Comment l’état sauvage est-il entré dans la ville ? Comment la ville est-elle redéfinie par le virtuel ? Jusqu’où les médias et la publicité investiront-ils l’espace public ? Jusqu’où iront les limites de la ville ? Autrement dit : l’urbain de demain ressemblera-t-il à nos villes d’aujourd’hui ? Avec Stefano Boeri, Sanford Kwinter et l’architecte néerlandais Rem Koolhaas, analystes respectifs de l’urbain européen, américain et autre, l’exposition Mutations se propose d’interroger les transformations de l’espace public urbanisé.

Avant tout, il faut dire que c’est une exposition dont il est difficile de parler ; ensuite que c’est une très belle exposition ; enfin, que c’est une exposition qui n’est pas accompagnée d’un catalogue, mais d’un ouvrage de référence qui est accompagné d’une mise en espace, à Bordeaux, jusqu’à la fin du mois de mars 2001. Une odyssée de l’espace sur l’odyssée de l’espace que la parataxe « monde = ville », sorte de slogan-raccourci clavier, résume comme le principal « effet Kiss-Koolhaas ».

La ville bouge. Elle n’est qu’un des aspects de l’urbain qui, par ailleurs, devient substance planétaire : sous l’afflux des populations issues de l’exode rural, les mégalopoles des pays en voie de développement explosent, et les métropoles des pays riches en général, et celles de l’hémisphère Nord en particulier sont submergées. Les mutations urbaines sont le résultat de la mondialisation et d’un temps réel économique dans l’échange de matières ou d’informations. Ce qui, à la complexité traditionnelle qu’il y a à exposer de l’architecture ou de la ville, ajoute une échelle territoriale et contemporaine planétaire difficile à condenser.

C’est pour ces nombreuses raisons que le parti pris de cette exposition n’a pas consisté à prétendre à l’exhaustivité ni même à la pédagogie d’une « leçon de choses ». Non, l’exposition en prend même le contre-pied, à l’instar de l’internet et des médias audiovisuels : on picore l’information sonore ou écrite, on se scotche aux images fixes ou animées, on surfe même sur cette matière vivante. La scénographie de Jean Nouvel et l’exposition sonore d’Hans Ulrich Obrist (déjà co-commissaire en ce même lieu de l’exposition Cities on the move il y a deux ans) viennent transcender l’espace magique de la grande nef du CAPC, en font au sens littéral une « réalité augmentée », un aleph audiovisuel et babélien du monde urbanisé, ici et maintenant.
Le succès que l’on doit concéder à la scénographie de Nouvel tient en ce qu’elle parvient à unifier ce très bel éloge de l’ombre avec une pénombre informationnelle -quatre séquences dans lesquelles évolue le spectateur : celle consacrée au continent américain ; celle consacrée à l’Europe ; celle consacrée au « reste » du monde (l’expression fait ici état d’une certaine misère de nos villes à venir) et celle, immatérielle, du Sonic City d’Obrist.
Au début de la visite, le dispositif scénographique semble entièrement emprunté au registre des installations d’art contemporain. Volontiers « inspiré », volontiers « expirant » de son emprunt de l’art contemporain, Jean Nouvel s’en prend essentiellement aux paysages audiovisuels de deux artistes français, Jean-Luc Vilmouth et Ange Leccia, empruntant au premier ses corridors de télévisions, au second son cloisonnement de l’espace par vidéo-projections. Mais le premier étage est plus personnel au maître : projections d’images-mouvements (Nouvel aime citer Deleuze) à même la pierre, passerelles de métal encadrées par des wallpapers « 4 par 3 » propres à chaque continent ou à l’illustration d’un thème.

Pearl River Delta

Dans le delta de la rivière des Perles, des villes émergent avec la soudaineté d’une comète. Paradigmes de la condition post-urbaine, ces nouvelles villes asiatiques allient pragmatisme, vitesse d’adaptation et intensité à produire. Serait-ce là le laboratoire urbain du xxie siècle ?
Le glissement du système communiste vers le capitalisme était-il prévisible ? L’extraordinaire vitesse à laquelle le delta de la rivière des Perles s’est développé est le fait d’un mode de développement économique particulier à la Chine : une structure communiste centralisée qui favorise la spéculation à court terme et le profit immédiat propre aux économies de libre marché. L’adage post-maoïste dit qu’il est bon d’être riche : la Chine s’est ainsi pris d’amour pour l’argent sans abandonner les idéaux communistes.
Ce régime à l’infrarouge a fait naître des villes ex nihilo qui, en dix ans, ont atteint plus de dix millions d’habitants. Le taux accéléré de croissance dans le delta de la rivière des Perles a favorisé l’apparition de nouvelles techniques et logiques d’urbanisation de loin plus efficaces que celles développées en Occident. A l’image du « grand bond en avant » ayant substitué aux rizières et à une déficience du réseau téléphonique des autoroutes, des aéroports internationaux et un réseau de fibres optiques, le delta s’achemine vers le schéma actuellement mis en place par l’Etat japonais d’ »e-gouvernement », conjugaison du succès de la technologie « I-mode » type DoCoMo/NTT avec la mise en place d’une cyber-administration.
Shopping

