Il y a Cannes, Venise et… Locarno. Du 1er au 11 août 2007 se tenait la 60e édition du Festival International du Film de Locarno (en Suisse). Chronic’art était sur place, compte-rendu.

Au sortir d’une dizaine de jours à ingurgiter des films comme on envisage un festin, il a bien fallu bien se rendre à l’évidence : il a manqué cette année au Festival de Locarno quelque chose qui emporte une véritable adhésion et nourrisse pleinement son homme. Sans doute coincé entre Cannes et Venise, il n’y aura pas eu cette année les locomotives susceptibles de dynamiser des sélections parfois un peu moribondes, même si on ne saurait reprocher au festival ce qui fait à la fois la force et la limite d’un Cannes ou d’un Venise, obsédés par une politique de signatures qui a tendance à étouffer les jeunes pousses. Pourtant, comme à Cannes cette année (2007), la production cinématographique mondiale semble confirmer son état critique tant le nombre de découvertes a semblé bien étique, du moins en ce qui concerne les jeunes longs métrages conçus pour le circuit commercial. C’est bien plutôt dans les chemins de traverse, dans les formats inhabituels que se joue, en ce moment en tout cas, le renouveau cinématographique. Cinéma en crise, festival en crise, il y a là comme une logique imparable où les festivals sont le réceptacle des affres de la production. C’est d’autant plus vrai pour Locarno, soumis à une politique d’exclusivité qui tient à son statut de festival de classe A. Restent quelques objets suffisamment problématiques et esthétiquement ambitieux pour qu’on ne soit pas totalement reparti bredouille…

Achab enfantin

On a beaucoup parlé du Capitaine Achab de Philippe Ramos cette année, sans doute le film qui tenait la corde dans les discussions critiques. Curieux film, dont le parti pris ne laisse pas de questionner : faire de cette adaptation de Moby Dick une sorte de livre d’image enfantin, dans lequel Ramos consacre la majeure partie de son récit à l’enfance du personnage. Découpé en plusieurs chapitres dans lesquels Achab est vu à travers les yeux de différents personnages, le film avance au gré des adultes qui tous voudraient voir le petit se conformer à leur image. Tout le film consiste alors en une révolte du gamin contre cette mainmise des grands, avançant comme un animal têtu vers un destin qu’il se sera forgé pour lui seul. Comment exister pour soi et par soi quand les autres voudraient vous en empêcher, telle est la question que pose ce Capitaine Achab, à mille lieues du Moby Dick de John Huston. Pas certain pour autant que ce parti pris rende compte de la violence des rapports qui émaillent le parcours d’Achab, la mise en scène de Ramos optant souvent pour une imagerie à deux dimension, latérale, volontairement naïve comme on le dirait de la ligne claire en bande dessinée. Achab en Tintin torturé, pourquoi pas ? La limite d’une telle attitude esthétique renvoie, chez Ramos, moins au désir de devenir adulte qu’à celui de ne jamais quitter le monde de l’enfance et ses charmants chromos, voire même de retourner dans le ventre de la mère, comme en témoigne l’un des derniers plans qui voit Achab, heureux, disparaître sous les eaux.

Léon fantaisiste

Guillaume et les sortilèges de Pierre Léon joue lui aussi à ce petit jeu des transparences et des lignes claires. Plus léger mais tout aussi fantaisiste que d’autres films de Pierre Léon, celui-ci s’amuse à décrire les relations farfelues et cérébrales que noue un jeune homme ayant la charge d’un appartement avec les fantômes qui l’habitent, qu’ils soient d’anciens habitants (ou supposés comme tels) ou d’étranges figures mythologiques. Certains ont trouvé cela un peu anecdotique. N’empêche, Léon y fait preuve d’une belle science du découpage et du montage dans sa manière de faire apparaître et disparaître ces fantômes sans jamais passer par le moindre trucage. De ce point de vue, il a laissé la plupart des films du festival sur le carreau. Par art de l’escamotage via les seules vertus du montage, ce film de chambre (d’appartement) n’est ni statique ni désincarné. Jamais rien n’y est appuyé, le lieu existe comme une mémoire vive de l’humanité, rejoignant ainsi une forme d’universel tapi derrière l’ultra-local : un appartement déjà entrevu dans d’autres films de Léon, les gens de feu La Lettre du Cinéma qui apparaissent un à un, tout un petit groupe qui fonctionne apparemment en autarcie. Guillaume et les sortilèges est une sorte de comédie américaine classique – le conceptuel, la pauvreté des moyens et la french touch en plus.
Disque rayé

