En l’espace de trois fictions -« La Promesse », Rosetta et Le Fils-, le cinéma des Frères Dardenne s’est imposé comme un système original où la caméra tient une place essentielle : à la fois outil de traque, créatrice de tension et lien chaotique entre l’intériorité des personnages et le spectateur. Non pas un dogme exclusif, mais une entreprise ouverte qui semble construite pour accueillir les errements moraux d’êtres en rupture.

Chronic’art : On dit parfois qu’un film se fait toujours contre le précédent. Or, on a l’impression que Le Fils a été fait pour Rosetta.

Luc Dardenne : Nous ne nous sommes pas posés la question en ces termes, mais nous avons évidemment pensé au rapport entre les deux films. Dans Rosetta, on a essayé d’être dans l’énergie de l’effort fourni par cette jeune fille. Quand il y a un silence, c’est une tension, comme si on essayait de passer à travers quelque chose, d’aller vers l’avant, toujours. Dans Le Fils, on est plutôt dans une tension liée à une attente. Donc, nous avons décidé de travailler différemment avec la caméra. Bien sûr, elle bouge aussi, mais il nous semble qu’elle voyage plus autour d’Olivier, le personnage, qu’elle n’est avec lui que dans l’action. D’où ces mouvements un peu plus fluides. D’ailleurs, ce n’est pas une caméra à l’épaule, elle est tenue en main. On a désolidarisé l’oeilleton de visée afin d’être perpendiculaire aux choses, aux corps, dans la position d’un menuisier qui mesure. On voulait faire sentir à travers ses mouvements un léger déséquilibre, à l’image d’Olivier qui, contrairement à Rosetta, n’avance pas tout droit mais hésite, revient en arrière, bifurque. Comme dans un labyrinthe. En plus il ne sait pas très bien pourquoi il avance.

Vous cadrez vous-mêmes ?

Jean-Pierre Dardenne : Non, nous travaillons avec un cadreur. On répète beaucoup, mais on ne s’occupe ni du cadre, ni de la lumière, ni du son. On délègue tout ça à nos collaborateurs.

L.D. : Sur le plateau, on se repose ! (rires)

Ce qui lie peut-être les deux films, c’est la question du regard. Rosetta avance sans regarder personne, jusqu’à ce dénouement où, enfin, elle lève les yeux vers l’autre. Olivier, dans Le Fils, regarde sans arrêt quelqu’un, jusqu’à cette fin où tous les deux regardent quelque chose, ensemble.

L.D. : Oui, c’est vrai. Rosetta finit par regarder quelqu’un qui la regarde, tandis qu’Olivier regarde l’autre quand celui-ci ne le regarde pas. Quand il sent les yeux de Francis sur lui, il détourne les siens. On a travaillé les regards dans ce sens là.

J-P.D. : Oui, on le travaille à l’écriture, avec des indications que l’on note et dont on se souvient sur le plateau, pendant les répétitions. Mais finalement, on repart à zéro au tournage.
Alors que Rosetta avançait d’un trait, d’un mouvement permanent, Le Fils avance par énigmes, et résolutions d’énigmes. Par explosions.

L.D. : C’est comme le Petit Poucet, caillou par caillou… On a pensé le film comme cela. La progression du film est simple à l’écran, mais très compliquée à construire. Il faut ajuster ces explosions, les distribuer sur la durée du film. Par exemple, une scène qui intervient tard dans le scénario peut se retrouver tôt dans le film, ou inversement, parce que nous devons gérer l’attente du spectateur.

J-P.D. : Il faut juger le moment où il peut décrocher, et lui fournir une réponse à ce moment là, pour relancer le film. Pour autant, il ne fallait pas que le suspens prenne toute la place, et que le spectateur oublie de regarder les personnages.

L.D. : Oui, ne pas créer de faux suspens, par exemple dans la scène où Olivier va dans l’appartement de Francis et se met à sa place. Il fallait laisser à cette séquence toute sa dimension, sans la parasiter.

Il y a dans Le Fils, comme dans Rosetta, beaucoup de plans qui ressemblent à des courses-poursuites entre le personnage et la caméra. Que ressentez-vous quand vous tournez ces scènes : que c’est l’acteur qui tire la caméra, ou au contraire, que c’est elle qui pousse l’acteur ?

