Pour la première fois, les écrits politiques de l’auteur du « Passe-muraille » sont réunis dans un recueil. L’occasion de dissiper un peu la brume sulfureuse qui l’a toujours entouré…
Bien des choses ont été dites sur les positions politiques de l’auteur du Passe-muraille, parfois à tort et à travers : anarchiste pour certains, il est réactionnaire pour d’autres, ou déclaré suspect parce qu’ayant poursuivi ses activités journalistiques durant l’occupation. Pour mieux cerner la question et parler en connaissance de cause, il aurait fallu plonger dans la documentation éparse que constituent ses innombrables articles publiés dans la presse entre 1933 (lorsque, à l’invitation d’Emmanuel Berl, il commence à donner à l’hebdomadaire Marianne un billet d’humeur régulier) et 1967, année de sa disparition. Jamais elle n’avait été rassemblée en volume : c’est l’écrivain Pol Vandromme qui suggéra un jour à Michel Lécureur, éditeur des Oeuvres romanesques d’Aymé en Pléiade, de mettre au point cette sélection de textes parus dans différents livres et journaux, avec l’idée que leur lecture permettrait de dissiper nombre de préjugés et de révéler l’image d’un observateur de son temps bien plus nuancé qu’on ne le dit. De la montée du nazisme, commentée avec une vive ironie dans plusieurs articles pour Marianne en 1933, à l’installation de la dictature mussolinienne (qu’il brocarde dans une délicieuse nouvelle de trois pages sur la liberté de la presse en Italie), les premiers textes recueillis révèlent un esprit libre dont l’humour véhiculait les doutes et les inquiétudes. La longue série de textes qu’il consacra ensuite aux scandales qui jalonnèrent l’histoire de la Troisième République (l’affaire du gendre du Président Grévy, Panama, Dreyfus, Stavisky, Salengro…) vaut le coup d’œil et, tant pour sa critique de la corruption des élites que pour sa sombre vision du régime représentatif et du parlementarisme, n’a sans doute rien perdu de son actualité. En 1938, Aymé publia même au Sagittaire un essai intitulé Silhouette du scandale ; Lécureur en extrait des lignes qui, rapportées à quelques événements récents (le scandale Lewinsky aux Etats-Unis et la perplexité goguenarde avec laquelle l’a regardé le public français, que les frasques extraconjugales de ses hommes politiques n’ont jamais beaucoup dérangé -voir le peu de cas qu’il a fait des histoires de filles ou fils cachés de ses présidents, malgré les efforts de Jean-Edern Hallier ou de Guy Birenbaum pour l’y intéresser), s’avèrent particulièrement croustillantes : « En France, où le scepticisme des électeurs exige peu des hommes de gouvernement, les affaires de mœurs n’entraînent jamais le scandale politique. La droite fait toujours un mauvais calcul quand elle entreprend un adversaire politique sur la liberté de ses moeurs ».
Ailleurs, à l’occasion d’un commentaire des projets de réforme constitutionnelle, ses railleries dessinent la réputation d’anarchiste qu’on se plaira par la suite à lui faire ; il propose de remplacer les trois lois de 1875 par un article ainsi rédigé : « Article premier et unique. Il n’y a pas de Constitution ».
« Je me fous du socialisme »
Sous l’occupation, Aymé, réformé pour sa santé fragile, continue irrégulièrement d’écrire dans la presse (Marianne, Aujourd’hui, Les Nouveaux temps). De janvier 1942 à l’automne 1943, il donne des textes à Je suis partout, dont il connaissait le rédacteur en chef, Brasillach ; de cette série, on ne découvrira ici qu’un seul texte, choisi pour son rapport direct à la politique. Les mots se font vifs : « Je me fous du socialisme et de ses cabotineries. Je le vois comme une béante, désespérante et triste et grise nécessité à subir avec la résignation des bêtes domestiques, un inévitable ratatinement de l’homme et de la société humaine, qui ne m’arrachera jamais un frisson d’espérance ni un trémolo d’enthousiasme ». Cette année à Je suis partout donnera sans doute du grain à moudre aux accusateurs de l’écrivain ; lui ne se sentait pas lié par l’idéologie du journal, et ne se priva pas de condamner l’obligation du port de l’étoile jaune, dans un texte malheureusement disparu qu’on ne connaît que par la référence qu’y fait Janson dans ses 70 ans d’adolescence. « Marcel Aymé le silencieux, Marcel Aymé dont l’impassibilité n’était qu’apparente, écrivit sous le coup d’une émotion qu’il ne put, ni ne voulut maîtriser, un article d’une violence inouïe contre les responsables de ces mesures ignobles et humiliantes qui nous atteignaient tous ». Les imprimeurs, précise-t-il, avaient fait du texte un tiré à part qu’ils avaient fait circuler autour d’eux. La virulence d’Aymé s’exprimera souvent dans ses textes de l’après-guerre. Dans des pages inédites, il stigmatise le « ton prudent, feutré, cafard et baise-cul, fleurant la ligue patriotique, le cabinet noir, l’antichambre ministérielle et la sacristie révolutionnaire » des homme de lettres de son temps, tout à la crainte du soupçon de vichysme ou de mauvaise grâce révolutionnaire. La peur, dit-il, n’agit pas moins que sous l’occupation.
