« Enfin un homme qui n’a pas peur de l’émotion », disait Bukowski : entre scénarios à l’eau de rose et chefs-d’oeuvre certifiés, John Fante reste l’un des plus attachants écrivains américains du XXe siècle. Retour sur la vie et l’oeuvre du créateur d’Arturo Bandini avec une biographie et dix-sept nouvelles inédites.
« Cette pute de Hollywood, cet artiste vendu, ce sublime pervers littéraire, ce parolier sans talent, ce scénariste raté, ce lèche-cul de la Paramount qui se fait payer pour les vomissures parfumées chuchotées par Dorothy Lamour » : c’est bien de lui-même que parle John Fante dans cette dédicace écrite, à la fin de l’année 1944, sur un exemplaire de son recueil de nouvelles Dago Red offert à une amie. Autant dire que Fante n’a jamais manqué de lucidité sur la valeur artistique de l’immense majorité de ses travaux pour le cinéma, scénarios plus ou moins aboutis et esquisses de projets fréquemment avortés desquels il tirait de quoi nourrir sa petite famille et rembourser ses dettes, en attendant un succès littéraire dont il avait depuis longtemps fait sa principale ambition. La vie de John Fante, impressionnante succession de périodes fastes et de crises profondes (financières, conjugales, alcooliques, littéraires), se lit ainsi comme un incessant jeu de va-et-vient entre création et prostitution, coups d’éclats caractériels et autodestructeurs dans la grande tradition familiale (son père Nick, un poseur de briques arrivé dans le Colorado avec la grande vague de l’immigration italienne, avait déjà un tempérament, disons, flamboyant) et poursuite d’un destin littéraire exceptionnel bien que chaotique qui lui permettra de laisser derrière lui une douzaine de livres aussi indispensables les uns que les autres.
Elevé à la dure sous la houlette de ce paternel imprévisible et intempérant puis sous celle des sœurs d’un collège jésuite du Colorado (la vie de Fante, qui voit la Vierge dans sa chambre à l’âge de neuf ans, pourrait presque être lue au travers de ses rapports en dents de scie avec la religion), le jeune homme devient l’un des plus inconditionnels admirateurs du directeur du magazine American Mercury, H.L. Mencken, dont il fait son modèle en littérature avant d’élargir ses horizons avec Nietzsche, Schopenhauer, Bergson ou Kant. Accumulant les travaux de survie (notamment dans une conserverie de poisson, ce qui lui donnera la matière de plusieurs textes ultérieurs), il finit par prendre racine à Los Angeles et s’astreint à une discipline stricte -mille mots par jour, ni plus, ni moins. Première nouvelle en 1932, premier contrat un an plus tard et, déjà, un œil sur les lumières de l’industrie du rêve et de l’argent vite gagné : malgré tout son dégoût pour le « travail le plus répugnant du monde », Fante accumulera une longue liste de forfaits scénaristiques, concrétisés ou non sur grand écran, parmi lesquels une bonne proportion de romances dégoulinantes et de comédies pathétiques que son biographe Stephen Cooper évoque sans aucune indulgence inutile. Il faut dire que les soirées de poker, les longues beuveries entre amis, les après-midi au golf et les belles bagnoles ne simplifiaient pas la gestion d’un budget dont Fante semble de toute façon ne jamais s’être vraiment préoccupé. Illuminé par la lecture de Knut Hamsun (l’auteur norvégien de la Faim), il publie en 1938 son premier grand chef-d’œuvre, Bandini, inoubliable histoire des jeunes années de son alter ego fictif Arturo Bandini, unanimement applaudie par la critique lors de sa parution (« je viens de terminer une œuvre d’art immortelle », annoncera à son collègue William Saroyan). Suivra peu après, écrit entre quelques scripts ineptes (notamment celui du long métrage Mama Ravioli produit par la Warner), le superbe Demande à la poussière (en hommage à Hamsun), dont on trouve dans Grosse faim, recueil de dix-sept nouvelles jamais réunies (ni, surtout, traduites en français) jusqu’alors, le prologue intégral qu’on n’avait jusqu’alors connu qu’amputé de sa dernière page manuscrite, récemment retrouvée.