Au antipodes de cette légèreté, le documentaire roumain Ne le prends pas mal, mais… de Adina Pintilie s’attache pendant près d’une heure à décrire le quotidien des habitants d’un hôpital psychiatrique. Un quotidien moins fondé sur un enchaînement ritualisé (se lever, manger, dormir) que sur la répétition des mêmes gestes et des mêmes paroles. Ce côté disque rayé est sans doute ce qu’il y a de plus réussi dans ce film qui oscille entre l’angoisse tragique et la comédie détraquée. Un homme sélectionne des cailloux et les jette d’un côté ou d’un autre. Deux hommes discutent sans cesse du même sujet et commencent invariablement leurs phrases par cette sentence qui donne son titre au film, « Ne le prends pas mal, mais… ». Impression que les malades sont laissés à eux-mêmes dans cette répétition de l’identique, que le monde alentour n’existe pour ainsi dire pas ou à peine (beau plan que celui où une femme – infirmière ? parente ? – passe en fond d’image tandis que deux malades la regardent). C’est aussi la limite du film, auquel il manque un horizon, un point de fuite qui permettrait à la réalisatrice de dialectiser ce réel qui fonctionne un peu trop en circuit fermé. Il arrive en effet que l’on se demande ce qui motive vraiment le film.

Lyrisme

Autre premier film imparfait mais qui contient suffisamment de beaux moments pour laisser espérer quelque chose de son réalisateur, Casque doré de Jorge Cramez hésite entre amplitude opératique et petitesse scénaristique. Ballet de motos dans la nuit sur fond de Beau Danube bleu contre ratiocination anecdotique des personnages : le film est fait de ce va-et-vient improductif, comme si le réalisateur avait peur du seul pouvoir sensoriel que dégagent certaines images. Il s’oblige à construire tout un tas de béquilles narratives (on ne compte plus les scènes de transition) pour des personnages auxquels manifestement il ne s’intéresse pas (les adultes, les profs, les parents de ces adolescents révoltés). Soit trop, soit pas assez de scénario. Pourtant, rien qu’avec deux ou trois belles séquences musicales, Casque doré a fourni un des rares moments de lyrisme au festival. Mais le plus beau film toutes sections confondues était sans conteste, et haut la main, le film de Frank Beauvais, Compilation, 12 instants d’amour non partagés. Douze séquences dans lesquelles Beauvais filme en plan rapproché le visage d’un jeune homme tout droit sorti de la Renaissance italienne. Douze séquences pour douze chansons que le jeune homme écoute silencieusement dans leur intégralité. Il y a, dans le dispositif, tout à la fois une douceur et une violence, une pudeur et une franchise désarmante dont le film tire une puissance que bien des démonstrations de force esthétiques n’atteindront jamais. Impudeur, dans cette façon de regarder un visage aux prises avec les mots et les notes déchirantes des chansons (d’Anne Sylvestre à Léonard Cohen), qui assaillent inévitablement le jeune homme, quand par exemple elles parlent de drogues et font écho à son état. Pudeur dans la manière dont Frank Beauvais se met en jeu et dit ses sentiments au jeune homme à travers ces prismes mélodiques. Générosité bien comprise (tu me donne tes yeux, ton visage, je te donne les chansons que j’aime, je t’offre ce plan), frustration d’un échange qui ne pourra jamais que sublimer un impossible partage amoureux. La simplicité du dispositif renforce paradoxalement la complexité de cet échange, hésitant sans cesse entre une distance infranchissable et un virtuel et désiré enlacement des corps. C’est tout simplement bouleversant.

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