Avec « Nouveaux indiens », Jocelyn Bonnerave débarque en Littérature sous les signes du polar détourné, de l’humour absurde, et des versets d’avant-garde. Une irruption sur la scène littéraire qui reste l’une des belles surprises de la rentrée 2009, et qu’a justement couronnée le prix du Premier roman. Sauvagement jouissif.

Drôle de type, ce Jocelyn Bonnerave. Ethnomusicologue, musicien et écrivain, il recroise ses diverses activités avec une cohérence imparable. Son premier roman en témoigne, qui utilise la démarche anthropologique comme ressort dramatique et comique, se compose sur un rythme endiablé et laisse percer des séquences d’écriture en verset dont l’allégresse et la folie sont contagieuses. Un jeune anthropologue français (« A. l’anthropologue ») arrive dans une université américaine pour y étudier les nouveaux Indiens que sont les jeunes artistes d’avant-garde. Mais à son enquête scientifique va bientôt s’en mêler une autre, liée à la mort étrange d’une jeune étudiante… Outre ses performances formelles et les résonances profondes de son propos, Bonnerave livre un texte d’une irrésistible drôlerie possédant toute l’efficacité du polar. Rencontre.

Chronic’art : Vous êtes « ethnomusicologue » : comment définiriez-vous cette profession ?

Jocelyn Bonnerave : Je suis un ethnologue spécialisé. L’ethnologue s’occupe de comprendre le fonctionnement des sociétés ; or, aujourd’hui, ces sociétés n’ont pas besoin d’être forcément lointaines, on peut même étudier un quartier, par exemple, si bien que la frontière avec la sociologie n’existe plus vraiment. Je prends un biais particulier pour étudier le fonctionnement d’une société, à savoir la musique qu’on y produit (même si cela ne relève pas seulement de l’art musical), qu’il s’agisse de musique sacrée ou de comptines. Cela suppose un bagage double : d’être musicien, de connaître la musique, et d’avoir un savoir en sciences sociales. Et puis j’ajouterais aussi qu’il faut un talent littéraire. Lévi-Strauss et Leiris sont bien sûr de prestigieux exemples. Cela dit, je n’ai pas voulu faire une fiction ethnologique : j’ai voulu faire un roman qui utilise un personnage d’ethnomusicologue parce que ça me paraît être un personnage fascinant pour construire une histoire.

L’expérience américaine que vit ce personnage d’ethnomusicologue, vitest-elle semblable à la vôtre ?

Il y a tout une partie factuelle que je partage en effet avec ce personnage : lors de la seconde campagne de George Bush, je suis en effet parti en Californie travailler sur un musicien qui s’appelle Fred Frith (le Frank Firth du roman) et qui enseigne à Mills College, lieu que j’ai conservé pour le livre. Mais j’ai changé la plupart des noms des gens que j’évoque. Quand j’étais là-bas, il y avait Joëlle Léandre, qui est une contrebassiste française que j’ai transformée en « Joëlle Legendre ».

Il y a donc une dimension « roman à clés » dans votre livre ?

Oui, mais pas complètement. Je n’ai jamais rencontré de vrai roman à clés. Même La Princesse de Clèves, roman qu’il est inutile de lire (rires), on en parle comme d’un modèle du roman à clés. Mais il subvertit ce genre, puisque ce genre, on ne le rencontre en fait nulle part. Il est arrivé des trucs avec des gens qui existent, il y a eu des sensations très fortes pendant ce voyage, que je devais fictionnaliser pour les traduire.

Est-ce que l’appellation de votre personnage principal et narrateur, « A. l’anthropologue », est un clin d’oeil à « AA l’antiphilosophe », le personnage dadaïste créé par Tzara ?

