A plus de 70 ans, James Graham Ballard continue son chemin de croix littéraire. Ni oublié ni mythifié, l’auteur anglais est surtout un des derniers stylistes de la littérature. Une stase sèche et précise qui sert des récits aux confins de l’atroce et de l’exhibition. Portrait d’un génie (presque) méconnu.

L’anti-héros des années Burroughs est sans conteste J.G. Ballard. Son insouciante transparence médiatique l’a toujours écarté des chemins de l’iconographie. On ne cite pas plus l’auteur que ses romans, ni dans les cercles littéraires, ni dans les monceaux de lyrics pop-rock qui hantent nos mémoires adolescentes. Homme discret né en 1930 aux alentours de Shangaï, Ballard aura toujours évité le piège peut-être trop facile de la canonisation. Il sera et restera ce romancier de l’ombre, marqué à vie du sceau supposé insultant de la Science-Fiction.

L’homme n’est pourtant pas un fervent partisan des étiquettes. Son idole a toujours été William S. Burroughs, autre grand créateur de l’après-guerre et grand shaman de la chaotation des genres. Burroughs ? « Le plus grand, le seul que j’estime totalement avec Genet ». Et il y a de l’attitude de la midinette chez Ballard quand il relate sa rencontre avec le maître. « Je n’ai pas su rentrer dans son univers ; il est resté impénétrable, jouant sans fin son rôle, celui de William Seward Burroughs ». Mais quand old Bill opte pour une narration radicale, tout en cut-up estampillé Gysin, Ballard le discret reste objectif, rien qu’objectif. Soit un style simple et concis, délibérément « classique » dans son développement. Les phrases sont sèches, sans être trop minimales, et ce depuis les débuts de l’auteur, quand le jeune Ballard signait Violent noon, âgé d’à peine 21 ans. Très vite, celui qui n’aurait pu être qu’un énième auteur de science-fiction à succès se tourne vers le militantisme littéraire. Et résonne dans ses pamphlets de l’époque un appel vibrant pour une « nouvelle science-fiction », moins tournée vers l’imagination et la fantaisie que vers le fantastique et l’anticipation, ces deux notions si troubles et si galvaudées. La New-wave va bientôt naître, des mains de Ballard mais aussi d’auteurs américains comme Spinrad ou Ian Banks (à lire d’urgence The wasp factory ou Entrefer), compatriote anglais.

Son premier roman traduit en France est Le Vent de nulle part (1962), type même du roman d’anticipation. Dans un monde contemporain, un vent grandissant souffle à travers les métropoles devenues gigantesques. Au milieu du drame écologique, le drame humain qui dénoue ses fils inextricables dans la furia d’un décor en pleine décomposition. On retrouvera cette simplicité narrative dans la plupart de ses livres et nouvelles qui suivront. De Vermillion sands à Sécheresse (1975), la géomancie occulte de l’univers de Ballard décline ces mêmes thèmes avec brio. Sans surprise, on remarquera d’ailleurs rapidement l’emprise de Ballard sur ses contemporains. Malgré son écriture tout sauf directement révolutionnaire, la force de ses premiers livres marque tout aussi bien ses contemporains français que des personnalités exilées dans des sphères plus éloignées : Auster par exemple, et son Anna Blume, étonnant chant post-humain en guise de revival Ballardien plutôt bien maîtrisé.
Tout comme Dick qu’il affectionne particulièrement, Ballard est un aficionado des nouvelles, ces textes courts qui « doivent être travaillés pour faire sens ». Soit la quintessence des affres thématiques de l’oeuvre de Ballard : le post-humain et le nucléaire, la relation homme-nature, la machine détraquée et l’incontournable pénétration de la chair et du machinique. De quoi nourrir plusieurs décennies de lecteurs et de critiques.

Car l’oeuvre de Ballard, bien que fertile, est restée sous-estimée. Manque de charisme peut-être, de conjoncture sûrement. Ecrasé par la beauté parfaite de ses compagnons d’infortune (Dick et Burroughs, toujours), Ballard ne s’est pas imposé comme ce qu’il a toujours été : le pape de la nouvelle chair, la source intarissable d’une pensée cyberpunk en devenir, l’activiste discrètement révolutionnaire des moeurs. Les années 70s, pourtant, révéleront au public le meilleur de l’auteur. Après avoir installé sa force narrative en 1964 dans Terminal beach, un des plus beaux textes post-atomiques à ce jour, Ballard signe coup pour coup trois chefs d’oeuvre de la littérature contemporaine : Crash (1973), L’Ile de béton (Concrete island – 1973) et I.G.H. (High rise – 1975).

Dans Crash, Ballard affirme de façon définitive ses obsessions machiniques et sexuelles. Le roman, ouvertement pornographique, met en avant une esthétique du plaisir et de la machine de façon totalement nouvelle. Le désir est froid mais moite, métallié mais fondamentalement humain). Pas besoin d’aller chercher bien loin pour comprendre l’intérêt intense que Cronenberg a porté à son oeuvre, et particulièrement à Crash dont il réalise une relecture intelligente et esthétisée à outrance.
Le cinéaste canadien a fondé toute sa production après les lectures de Dick, Burroughs et Ballard. Un triptyque référentiel qui laisse la part belle à Ballard, présent dès les premiers films du réalisateurs. Dans Vidéodrome et plus tard dans eXistenZ, on retrouve cette même fascination des niveaux de réalité, ce même questionnement sur la coexistence de plusieurs plans de densité. Crash, le roman, a énormément marqué Cronenberg, de par l’apparition inédite de cette nouvelle chair, de ces désirs inavoués qu’entretient l’homme avec la machine détraquée, cette masse informe « d’où naît et meurt la vie » (Deleuze, Le Pli).

Ballard explore les potentialités du silicium et de l’acier. Ses textes sont autant de poignards ouvrant la plaie béante d’une nouvelle génération textuelle, qui innove de par sa force diégétique, de par les apports textuels qu’elle impose à un lectorat trop comprimé dans ses référents. Dans trois autres de ses romans clé, il déterre de nos mémoires collectives la lèpre (La Forêt de crystal, 1966), réinvente un Robinson Crusoé des temps modernes dans un drame Shakespearien du chant des machines (L’Ile de béton) et déconstruit en un simple roman le système communautaire humain et divin (I.G.H.).

Comme si cela ne suffisait pas, on retrouve l’écrivain sur d’autres terrains, plus anecdotiques mais plus directement polémiques. Il signe dès 1968 un retentissant Why I want to fuck Ronald Reagan où il dépeint en quelques feuillets l’abyssale vacuité de l’homme public et continue sur sa lancée avec Plan for assassination of Jacqueline Kennedy. Situ avant Debord, hacktiviste avant l’ère du virtuel, Ballard a toujours créé la tendance et vécu dans un plan d’existence supérieure. Une vie menée dans la consistance, pour celui qui évite les phares et les asiles de la gloire.

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