Chercheur dans le domaine de la santé, résidant en Afrique depuis le début de sa carrière, auteur de Un Génocide secret d’Etat (Édition Sociales) et de Le Monde un contre pouvoir ? (Esprit Frappeur) -voir notre « Un journal peut en cacher un autre« -, Jean-Paul Gouteux nous dévoile le rôle de la France dans le génocide et les désinformations médiatiques qui s’ensuivirent.


Chronic’art : Dans quel contexte vous êtes-vous intéressé au Rwanda ?

Jean-Paul Gouteux : Je travaille en Afrique depuis 1972, ce qui m’a permis d’avoir une certaine connaissance des relations françafricaines. En particulier j’étais affecté de 1990 à 1993 en République centrafricaine, alors que ce pays était commandé de fait par un colonel des services secrets français, Jean-Claude Mantion. Une situation malgré tout peu ordinaire. C’était une réalité banale et quotidienne à Bangui mais que nous vivions curieusement comme une irréalité médiatique : la presse française ne le divulguait pas. De Centrafrique j’avais suivi l’intervention militaire française au Rwanda, l’opération « Noroît ». Mais les événements de 1994 m’ont surpris alors que j’étais affecté en France. J’ai compris alors qu’il s’agissait d’un génocide, ce que les médias nous cachaient, c’est à dire l’extermination totale, massive et organisée d’une composante de la population ; la composante tutsi.

Pourquoi et comment camoufler un génocide ?

Abordé en scientifique, le « comment » pose moins de problème que le « pourquoi ». Il s’agit de techniques de désinformation. Je suppose qu’elles sont enseignées dans les centres de formation des services secrets. Claude Silberzahn, ancien directeur de la DGSE a expliqué dans son livre Au coeur du secret (1) qu’il y a plusieurs écoles au sein des services. Chez certains journalistes, la désinformation est presque un art. Je pense aux articles de Jean Hélène, envoyé spécial du Monde à Kigali pendant le génocide. Ils avaient tous la même trame : une mise en scène faite en donnant la parole à des informateurs (en l’occurrence une victimisation de l’ethnie hutu alors que s’accomplissait l’extermination des Tutsi). Ceci donnait une touche de vérité et d’objectivité au message qu’il voulait faire passer et que résumait un titre choc. Ce titre était conçu pour laisser une empreinte forte, alors même que l’article pouvait être lu en diagonal. D’autres journalistes utilisaient avec brio d’autres figures de rhétorique pour escamoter les faits et brouiller les cartes. Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur cet « art ».

Le « pourquoi » est autrement complexe. Un génocide est un meurtre programmé d’êtres humains et l’élimination systématique de groupes entiers. C’est une chose totalement inacceptable voire hors du sens commun. Un système politique qui le reconnaîtrait serait aussitôt disqualifié et exclu de la communauté internationale. La négation, Yves Ternon l’a bien montrée (L’Etat criminel (2) et Du négationnisme (3)), est constitutive du génocide lui-même. Les planificateurs de ce type de crime en organisent donc la négation et l’occultation en même temps que sa réalisation. Dans le cas du Rwanda cette occultation s’est faite sous l’écran de fumé du « conflit inter-ethnique ». Or le génocide rwandais a été réalisé par un État avec lequel coopérait très étroitement, militairement et civilement, l’Etat français. Les services de renseignements étaient imbriqués. Les écoutes téléphoniques étaient mises en place à Kigali par des spécialistes français. L’aide militaire et les « conseillers » français étaient omniprésents. Des officiers et soldats français portaient même l’uniforme rwandais. Passé de 5 000 à 50 000 hommes, l’armée rwandaise était, de fait, totalement fabriquée par nos militaires, équipée entraînée, encadrée, etc. C’est une véritable armée supplétive française en Afrique Centrale qui sera le moteur du génocide. L’écran de fumé du « conflit inter-ethnique » a donc été le leitmotiv des militaires et politiques français ainsi que des médias qu’ils contrôlaient. A l’instar des « journaux clés » tels Le Monde et Libération et ceux qui ne font que reprendre leurs informations. Jusque Charlie Hebdo ! Philippe Val, son rédacteur en chef sera finalement mieux informé peu après par Daniel Mermet, reporter à France Inter.

En quoi le drame du Rwanda est-il représentatif d’un traitement médiatique douteux et de son acceptation ?