Ailleurs, à l’occasion de l’arrestation de Maurice Bardèche, cousin de Brasillach, il condamne « l’esprit de haine partisane » qui tient lieu de justice au pays durant l’épuration (pour Aymé, toute opinion doit pouvoir être exprimée : des écrits de Brasillach, il dira fermement en 1950 que « chacun était en droit de les trouver déplaisants », mais que « nul ne pouvait, de bonne foi, songer à lui faire crime » -jamais il ne pardonnera à De Gaulle de l’avoir laissé fusiller) ; plus tard, il regrettera que la République tienne en exil Céline, « le plus grand écrivain français actuel et peut-être le plus grand lyrique que nous ayons jamais eu ». Lécureur a l’excellente idée de reproduire la préface qu’Aymé écrivit aux Oeuvres complètes de l’auteur du Voyage, chez Balland, en 1961 : le regard qu’il porte sur la fade littérature de son époque, la façon enflammée qu’il a de parler de Céline et son sentiment sur la légende ambiguë qui entoure le personnage en font un des passages les plus passionnantes du volume.
Les idées et les crimes
Dans des présentations sobres et précises, qui jamais n’empiètent sur les textes, Michel Lécureur restitue brièvement leur contexte historique et attire discrètement l’attention sur leurs aspects les plus importants. L’ensemble laissera perplexe quant aux convictions réelles de l’écrivain, pour autant qu’il en eût. Si on veut les chercher malgré tout, c’est en négatif qu’il faudra le faire, en regardant tout ce qu’il n’est pas : ni, gaulliste, ni communiste ; et d’un point de vue partisan, ni de droite, ni de gauche (« Qu’ils soient de droite ou de gauche, je n’ai à l’égard des partis que des réactions d’hostilité et sans le secours d’aucune réflexion »). Toutes ces soustractions faites, reste une indépendance farouche, une liberté soigneusement préservée des groupes d’intérêts, des coteries et des sirènes idéologiques. Aymé se dit « vacciné contre les enthousiasmes politiques », affirme n’avoir « pas de religion politique » ; comme Brassens à propos des oncles Martin et Gaston, il aurait presque pu chanter : chacun pour ses amis, tous les deux ils sont morts / moi qui n’aimais personne, eh bien je vis encore. Libertaire, Aymé ? Voire. Dans un paragraphe de 1956 qui mérite d’être médité, il s’en prend à l’une des « plaies de notre époque (et de beaucoup d’autres) » : « Nous apprenons que pour certains intellectuels de gauche (ils ont, bien entendu, leur pendant à droite) il existe des catégories d’individus qui n’appartiennent pas à l’espèce humaine, et qu’il est honorable de réclamer leur mise à mort ou de les abandonner à la main du bourreau. Tels sont les collaborateurs, les nazis et, plus généralement, les fascistes, ce dernier terme, dont la signification est des plus vagues, pouvant fort bien désigner tous les gens qu’on a dans le nez ». L’idée n’est jamais un crime, le soupçon une science à toujours proscrire. Les chasses aux sorcières actuelles auraient sans doute beaucoup inspiré Marcel Aymé, l’esprit libre.
Marcel Aymé : Ecrits sur la politique, 1933 – 1967, rassemblés et présentés par Christiane et Michel Lécureur (Les Belles Lettres / Archimbaud)