Fante enchaîne un projet pour Orson Welles (qui n’aboutira jamais) et un recueil de nouvelles salué par Steinbeck, emménage avec sa femme Joyce dans une villa rongée par les termites, fonce dans un poteau au volant de sa voiture (accident ou mal de vivre ?) et devient père. Stephen Cooper, auteur de la biographie Plein de vie et préfacier du recueil de nouvelles inédites publié aujourd’hui sous le titre Grosse faim, raconte tout cela sur un ton joyeusement anti-académique, quitte à parfois forcer un peu le trait, mais opportunément privé des petites histoires inutiles et des habituels non-dits scabreux ; au-delà de la richesse de son sujet (et pour oublier ses quelques défauts : une chronologie assez vague, pas d’index des noms ni des titres, une filmo pas très renseignée et des notes à l’américaine, en fin de volume), le livre vaut peut-être avant tout pour la liberté et l’intelligence de ses apports littéraires à la connaissance et à la compréhension de l’œuvre de Fante. Dans les pas du critique Jay Martin, Cooper souligne ainsi la dette de Fante envers la tradition catholique de la méditation et sa place dans une lignée littéraire étonnante qui le relierait aux Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, fondateur de la tradition jésuitique dans laquelle il a été plongé durant son enfance. Outre ces éclairages passionnants, le livre vaut aussi pour l’abondante documentation personnelle confiée par Joyce Fante, la femme du romancier ; c’est d’ailleurs à l’occasion de l’un de ses nombreux entretiens avec Cooper qu’elle lui a ouvert la porte d’un débarras du ranch de Point Dume (à Malibu) où étaient entassés quelques kilos de paperasses en tout genre, archives, photographies, copies carbone, anciens numéros de l’American Mercury, innombrables projets de scénarios et autres trésors du même tonneau, parmi lesquels les nouvelles inédites, écrites entre 1932 et 1959, que réunit ce recueil.
Lues à la lumière des tentatives d’explications et du contexte fournis dans la biographie, elles ne font pas longtemps mystère de ce qu’elles doivent à la vie personnelle et à l’expérience de leur auteur, presque toujours mis en scène dans ces personnages d’immigrés italiens, jeunes ou adultes. On retrouve l’indispensable Arturo Bandini sous des jours différents au travers de L’Ardoise, poignante préfiguration du quatrième chapitre de Bandini (la fameuse scène de l’épicerie) ou d’Un type à l’intelligence monstrueuse, dont le narrateur anonyme ressemble beaucoup au futur héros de La Route de Los Angeles ; on pourra aussi lire deux chapitres de ce fameux roman consacré aux ouvriers agricoles philippins sur lequel s’acharnera le romancier sans jamais parvenir à le terminer (The Little brown brothers, comme il devait s’intituler), publiés dans des magazines au début des années quarante, en pleine guerre, le second étant précédé d’une étrange note informant le lecteur de ce que le texte avait été soumis au Bureau exécutif du président à Washington et que « le point de vue du gouvernement stipule que ce texte ne saurait avoir le moindre effet nocif de propagande »…
Si l’on s’autorise un choix dans cette œuvre d’ores et déjà classique, on retiendra deux nouvelles écrites à la fin des années quarante comme étant les plus réussies de cette fournée : curieusement, elles marquent le retour à la littérature et à la volonté créative d’un Fante qui avait passé la majeure partie de ses années d’après-guerre à cogner dans une petite balle blanche sur les greens et à finir ses journées affalé sur un zinc. Le superbe texte Les Péchés de ma mère, en particulier, publié originellement en décembre 1948 dans le magazine féminin Woman’s Home Companion (!), illustre dans une histoire d’amour contrariée par une mère acariâtre (« elle est très impulsive, c’est une vraie tête de mule ») toute la tendresse, l’émotion et la puissance de son écriture.
Si quelque chose réunit ces textes écrits sur trois décennies, c’est bien cela : l’impact immédiat d’une plume sous laquelle « l’humour et la souffrance se mêlent avec une magnifique simplicité », pour reprendre les mots de Bukowski préfaçant, à la fin des années soixante-dix, la réédition de Demande à la poussière. Sans doute l’écriture de Fante a-t-elle gagné en maîtrise et en force au fur et à mesure des années : lui-même, répondant à un lecteur admiratif, observera que « personne de moins de trente ans n’a une once de bon sens, et rares sont ceux qui passé cet âge ont un peu de sagesse. Il ne faut pas publier trop jeune. Le talent ne suffit pas. Une certaine humanité, le respect de son semblable, le respect des femmes et la première véritable compréhension de Dieu, rien de tout cela ne vient avant trente ans, sinon plus tard. » Un écrivain est alors prêt à écrire, ajoute-t-il : les textes de jeunesse proposés ici montrent pourtant déjà plus que du talent. La vigueur et la poésie de son regard sur le monde, l’énergie et la sobriété de son style sont déjà tout entiers dans Lavé sous la pluie (1934) ou Je suis un écrivain de la vérité, écrit sur du papier à lettres de la MGM début 1936. Tout l’univers de John Fante, en un mot, avec ses personnages colorés (maçons italiens, mamas arc-boutées sur leur rosaire, cousins farfelus et concubines de mauvaise vie), ses scènes de famille, sa vaisselle brisée, ses tonneaux de vin, ses amours impossibles, ses poches trouées et ses larmes. Des textes pleins de vie, une vie comme un roman.
A lire, John Fante : « Grosse faim » (traduit de l’anglais par Brice Matthieussent) et Stephen Cooper : « Plein de vie », une biographie de John Fante (traduit de l’anglais par Jean Rosenthal), chez Christian Bourgois