La persistance de la désinformation, six ans après, pose d’autres problèmes. L’occultation par la grande presse de tous les livres qui abordent ce sujet (pas seulement les miens, mais également Un Génocide français (4) de Mehdi Ba et Un Génocide sur la conscience (4) de Michel Sitbon) va probablement plus loin que tout ce que pouvaient souhaiter les organisateurs et les complices de ce crime. Il est sans doute des vérités que personne ne souhaite entendre. Le « public », les braves gens ont en général une assez haute idée de leurs dirigeants. En tout cas il leur est impossible de leur imputer un tel machiavélisme ou une telle responsabilité criminelle. Un cynisme à l’échelle d’un génocide est totalement inimaginable. On retrouve là, dans des contextes évidemment très différents, la même situation qu’en Allemagne hitlérienne où, en 1942-44, les pères de famille allemands connaissaient la solution finale en marche contre la minorité juive. Ils « savaient », mais cette connaissance fonctionnait sur des non-dits, des sortes de « points aveugle » dont disposeraient les consciences. Cette conscience serait inacceptable pour tout être humain ordinaire, c’est à dire qui n’était pas un extrémiste fanatique, idéologue de la cause aryenne. Elle l’était donc pour le commun des mortels, et devait donc être engloutie dans une zone obscure de la conscience. Ces questions gênantes, malséantes, étaient effacées par la confiance qu’ils plaçaient dans leurs dirigeants et leur foi dans le système politique. Il y a probablement une attitude semblable chez nos concitoyens. Celle-ci expliquerait en partie le silence des médias.

Ca répondrait à une demande d’un lectorat particulier ? Qui peut affectionner d’être manipulé ?

Le public n’a aucune envie qu’on lui dise des choses qu’il ne veut pas entendre. On peut transposer cette attitude aux autres affaires africaines de la 5e République et même avant. Les massacres des Bamilekés au Cameroun, la vérité sur le Biaffra, le soutien occulte à Sassou Ngesso et cette effroyable guerre congolaise pour des enjeux pétroliers, etc. Tous ces crimes résultent d’une politique conduite par des dirigeants de droite et de gauche, successivement ou simultanément pendant les cohabitation. L’occultation est très consensuelle. Elle peut être pourtant brisée. C’est l’occasion de saluer ici la série d’article courageux de Patrick de Saint Exupéry dans Le Figaro début 1998. Ces articles ont provoqué en toute hâte une mission d’information pour étouffer le scandale de la complicité française au Rwanda, révélée au grand jour dans un grand média conservateur. Comme quoi tout est possible.

« Désinformation et manipulation sur le génocide rwandais » est le sous titre de votre second livre. Qui en est à l’origine selon vous ?

Il faudra attendre 50 ans pour remettre ça sur la table. C’est à dire le moment où les acteurs français ne seront plus là, ou alors suffisamment diminués et affaiblis pour permettre aux témoignages et aux souvenirs de remonter à la surface. Il sera temps alors aux descendants des victimes de se faire entendre et de réclamer la justice, comme ces enfants et petits-enfants de déportés aujourd’hui. Mais il s’agit en l’occurrence de victimes africaines. Celles-ci pèsent peu de chose devant l’image d’un Chef d’Etat français comme François Mitterrand et l’agressivité de ses descendants, même illégitime.

Quels enseignements en tirer ?

Ce qui ressort de tout ça c’est d’abord l’impunité des co-responsables ou des complices français. Ensuite, c’est le rôle des médias dans cette impunité.

Quelle attitude adopter face à ce traitement particulier de l’information ?

Le contrôle de la situation par les acteurs politiques qui ont trempé dans un drame est un immense enjeu médiatique. Peut-on trouver une brèche ? Il me semble que oui. Il faut tabler sur cette soif de vérité qui prend parfois à la gorge, ce désire de comprendre qui secoue de temps en temps notre indifférence. Les médias et nos dirigeants exploitent une crédulité naturelle qui est évidemment, pour moi, le plus grave défaut. Elle est à l’origine même de ce génocide réalisé en grande partie par des paysans et paysannes rwandais qui avaient foi en leurs dirigeants et respectaient les autorités établies. Ne pas croire est un acte difficile mais salutaire. Il en est de même pour nous autre en France, autant que pour ces pacifiques paysans rwandais transformés en tueurs par leur suivisme et leur assujettissement au consensus ambiant. Un consensus qui, dans ce cas, voulait que les Tutsi n’aient plus le droit de vivre. Nous sommes tous en danger de croire.

Propos recueillis par

(1) Fayard, 1995
(2) Desclée de Brouver, 1999
(3) Seuil, 1995
(4) Editions Esprit Frappeur