L.D. : L’acteur guide la caméra. On organise le jeu d’Olivier pour cela, c’est un travail progressif que l’on accomplit ensemble. Le mouvement de l’acteur est mis au point pendant les répétitions. C’est-à-dire que nous demandons à Olivier d’avancer, de bouger, et de laisser à la caméra le temps d’être surprise par ses déplacements. Qu’elle puisse le perdre et le retrouver : décadrage-recadrage. Donc c’est l’acteur qui nous guide, qui demande à la caméra de le recadrer, alors qu’il bouge sans tenir compte d’elle. Cela dit je schématise, il y a d’autres situations où cela se passe différemment. Mais c’est toujours à partir du travail de l’acteur que la scène se construit. C’est d’abord le mouvement du comédien qui apparaît à l’écran ; c’est lui qui se décadre, c’est nous qui le recadrons. On voudrait ainsi que le spectateur se sente happé par l’image. La caméra n’est jamais en position d’attendre un corps, un mouvement.

Il y a une sorte d’isomorphisme entre les mouvements de la caméra et l’intériorité d’Olivier, qui cherche à « cadrer » l’autre. Les affects se répartissent selon le schéma attraction/répulsion.

L.D. : Oui, c’est l’enjeu du film, montrer ce qui se passe lorsque deux corps humains, qui ont un lien secret très fort, se rencontrent. Vont-ils fusionner ou, au contraire, se repousser ? Ce sont comme des aimants dont on ne sait pas la polarité.

J-P.D. : On travaille toujours sur la traduction dans le corps des états affectifs des personnages.
Vous avez une manière très particulière non de conclure, mais de mettre fin à vos films. Une fin presque provisoire. La Promesse, Rosetta et Le Fils s’arrêtent au moment où quelque chose prend fin, mais aussi sur l’amorce d’un autre mouvement.

L.D. : On termine les films comme on les commence. Au début d’un film, on s’introduit dans quelque chose qui a déjà commencé, sans nous ; de même à la fin on laisse cela continuer, sans nous. Un peu comme un document qui montre une réalité qui lui préexiste et qui lui survivra. Bien sûr, il y a d’autres moyens qu’une fin un peu brutale pour exprimer cela, mais nous aimons bien cette forme. Et puis nous faisons tellement de longs plans-séquences, que cela fait parfois du bien de couper !

J-P.D. : La fin du Fils était un peu difficile à mettre en place, on l’a trouvée tard, pendant les repérages. Comme nous avons tourné dans la continuité nous l’avons réalisée à la fin du tournage. C’était une version parmi d’autres et celle que nous avons gardée est la première que nous ayons filmée. Le problème était de savoir où couper, car en réalité le plan va plus loin, il se termine : Olivier et Francis montent dans la voiture et s’en vont. Au montage, on a essayé de couper plus tôt, avant qu’ils ne reviennent à la voiture, mais c’était une manière de fuir. On a essayé aussi de couper plus tard, mais on avait l’impression que quelque chose était fini, comme un ballon qui se dégonfle. Et puis il ne fallait pas que le spectateur s’imagine que l’on va repartir sur autre chose. D’où cette coupure nette.

L.D. : On coupe au moment où l’interprétation du rapport entre les deux personnages est en train de se construire. Les Américains ont trouvé cela très frustrant ! (rires) Pour nous cette fin fait partie intégrante du film. Ce que nous voulions montrer, c’est comment, par des choses matérielles -ici le bois, l’apprentissage d’un métier- la vie revient. Même si c’est difficile, douloureux. Il faut l’audace du gamin qui revient auprès d’Olivier, il faut le courage d’Olivier pour accepter qu’il se tienne près de lui. Parce qu’Olivier a pensé le tuer, et parce que pour Francis, il était logique qu’il le fasse. Alors quand il revient vers son maître d’apprentissage, un peu comme un animal, la tension est là, bien sûr, mais les gestes du travail reviennent. Personne n’a oublié le meurtre, mais la vie reprend, par les gestes. C’est comme ces villages au Rwanda où des femmes s’occupent d’enfants qui ont peut-être tué leurs proches. Elles n’oublient pas, mais elles s’occupent d’eux, parce qu’elles ne peuvent pas les abandonner. Ça paraît fou mais c’est la vie qui les réunit ainsi. Attention, il ne s’agit pas d’une réconciliation naïve, encore moins de tout confondre, d’identifier le bourreau et la victime, loin de là. Ce serait de l’idéologie. Simplement, la vie propose des rencontres improbables. La vie est large.

Propos recueillis par

Lire notre chronique du Fils des frères Dardenne