Depuis « Suspicious river », son premier roman, elle s’est imposée comme l’une des meilleures romancières d’aujourd’hui, spécialiste du thriller d’ambiance trouble et névrotique, au cœur des suburbs tranquilles d’Amérique. A l’occasion de la sortie de son nouveau roman, « La Couronne verte », rencontre avec une authentique reine du trouble.

Les premières publications de Laura Kasischke furent des recueils de poésie. Parce qu’elle aime en lire, dit-elle, elle en écrit, tout simplement. En 1997 paraît son premier roman, Suspicious river : l’histoire de Leïla, réceptionniste au Swan Motel, et de son rêve d’évasion qui va l’enfermer dans la pire des prisons. Une histoire toute en nuances de gris. Car Leïla, qui veut quitter Suspicous river, son mari obsédé par son corps, son passé douloureux et le souvenir d’une mère adultère, a besoin d’argent pour espérer. Pour en obtenir, toujours plus, elle couche avec les inconnus de passage qui réservent au Swan Motel, puis elle range l’argent de ses passes au fond de ses tiroirs. Jusqu’à ce que les inconnus deviennent plus pressants, plus brutaux, qu’elle tombe amoureuse, qu’il soit alors trop tard. Alors, elle meurt. Suspicous river demeure sans doute le roman le plus sordide de Laura Kasischke, parce que le plus cru. Mais il contenait déjà en germe ce qu’elle n’a cessé depuis raconter : la solitude ; l’apparente normalité qui dissimule des abîmes insoupçonnés, insoupçonnables ; le poids du symbolique, des couleurs (les cygnes blancs, l’eau noire de la rivière) ; le danger qui guette ; la montée de l’angoisse. Les romans de Kasischke imposent une atmosphère, qui n’a besoin pour se développer que de ces figures féminines qu’elle met en scène dans des lieux qu’on pourrait croire d’un anonymat tranquille : Michigan, Ohio, petites villes du Middle West, calmes suburbs pour familles modèles où on boit du coca light, où on roule dans un vieux break ou une Mustang décapotable, où on sort entre copines, où on flirte un peu, jamais trop, croit-on, ou juste assez. Laura Kasischke écrit au fond des sortes de thrillers d’ambiance : thrillers parce que sous la surface se cache toujours quelque chose, ambiance parce que c’est elle qui fait tout, grâce à cette manière qu’elle a, en quelques mots, d’agencer les saisons, les paysages, le silence. Bref, depuis dix ans maintenant, elle sème le trouble, bouscule l’ordre des choses. Et quand elle s’autorise des incursions hors du territoire américain, comme dans La Couronne verte, son nouveau roman, c’est pour mieux retrouver ses thèmes de prédilection.

Chronic’art : Comment décririez-vous votre façon d’écrire, votre rapport à l’écriture ?

Laura Kasischke : J’aime à penser qu’un roman est là pour offrir une expérience différente du monde. On peut le ressentir à plusieurs niveaux : celui du langage bien sûr, mais aussi celui qui est lié à l’atmosphère, à la façon dont l’imaginaire se déploie. C’est une question de musicalité, aussi. Le roman est constitué de cet effort moitié conscient, moitié inconscient de l’auteur en train d’écrire, et c’est cet effort qui lui permet de se transformer en une expérience pour le lecteur. Quant à ma façon d’écrire… Au début, je me soumettais à toutes sortes superstitions, de rituels. Il fallait que j’écrive à un moment précis de ma journée, à un endroit spécifique, avec un certain stylo… Je ne peux même plus me souvenir de toutes ces manies que j’avais. Les choses ont changé quand j’ai eu un enfant. J’ai dû apprendre à écrire quand je pouvais, où je pouvais, avec ce que j’avais sous la main. Maintenant, la seule contrainte que je m’impose, c’est d’écrire tous les jours. Je n’écris certes pas tous les jours, mais j’essaie.

Une atmosphère identifiable se dégage de vos romans, souvent liée aux lieux, aux saisons. Vos écris de fiction sont finalement très poétiques. Quelle est pour vous la différence entre le récit et l’écriture poétique ?

Ce que j’aime avant tout, c’est lire de la poésie, et ensuite en écrire. Dans le domaine de la fiction, la plupart de mes influences sont liées à des lectures « expérimentales », des auteurs comme Woolf, Joyce, Borges… S’il fallait donner un exemple, je dirais que mon roman préféré est Ethan Frome, d’Edith Wharton, et mon poème préféré Love song of J. Alfred Prufrock, de T.S. Eliot. C’est ce que j’aime dans la poésie, et ce que je recherche dans la fiction : pour paraphraser Owen Barfield, il y a là ce que j’appellerai un « felt change of consciousness ». Et c’est une expérience bien plus difficile à faire dans le domaine de la fiction que dans celui de la poésie, parce que ça n’a rien à voir avec une description de personnages ou avec le montage d’une intrigue. Ca tient plus de l’ineffable qualité du langage, de sa musicalité, des arrangements qui s’y font et finalement, justement, de l’atmosphère.