Quand on commence à faire sortir des choses de soi en utilisant autre chose que sa raison, on convoque des matériaux troubles… Il y a des tas de choses auxquelles j’ai pensé en choisissant ce nom, et d’autres que j’ai traversées sans y avoir pensé et qui pourtant sont là. L’exemple que vous donnez est typique. Il y a aussi des questions pratiques, des questions « d’atelier ». Au départ, mon personnage s’appelait « Joe », et puis ça n’allait pas parce que c’était trop moi. Je l’ai donc appelé « J. » mais, désirant encore plus de distance entre ce personnage et moi, j’ai fini par choisir « A. », un « A. » qui évoque énormément de choses. D’abord, c’est la première lettre de sa fonction : anthropologue. C’est aussi la première lettre de l’alphabet, et il s’agit de mon premier texte. Et puis je me suis rendu compte que je tombais sur une série de « A » en écrivant ce texte : d’abord le délire de Leiris dans son abécédaire, qui sont des mots de la série « a » ; ensuite « Amérique » ; et bien sûr « Anthropologie ». A la fin, mon narrateur se retire à la campagne dans le Sud de la France, à la frontière de l’Aude et de l’Ariège : encore deux « a ». Tout n’est pas prévu au début, mais les choses s’organisent ainsi.

Il y a une logique interne qui apparaît au-delà des plans…

Oui, parce qu’il y a des impératifs pratiques, extrêmement concrets. Je pourrais développer aussi au niveau des impératifs de la mise en voix. Quand je passe à la performance et que je travaille avec un bassiste, on découpe le texte en fonction de la musique et on se retrouve avec d’autres contraintes, comme le fait que ce ne soit pas trop long, etc. Notre disque, qui reprend des textes issus du livre, paraît d’ailleurs en même temps que le roman, et s’intitule Indiens nouveaux. Mais Dada est une référence judicieuse.

Parce qu’on peut trouver un lien entre les expériences dadaïstes, la musique improvisée et votre propre esthétique littéraire, non ?

Il y a en effet un lien très clair entre la musique improvisée et Dada. Le lien entre technique musicale et technique littéraire est en outre quelque chose que j’ai à creuser. Et, clairement, j’ai voulu injecter de la musique dans la littérature. Quand les gens disent ça, ils pensent en général en termes de structure globale : composer un livre comme une symphonie, par exemple. Ou à une autre idée assez facile et mièvre : la musique des mots, ce genre de chose. Or, je ne sais pas trop ce que ça veut dire. Tout ça, ce sont des vieilles lunes. Non, ce qui m’intéressait, c’était de travailler une question de rythme à l’échelle de la phrase, du paragraphe, et même de mettre des versets dans le roman. Dans notre formation littéraire occidentale, le découpage formel crucial, c’est la prose ou le vers. Je me suis rendu compte que je me foutais de cette distinction : je ne suis ni du vers, ni de la prose ; je suis du verset. C’est une distinction grecque, vers et prose ; or, moi, je suis plutôt hébreu. C’est Meschonnic qui m’a fait rejaillir ces questions de manière claire. Je suis de la même école que lui. Dans le verset, la question de la technique musicale n’est pas dissociable de la question de la technique verbale ; tout cela est lié au chant.
Le chant d’une psalmodie ?

Exactement. Ce que j’ai voulu faire, c’est, dans un texte de fiction en prose, mettre des accès de versets. Parce que le narrateur s’exprime, par crises, à l’aide du verset. Et là, la question du rythme se pose très différemment : on rejoint le free jazz et la musique improvisée. Il y a une espèce de rythme sans régularité facilement assignable. Il y a plein de rythmes en même temps, sans que ce soit une polyrythmie, et cela a lieu du groupe de mots au paragraphe : voilà mon travail fondamental.

Vous restez néanmoins toujours dans le cadre du roman…

Oui, le texte est composé en petits chapitres avec des titres en gras, technique qui vient de la tradition des écrits de voyage de la Renaissance et qui me permettait de bien découper, de ne pas me laisser emporter par la logorrhée. Flux, rupture de flux, flux. Voilà qui me permettait de rester très lisible et de ne pas décrocher du roman. J’avais ce désir profond, avant même que cela devienne conscient, de raconter une vraie bonne histoire, qui tourne même autour du polar, mais qui soit aussi sur cette écriture en versets.

