Afin d’accompagner les adolescentes du film de Sofia Coppola, petit voyage très aléatoire au pays des jeunes suicidés du cinéma contemporain, tous frères et soeurs de la Mouchette de Bresson.

Au même titre que le premier coït, la fugue ou la révolte, le suicide apparaît au cinéma comme l’un des rites incontournables de l’imagerie adolescente. Manifestation extrême d’un état de crise, symbole sacrificiel d’une révolte collective (l’invisible La Coupe à dix francs -1974- de Philippe Condroyer, dans lequel un jeune homme aux cheveux longs s’immole par le feu parce que son patron l’a contraint à se tondre) ou démonstration absolue d’un élan passionnel, les personnages d’ados ont toujours de bonnes raisons de passer de vie à trépas, sans que l’acte ne perde toutefois de son mystère. Sofia Coppola l’a bien compris, le suicide de ses cinq héroïnes demeurant une énigme jusqu’à la fin de son film. Certes, les facteurs sont là (mère trop autoritaire, déception amoureuse, disparition progressive d’un environnement édénique…) mais il y a surtout cet irrésistible attrait de la mort, l’exécution romanesque et désespérée d’une disparition collective, et peut-être davantage encore, l’insoutenable ténacité de la mélancolie. Les soeurs Lisbon ont socialement tout pour être heureuses mais sont marquées du sceau de la fatalité, et ce d’une façon résolument moderne, loin des excès de la tragédie antique. Dans Virgin suicides, les jeunes filles se tuent sans bruit ni fureur, presque en douceur. De leur geste, on ne verra que les conséquences, le reste ne pouvant être décemment représenté : trop brutal, trop intime aussi. La beauté du film tient en grande partie à cette force du hors-champ, là où se concentrent les secrets des douleurs les plus intenses.

Chaque jour, la vérité m’anéantit

Chez Gregg Araki, le suicide s’avère plus « lisible », parfois même à la limite du cliché tant il correspond à une vision romantique de la figure adolescente. Ses personnages imaginent un monde utopique (et ne cessent de le formuler comme tel) mais celui-ci leur renvoie crescendo les signes de leur méprise, jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus les supporter. En partant d’une enquête dévoilant qu’aux Etats-Unis, 30 % des teenagers qui se tuent sont homosexuels, Araki s’intéresse dans Totally f***ed up (1993, scandaleusement inédit en France) à un groupe de jeunes gays accablés par les affres quotidiennes d’une orientation assumée : passage à tabac, désordres amoureux, difficultés à former un couple stable, etc. Mais si les maux sont répartis entre les six membres du groupe, l’un deux, Andy (joué par James Duval, acteur fétiche du cinéaste), sûrement le plus idéaliste, en sera victime et ne résistera pas à ce décalage entre la société telle qu’elle est, et telle qu’elle devrait être.

Dans Nowhere (1997), Araki s’amuse à pasticher la jeunesse californienne en filmant des créatures extravagantes, avec de nouveau -mais de manière plus marquée- des adolescents qui jouissent et d’autres qui souffrent (Duval encore). Le double suicide qui surgit au milieu du récit est à ce titre emblématique du rapport qu’entretiennent les figures ultra-sensibles de l’auteur avec la désolation. D’un côté, une jeune fille très fleur bleue se fait exploser le visage après qu’une star de sitcom l’a violée. De l’autre, un ado toxico qui vient de se faire arracher les tétons par un duo de lesbiennes sadomasochistes (dont Chiara Mastroianni !) se fout la tête dans le four. La télévision joue dans chaque cas le rôle de catalyseur à la fois sur- et hyperréaliste, proposant un condensé de la vacuité et de l’horreur érigées en normes.
Avant de passer à l’acte, les deux désespérés pleureront d’ailleurs devant le même programme, où un télévangéliste appelle à la foi en Jésus-Christ (sans oublier de quémander de l’argent), dernier espoir d’un ailleurs salvateur. Naïfs jusqu’au bout, les ados arakiens croient non seulement à la pureté mais à son mensonge. C’est ce qui les rend si bouleversants.

Je suis mort depuis longtemps

Dans Travolta et moi (Patricia Mazuy, 1993), l’un des plus beaux films jamais réalisés sur l’adolescence, Nicolas est un personnage en sursis. Il lit Ainsi parlait Zarathoustra et prend les mots de Nietzsche au pied de la lettre. A 18 ans, il est déjà revenu de tout, même de son futur suicide. Alors, ce qui gravite autour de lui n’a finalement guère d’importance. Avant de mourir, il se divertira d’un simulacre amoureux avec Christine (la fantastique Leslie Azzoulai : mais qu’est-elle devenue ?), qui, elle, prend cela très (trop ?) au sérieux. Ici, la figure centrale n’est pas le suicidé mais la jeune fille qui le désire et qui intègre tant bien que mal le héros nihiliste dans son univers de lycéenne prisonnière (elle tient la boulangerie de ses parents pour le week-end) rêvant de Travolta sur la musique des Bee Gees (c’est la fin des années 70). Et forcément, cette existence va s’effondrer, du commerce à Nicolas, qui se jette du haut d’une structure métallique sur la glace de la patinoire. Lui aura été parfait tout du long : les phrases justes, les caresses nécessaires au jeu, et son saut de l’ange en forme d’apothéose lyrique. Il est parti sans rien ressentir, dans un dernier coup d’éclat, majestueux. Elle ne s’en remettra jamais.

Suicide guerrier

Et pour finir, quoi de plus puissant qu’un suicide en forme de déclaration de haine ? Anne (Jeanne Goupil) et Lore (Catherine Wagener), en périssant dans les flammes à la fin de l’étrange et méconnu Mais ne nous délivrez pas du mal (Joël Séria, 1970), crachent leur marginalité à la gueule de leur entourage. Pensionnaires d’un institut religieux, les deux jeunes filles font leur possible pour s’affranchir de la morale chrétienne en organisant des sortes de messes noires, profanant des fétiches religieux, fuguant avant d’allumer un pauvre type qu’elles finissent par tuer. Elles ne trouvent la paix et le réconfort que dans les bras l’une de l’autre, en larmes en comprenant qu’elles sont allées trop loin et que leur amour est déjà menacé. Lors d’une lecture de poèmes devant une assemblée bien-pensante, la blonde et la brune s’immolent sur scène en psalmodiant des vers des Fleurs du mal, sublime catharsis, ultime affront à la société qui n’a pas su contenir leur transe adolescente. Loin d’expier leurs pêchés par le feu, Anne et Lore les transcendent à travers le plus violent des blasphèmes. Le combat ne fait que commencer…