Evénement : parution chez Bragelonne du premier des trois volumes de l’intégralité des nouvelles de Conan, restituées pour la première fois en France à partir des manuscrits originaux de Robert Ervin Howard (1906 – 1936), le James Dean de l’heroic fantasy.

« Conan sembla surgir à mon esprit presque sans aucun effort de ma part et immédiatement un flot de récits se mit à jaillir de ma plume, ou plutôt de ma machine à écrire, toujours sans effort. Il me semblait que je n’étais pas en train d’écrire, mais simplement de relater des événements qui s’étaient réellement produits. Histoire après histoire s’enchaînaient à une vitesse telle que j’avais du mal à garder le rythme. (…) Le personnage prit totalement possession de mon esprit, écartant tout ce qui pouvait se mettre en travers de l’écriture de ces récits ». Robert Ervin Howard >en transe, écrivant à jets continus, littéralement possédé par son personnage, l’image a bercé des générations de lecteurs enthousiastes. La réalité n’est pas moins belle, mais plus complexe. Complètement autodidacte (né en 1906, il vend sa première nouvelle à l’âge de 18 ans), il aimait se présenter en mercenaire de la machine à écrire. Soucieux de passer pour un grand professionnel auprès de ses confrères écrivains des pulps, à commencer par Lovecraft, avec qui il entretenait une correspondance acharnée, le Texan exagère volontairement ses facilités d’écriture pour ne surtout pas être pris pour un intellectuel. On imagine encore la tête du malheureux reclus de Providence recevant les lettres où le jeune homme, plein d’entrain, s’auto-congratule d’écrire des nouvelles érotiques à partir de ses propres expériences sexuelles, et lui conseille d’en faire autant.

Ecrivain commercial, personnage monolithique

Il y a bien plus derrière Conan que ne le laisse supposer les forfanteries de son créateur. Comment expliquer, sinon, la fascination qu’il a pu exercer d’abord chez les lecteurs de Weird Tales à partir de 1932, puis à la faveur des éditions poche illustrées par Frazetta et des comics Marvel de Roy Thomas dans les années 60. Depuis, le cinéma, le jeu de rôle, le jeu vidéo entretiennent vaillamment le culte du Cimmérien, quitte à faire fi des textes originaux. L’auteur pris à son propre jeu, la plupart des critiques tenant pour argent comptant ses déclarations à l’emporte pièce : écrivain commercial, personnage monolithique, stéréotypes, style à l’encan, les jeux sont faits. En France, à l’heure où, paradoxalement, la fantasy n’en finit plus de prospérer, l‘héroic fantasy de Howard est quasiment absente des librairies. Qui plus est, les seules éditions de Conan disponibles sont en réalité largement tronquées, réécrites et classées selon une chronologie arbitraire fixée par L. Sprague de Camp, Lin Carter et consorts. Le grand mérite de Patrice Louinet, qui dirige la publication de l’œuvre intégrale de l’auteur aux States (chez Wandering Star) et maintenant en France (aux éditions Bragelonne), n’aura pas été seulement de retrouver la trace des textes originaux, accompagnés de nombreux inédits, synopsis et documents (ce qui déjà est énorme), mais aussi d’avoir fait le tri dans la biographie de l’auteur. La légende dorée colportée par Sprague de Camp faisait en effet de Howard un enfant intellectuellement précoce, mais malade et chétif, en but aux railleries et aux brimades de ses camarades d’école, avant de devenir, par la seule force de sa volonté et à grand renfort d’entraînement et de pratique intensive du culturisme, un géant de plus de deux mètres presque aussi musclé que ses héros. Sprague de Camp dresse le portrait d’un génie « bigger than life », à la sensibilité exacerbée, en proie à des sautes d’humeurs incontrôlables. Pure invention ? Certes, l’enfant n’avait rien de malingre, l’adolescent pratiquait la boxe, mais en amateur seulement, et le colosse ne mesurait pas plus de 1m78. Mais fils unique, Howard ne supporte pas d’apprendre l’imminence du décès de sa mère agonisante ; il se suicide d’une balle dans la tête, à l’âge de 30 ans.
Compagnon de high Adventure