Pour poser cette atmosphère, vous utilisez des « images choc », avec, souvent, des animaux morts : le lapin puis la biche dans A moi pour toujours, l’oiseau sur un pare-brise dans La Couronne verte… Ces moments sont très visuels et très symboliques, façon « plume noire et sang rouge sur neige blanche ». Que cherchez-vous à travers ce type de mise en scène ?

Je crois que cela vient justement de mon désir d’évocation, de création d’une atmosphère qui soit spécifique. Dans A moi pour toujours… (Elle hésite, ndlr). Non, en fait, honnêtement, dans A moi pour toujours, les animaux morts n’étaient pas consciemment symboliques. Là où je vis, il y a beaucoup d’animaux sauvages, et beaucoup de trafic. Il y a donc beaucoup d’animaux morts sur le bord des routes. Pour moi, ils font partie du paysage dans lequel vit Sherry, et de ce qu’elle peut voir. S’ils deviennent plus que de simples animaux morts dans le roman, c’est parce que leur mort, et l’idée même de mortalité, devient un enjeu romanesque, comme c’est le cas avec l’oiseau dans La Couronne verte.

Vous mettez toujours en scène des personnages féminins. Victimes dans Suspicious river ou dans Un Oiseau blanc dans le blizzard, elles prennent leur vie en main dans Rêves de garçons ou A moi pour toujours…

Oui. Je dois admettre qu’il n’y a pas là d’effort conscient de ma part pour réaliser un portrait spécifique de ces femmes, dans aucun de mes écrits. Je choisis simplement des personnages, je les place dans certaines situations, et j’attends de voir ce qui se produit.

Vos romans suggèrent toujours qu’un danger rode dans la vie de ces femmes, même dans les banlieues les plus tranquilles. Est-ce la réalité, selon vous ?

Je ne suis pas sûre. Par contre, ce que je sais, c’est qu’on a donné à ces filles, à ces femmes, l’impression que ça l’est, depuis leur plus jeune âge. C’est ce qui fait que le sentiment du danger peut pénétrer leur existence.

Chez vous, la réalité finit toujours par différer des apparences. Pourquoi regardez-vous toujours les choses comme plus sombres, plus dangereuses qu’elles semblent l’être ?

J’écris là-dessus partout, mais chaque fois que je le fais j’ai le sentiment que c’est aussi pour moi-même… Maintenant, je ne sais pas si cela répondra à votre question ou si c’est seulement une histoire que je me raconte, mais il y a eu un jour dans ma vie un merveilleux prof de creative writing dont j’étais en secret profondément amoureuse. Et qui avait été le fiancé de ma mère, autrefois. Monsieur Brenner. Sauf que je n’avais pas vraiment conscience de cette relation qu’il avait eue avec ma mère… Jusqu’au jour où cette sorte de dévotion que j’avais pour lui l’a inquiétée. Elle m’a donc révélé l’histoire un soir, comme ça, avant le dîner. Je m’en souviendrai toujours : je me tenais là, debout, à côté du frigo, quand elle m’a tout raconté. Et je me souviens de la façon dont cette couche de secret, toutes ces autres vies de ces gens qui m’entouraient, leurs intentions cachées, ce qui était sous-jacent, l’idée de l’inceste, la signification incroyable de certains gestes, de certaines demi-vérités, tout ça c’est fondu dans mon esprit avec l’idée de l’écriture. Et ça n’a pas changé depuis. Quand j’écris, désormais, c’est toujours comme si je me tenais debout à côté de ce frigo et que je réalisais brusquement à quel point les choses sont complexes quand on peut enfin se représenter toute l’histoire.

La relation mère-fille, précisément, est centrale dans vos textes. Dans quelle mesure pensez vous qu’elle détermine la personnalité vos héroïnes ?

Cette question s’adresse presque davantage à un psychanalyste qu’à un écrivain… Tout ce que je peux en dire, pour ma part, c’est qu’il y a toujours dans cette relation archétypale quelque chose d’absolument fascinant, chargé de conflits larvés, et fait pour les désastres…

Vous écrivez souvent sur le Midwest. Parce que c’est l’endroit que vous connaissez le mieux ?

Oui, tout à fait. C’est un univers particulièrement intéressant, même, justement parce qu’il n’y a pas là de centre d’intérêt véritablement focalisant. Je pense que pour cette raison, ce type de lieu, sans aspérité, est particulièrement riche pour un écrivain.

Dans La Couronne verte, pour la première fois, justement, vous quittez cet univers pour le Mexique…

Je voulais mettre en scène un des lieux favoris des adolescents américains en vacances. N’importe lequel aurait fait l’affaire : Aruba, les Bahamas, Key West… Tous offraient une culture, un paysage. Mais finalement j’ai choisi le Mexique parce que je le connaissais, j’y avais été, et que depuis ce moment ce pays me hantait.

Vous donnez des cours de creative writing à l’Université du Michigan. Qu’est-ce qui vous plaît, dans l’enseignement ?

J’aime travailler avec d’autres écrivains. Quel que soit le stade où chacun en est dans son parcours d’écriture, il y a certaines choses, des peurs, des habitudes, des luttes qui peuvent être partagées. C’est toujours bien de se souvenir que l’on n’est pas seul au monde, avec ses obsessions.

Propos recueillis par

La Couronne verte, de Laura Kasischke
(Christian Bourgois

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