Finalement, l’utilisation du verset et l’ambiguïté entre musique et littérature vous ramène à une pratique primordiale, qui pourrait être celle du barde…

Oui, tout à fait : le barde, le conteur. Et on touche à un autre problème qui me passionne en tant qu’anthropologue : le problème de l’oralité. Le texte qui n’est pas limité au texte. C’est ce que je fais avec mes performances : je prends la parole devant les gens, j’incarne le texte… L’autre manière d’appréhender l’oralité, c’est d’utiliser le registre oral, qui m’intéresse aussi beaucoup. L’énergie de l’argot, j’ai envie de l’insuffler dans l’écriture, y compris pour le spectacle, parce que cette énergie fonctionne sur scène. Raison pour laquelle Céline est une figure tutélaire pour moi, lui qui nous donne des émotions physiques et nous transporte. Et ce qui m’intéresse également chez lui, c’est qu’il articule cela avec le roman. Il ne perd jamais le roman.

Ne cherchez-vous pas, dans ce livre, à retourner les méthodes anthropologies occidentales, ironiquement, contre l’Occident ?

Oui, mais sans militantisme, pour autant. J’ai voulu rendre étrange ce qui était familier, mais sans notion d’extériorité. Il y a un double mouvement : j’ai voulu dire des choses que je voyais et qui sont dures à dire, par exemple le fait que cohabitent des étudiants brillants et des clochards sur un campus universitaire. Ce qui serait un parti-pris réaliste. Mais si j’ai besoin de fiction, c’est parce que la réalité ne suffit pas. Ma clocharde est chargée d’une fonction violente symbolique qui retranscrit une violence bien réelle. Comme dirait Leiris, il s’agit de ne pas se contenter de ce qu’on est. Tout ce que j’ai injecté de fiction relève de ça : il ne s’agit pas d’embellir la réalité, mais de traduire la violence authentique à laquelle j’ai assisté. Et il y a en effet une portée ironique dans le fait de déceler l’existence de « sauvages » dans la société américaine contemporaine, surtout quand c’est lors de la deuxième campagne de Bush.

En même temps, chacun de vos personnages est très singulier ; il n’y a pas de « groupe homogène » que l’anthropologue pourrait étudier…

Non, mais il y a une espèce de collectif. On touche là à la question de l’anarchisme : comment on fait pour être ensemble sans être un troupeau ? Il y a une forme d’espoir dans ce roman, à travers le prisme de la musique ou du jardinage ; j’essaie de présenter, sans trop d’angélisme non plus, des possibilités d’être ensemble agréables, voire bouleversantes. Il y a bien sûr, en toile de fond, le tableau d’un Occident qui doute, mais mes personnages sont très autonomes par rapport à ça.

Vous évoquez la seconde campagne de Bush mais, étrangement, vous n’y réagissez que fort peu…

Il y a tout de même pour moi une articulation forte entre la campagne et le devenir de mes personnages, notamment Mary, cette jeune fille qui a disparu au moment où arrive le narrateur et qui était une anorexique, perdant du poids par à coups, chose mystérieuse qui n’arrive généralement pas. Or, dans son enquête, le narrateur, un peu paranoïaque, imagine que la disparition de Mary a un lien avec le destin de la nation. J’ai inventé que Bush comme Kerry voulaient mettre au point une campagne de lutte contre le surpoids reposant sur des mesures de pronostics scientifiques peu avouables. Tout cela est inventé mais, pour le narrateur, cela a une influence très claire sur le décès de Mary. L’Etat contrôle les individus jusque dans leurs corps. Une idée déjà étudiée par Foucault et Deleuze, ou par les Queer studies aux Etats-Unis.