Comme tous les gamins de son âge, il avait commencé par lire Tarzan, Fu Manchu, John Carter… Amateur de fictions populaires, il est aussi grand lecteur de poésie. Ses préférences vont principalement aux poètes de langue anglaise (Kipling, Chesterton, Lord Dunsany, Poe, Clark Ashton Smith), mais il appréciait également Omar Khayyam, Baudelaire et Verlaine. On sait qu’il adorait François Villon, qu’il citait à tout bout de champs, et qu’il avait lu Maupassant « qui donne envie de se suicider, si on le lit trop » (sic). Selon Patrice Louinet, « il n’aimait pas la littérature contemporaine qui se faisait à New York : il ne la comprenait pas. Il était plus classique dans ses goûts, mais sans correspondre pour autant à l’image du type enfermé dans sa bibliothèque qui sent le moisi, comme Lovecraft ». Storyteller né, Howard aborde tous les genres de la high adventure : western, récits historiques, contes de boxe… « Il s’est essayé à quelques récits de fictions réalistes, mais ça n’a pas marché. De même, le policier ne l’intéressait pas. Evidemment, s’il avait lu Black Mask, à la même époque, il aurait adoré parce qu’il se serait rendu compte que Dashiell Hammett faisait avec le hardboiled exactement la même chose que lui avec l’heroic fantasy ». Ses goûts le portent naturellement vers le fantastique et l’horreur, à tel point qu’il existe de nombreux liens entre son univers et le Mythe de Cthulhu, mais autant que l’inspiration, c’est aussi le style si particulier de Howard qui impressionne. Il savait planter un décor en un minimum de mots, grâce à l’utilisation d’adjectifs génériques suffisamment précis pour créer une atmosphère très évocatrice et suffisamment vagues en même temps pour que chacun puisse aller combler les vides du récit pour se faire sa propre image mentale. D’où cette impression d’être littéralement aspiré par le texte, car chaque lecteur nourrit sa propre lecture.

Alors vint Conan

« Sache, ô Prince, qu’entre l’époque qui vit l’engloutissement de l’Atlantide et celle où surgirent les fils d’Aryas, il y eut un Age insoupçonné au cours duquel des royaumes resplendissants s’étalaient de par le monde, tel le manteau bleuté des étoiles – Némédie, Ophir, Brythunie, Hyperborée (…). Alors vint Conan le Cimmérien à la chevelure noire, au regard sombre, une épée à la main, voleur, brigand, assassin, avec sa mélancolie et ses joies démesurées, prêt à piétiner de ses sandales les trônes somptueux de la Terre ». Sur le fond, même s’il ne saurait être réductible à Conan, Howard avait trouvé en la personne du barbare le véhicule idéal grâce auquel il pouvait exprimer sa méfiance profonde vis-à-vis de la civilisation : son père était médecin, mais la science était impuissante à sauver sa mère ; les deux banques où il avait placé l’essentiel de ses économies font successivement faillite avec la dépression, l’église et les armées suscitent également en lui le même rejet que les investisseurs financiers de Wall Street. Individualiste forcené, il tenait la barbarie pour l’état naturel de l’humanité : « La civilisation n’est pas naturelle. Elle résulte d’un concours de circonstances. Et la barbarie finira tout naturellement pas triompher ». Plus fort que Le Choc des civilisations de Huntington, Howard le barbare n’est pas pour autant l’extrémiste qu’on a bien voulu dire. Ainsi, quand Lovecraft, autre grand progressiste devant l’éternel, s’enthousiasme pour Mussolini, défenseur de la civilisation, Howard ne se prive pas de lui voler dans les plumes, ne trouvant pour sa part aucune gloire aux bombardements fascistes en Ethiopie. « Conan ne doit rien au bon sauvage de Rousseau, mais pas plus au surhomme nietzschéen », précise Patrice Louinet qui a tenu à faire publier la version initiale de la première nouvelle de Conan, Le Phénix sur l’épée, parce que l’on y apprend que le héros fuit quelque chose qu’il a laissé derrière lui : « Il y a une faille dans le personnage, dont on ne saura jamais rien, mais qui explique ce qu’il est. Les personnages howardiens ont cette caractéristique qu’ils n’ont pas de passé. Ce qui s’est passé avant, je ne le sais pas où je ne veux pas le savoir ». Voilà pourquoi les nouvelles sont par définition indépendantes les unes des autres, rendant l’idée même de chronologie absurde. Les aventures du héros ne sont pas chronologiques parce que Conan est libre de sa biographie, comme Howard, maître de son destin.

Conan le Cimmérien, de Robert Ervin Howard
(Bragelonne)