Après les précieux Old joy et Wendy & Lucy, Kelly Reichardt reprend la route mais remonte le temps. Western classique et moderne à la fois, La Dernière piste retrouve, dans le récit d’un convoi de pionniers égarés sur la piste de L’Oregon, les vertus premières du genre, cet éternel sismographe de l’identité américaine.

 

Chronic’art : Que pensez-vous de ce titre, « La Dernière piste », choisi par les distributeurs français pour le film et qui renvoie beaucoup plus explicitement au western classique ?

Kelly Reichardt : Le titre original, Meek’s cutoff, est plus précis, il renvoie à l’histoire vraie dont s’inspire le film, et à ce raccourci que les trois familles de migrants ont choisi de suivre sur les conseils de leur guide, Stephen Meek. Tel que je le vois, le film ne s’inscrit pas de façon aussi évidente dans le genre. A vrai dire, je n’y ai pas vraiment pensé comme à un western, et d’ailleurs je n’ai pas visionné de westerns pendant la préparation. Nous étions plutôt plongés dans les livres d’histoire, ou des journaux de bord écrit pendant cette période.

 

Cette précision passe par un grand souci d’authenticité, une dimension quasi-documentaire, par exemple avec les bonnets aux bords très larges que portent les femmes…

Ces bonnets sont effectivement conformes à ceux de l’époque, mais ils fonctionnent comme une métaphore de la position de ces femmes dans les convois, de leur obligation de suivre le mouvement, de s’en tenir à l’horizon de l’ouest, désigné par les hommes…

 

Le film est assez lent, mais jamais contemplatif. C’est une lenteur qui doit plutôt à un désir de retranscrire fidèlement le quotidien des pionniers : le temps qu’il faut pour traverser une rivière, le temps qu’il faut pour charger un fusil…

C’est simplement que l’expérience du temps n’était pas du tout la même en 1845. La moindre chose demandait beaucoup de temps et de travail. Pour manger un simple morceau de pain, il fallait passer par toute une série d’opérations, creuser un trou dans le sol, démarrer un feu… Notre directeur artistique a fait énormément de recherches, et le moindre outil utilisé dans le film est d’époque.

 

Le titre original désigne le raccourci où les migrants s’engagent à cause de Stephen Meek, mais en jouant sur les mots, il évoque aussi le coup d’arrêt porté à l’autorité de Meek, voire, littéralement, sa castration.

En fait, le vrai Stephen Meek a continué à guider des convois après cette histoire. Mais, oui, bien sûr, dans ce « cutoff » on peut entendre aussi une métaphore du fait qu’il se retrouve, à un moment, dépossédé de son pouvoir…

 

Et parce que c’est une femme qui reprend la main sur ce pouvoir, peut-on voir dans La Dernière piste un western féministe ?

Je ne pense pas que le film mérite un label particulier, juste parce qu’il adopte un autre point de vue que celui d’un homme blanc : on n’a jamais parlé, au sujet des autres westerns, de westerns « masculins ». Il s’agit seulement de rendre compte de l’expérience qu’ont vécu ces femmes dans le convoi, d’adopter le point de vue de ceux qui restent à l’extérieur des cercles décisionnaires, ceux dont la voix ne compte pas.

 

Vous avez à nouveau travaillé avec Jon Raymond, qui avait déjà signé les scripts de Old joy et Wendy & Lucy. Comment l’idée est-elle née ?

Jon et moi avions fait des repérages dans ces décors pour Wendy & Lucy, et on a décidé à ce moment-là de tourner quelque chose là-bas. Jon est tombé sur cette histoire un peu par hasard, en faisant des recherches historiques sur la région pour un autre job. Nous sommes partis de cette histoire, et avons écrit en nous inspirant de différents récits écrits par des gens qui avaient fait le même type de voyage, à cette époque.

 

Pourquoi avoir choisi ce format 1:33, plutôt rare aujourd’hui ?

D’abord, j’aimais l’idée de retrouver quelque chose des westerns de Wellman ou Anthony Mann, avant les formats plus larges. Par ailleurs, ce format carré permettait de se resserrer vraiment sur les migrants, d’autant que les chariots eux-mêmes, tout comme les bonnets, réduisent la vision périphérique, vous obligent à regarder droit devant… Et puis, tout simplement, c’est un format que je trouve magnifique, qui permet par exemple d’avoir beaucoup de ciel dans le cadre.

 

Le film prolonge une obsession qui traverse tous vos films : il s’agit encore une fois d’interroger le rêve américain, mais, cette fois, en revenant aux sources…

Oui, et il pose aussi une question rétrospectivement : que serions-nous devenus, que serait devenu le pays, si nous avions choisi de suivre un peu plus le chemin des Indiens ? La Dernière piste raconte l’histoire d’un homme qui en guide d’autres mais n’a pas de véritable plan, et puis petit à petit, la communauté va devoir accepter sa dépendance à une autre communauté, dont elle se méfie parce qu’elle est culturellement très différente. C’est une histoire qui est à la fois datée et très actuelle.

 

Peut-on y voir un commentaire de l’Amérique contemporaine, tout juste sortie de l’ère Bush ?

Oui, mais pas seulement, c’est quelque chose de plus général. Quand on travaillait sur le script, Bush était à la Maison Blanche, et on était encore en Irak – en fait, on y est toujours… Un journaliste du New York Times a d’ailleurs remarqué que le film se déroule l’année même ou a été forgé le concept de « destinée manifeste » de l’Amérique. On peut projeter beaucoup de choses sur cette histoire. Le désert du film renvoie à d’autres déserts, contemporains…

 

Et on a le sentiment en même temps que le film est plus optimiste que les précédents, qu’il y a plus d’espoir. A quoi est-ce dû ?

Je ne m’en rends pas vraiment compte, vous avez peut-être raison. Il se peut que ce soit lié au fait que nous arrivions au terme des années Bush quand nous avons fait le film.

 

Le personnage de l’Indien reste néanmoins très opaque : il est impossible pour le spectateur de décider s’il est un secours ou une menace. Comment avez-vous travaillé ce personnage ?

L’acteur qui joue le rôle est formidable. Il joue un indien Cayuse mais parle la langue des Nez Percés, une langue qui a presque totalement disparue aujourd’hui et qu’il a dû apprendre pour le film. Mais j’ai fait en sorte que les autres acteurs ne connaissent pas le sens de ses répliques, je tenais à ce qu’ils soient dans la même indétermination que les migrants. Ce personnage est une pure surface de projection : chacun projette sur lui ses préjugés, ses croyances. Je tenais à ce que le spectateur reste dans le point de vue des migrants à son sujet : faut-il le suivre, ou va-t-il nous mener à notre perte ?

 

Lire notre chronique de La Dernière piste