Vous jouez beaucoup avec cette image américaine du Français arrogant, fatiguant et donneur de leçons…

Il y a au départ une expérience, un peu étrange, car je ne me sens pas très français, ou pas spécialement ; nourri en tout cas de beaucoup d’autres influences. Mais quand je suis allé là-bas, on m’a bien expliqué que j’étais français, de ma coiffeuse aux cercles intellectuels. J’ai joué avec les préjugés américains parce que c’était aussi une solution technique : le petit Français étant un personnage de curieux emmerdant, cela s’accordait très bien avec cette intrigue en partie policière, cela en faisait un personnage d’enquêteur type.

Votre intrigue soulève les questions qu’ont pu poser les actionnistes viennois : qu’à un certain degré, l’avant-garde finit par rejoindre le rituel le plus archaïque qui soit, celui du sacrifice humain. Ou bien, dans une forme au contraire très positive, la musique improvisée peut rejoindre la transe chamanique…

Les actionnistes sont des artistes qui m’accompagnent, notamment dans ma pratique de la performance. En même temps, en écrivant cette histoire, je me suis retrouvé dans un cul-de-sac en me confrontant à l’histoire des avant-gardes telle qu’on la raconte habituellement. Ce livre est aussi une méditation sur l’Avant-garde et sur les limites de cette façon de raconter l’Histoire : la linéarité, le Progrès, etc. On peut se dire qu’il y a quelque chose de débile à être tellement à la recherche de la nouveauté qu’on retombe à l’origine sous sa forme la plus violente. Beaucoup d’artistes ont pu trouver la modernité la plus intense dans les choses les plus primitives, mais il s’agissait de ce qu’ils fantasmaient comme « primitif ». Néanmoins, ni on ne conserve, ni on ne retrouve le passé, mais il y a des types d’expériences qui semblent être transhistoriques. Les scènes de musique improvisée ne sont pas des scènes de chamanisme, ce sont des techniques qui permettent d’arriver à des états altérés qui peuvent en effet ressembler à d’autres techniques d’extase.

Votre anthropologue passe d’une perspective analytique à une participation concrète à la musique improvisée. Vouliez-vous montrer une oscillation entre deux pôles ?

Il y a en effet deux régimes d’écriture reliés l’un à l’autre et poreux. Deux pôles liés aux noms de deux personnages : Firth, la « clairière » en anglais, et Bush, les « buissons ». Un pôle « clairière », de narration claire et distincte, et un pôle « buissons », quand la langue a besoin de s’emballer pour rejoindre le verset. Le rythme du roman repose sur cette oscillation.

Et fonctionne sur un perpétuel humour de l’absurde…

Ce qui me plaît dans la vie, c’est qu’au moment où certains sont comiques et sortent de leurs rôles, ils deviennent mystiques, quelque part. C’est l’impression que me donnent les personnages de Chaplin.

Et hormis Chaplin, de qui vous sentez vous l’héritier, en termes d’humour ?

Je me reconnais dans une lignée étroite et puissante : Rabelais et Céline, chez qui la question de l’humour est toujours articulée au reste, chaque invention de situation devenant également une invention verbale. Mais aussi à l’humour Juif et à tout humour lié à la mystique.

Ce lien à la mystique est finalement essentiel ?

C’est-à-dire que j’ai une histoire particulière : je suis le fils d’un ancien Frère salésien qui s’est défroqué lorsqu’il a rencontré ma mère. Je me suis détourné de l’Eglise, où j’allais très souvent étant petit ; néanmoins, mon premier contact avec le texte n’a pas été la Littérature mais le rituel, ce qui demeure quelque chose de crucial dans ma recherche. Je continue d’entretenir ce lien entre musique, texte et mystique. Cela explique aussi que, tout en m’y livrant avec le plus grand respect, je ne me contente pas de la Littérature seule.

Propos recueillis par

Nouveaux indiens, de Jocelyn Bonnerave
(Seuil)