’oubli.

Vos journaux intimes inédits ne paraîtront-ils qu’après votre mort, ainsi que vous l’avez prévu ?

Non : j’ai décidé de reprendre la publication de ces journaux intimes. Après ce roman, je publierai l’un d’entre eux. Je suis justement en train de les dactylographier…

Propos recueillis par

L’Archimandrite, de Gabriel Matzneff (La Table Ronde)