Les dispositifs commerciaux assemblent et coordonnent l’urbain : il n’est désormais de centre qui ne soit d’abord commercial. Shopping renvoie à l’américanisation du monde, à l’uniformité qui règne d’un lieu à l’autre, d’une ville à la suivante.

Mais le shopping serait-il l’ultime phase de la condition urbaine ? Il domine la vie citadine au point d’effacer l’état antérieur. Il s’est emparé entièrement du centre-ville et a réanimé les rues avec un flot d’activités commerciales. Mais aujourd’hui que le shopping est partout, à chaque coin de rue, pourra-t-il survivre ?
Dans une tentative désespérée de se perpétuer, le shopping a renouvelé ses formes, s’emparant de tous les lieux d’activités de la ville, de l’aéroport au musée, de la bibliothèque à l’église. Ce faisant, il a transformé l’intérieur de la ville, son paysage et ses bâtiments en machine commerciale à part entière : le shopping est si envahissant qu’il est devenu synonyme de la ville elle-même.

Lagos

L’urbanisation galopante de l’Afrique occidentale n’a pas de précédent. Dans la capitale du Nigéria, Lagos, une mégapole dont on ne sait si elle compte vingt ou cinquante millions d’habitants, se tissent les mêmes réseaux mondialisés sur des modes organisationnels singuliers, entre archaïsme et modernité.
Avec Jeffrey Inaba, Sze Tsung Leong et Edgar Cleijne, Rem Koolhaas s’oppose à l’idée que Lagos serait le paradigme de la ville africaine en route vers la modernité. Il rejette également l’assertion très politiquement correcte selon laquelle Lagos se moderniserait selon une voie spécifiquement africaine. Nous voyons plutôt Lagos comme un exemple marquant d’une ville à l’heure de la modernité mondialisée. Beaucoup des valeurs tant vantées de la ville globale contemporaine avec ses modèles d’organisation -dispersion et discontinuité, conglomérat et flexibilité- sont nées et se sont perfectionnées en Afrique occidentale.
Loin de tout européanocentrisme, le Harvard Project on the City pense que Lagos n’est pas en train de rattraper son retard sur nous mais, au contraire, que c’est nous qui rattrapons notre retard sur Lagos !

Lagos inverse toutes les caractéristiques essentielles de la ville moderne, encore qu’il faudrait disposer d’un terme plus approprié que le mot ville. Qui plus est, cette ville fonctionne. Se développant, se transformant et se perfectionnant rapidement, elle offre à des millions d’habitants les moyens de vivre.
Lagos nous conduit à repenser le concept de ville. Bien des traits des modèles urbains occidentaux peuvent s’y lire sur un mode hyperbolique, ce qui reviendrait à placer la ville africaine dans un rapport d’équivalence avec Los Angeles, Londres ou Paris. Observer Lagos, c’est voir apparaître la ville contemporaine dans son état tout à la fois le plus avancé et le plus déshérité.

Mais malgré l’actualité de la privatisation de l’eau potable et de l’air pur dans le monde, l’un des manques de l’exposition tient à l’absence d’une évocation claire du fait que, pour la première fois de l’humanité -une humanité qui a franchi récemment le cap des six milliards d’êtres humains-, l’urbanité résultant de l’exode rural n’est pas le fruit de la sédentarisation historique de l’homme dans le territoire naturel. C’est au contraire une nouvelle étape par laquelle la nature devient « terrain de jeu » ou « terrain vague » périphériques à de l’urbain planétaire. L’heure n’est plus à l’idéal d’Alphonse Allais souhaitant le paradoxe d’une « ville-à-la-campagne » ; elle l’est à une substance urbaine résumée par l’expérience du territoire hollandais commune à Koolhaas et à CenterParcs. Ce n’est plus tant l’heure de la ville-monde que celle du monde=ville, constitué notamment de ces « zones franches », poches d’immigration, d’industrie et de fret, comme l’est Mondeville, près de Caen.

Voir le site officiel de l’expo Mutations

CAPC
7, rue Ferrère
Bordeaux (33)
Jusqu’au 25 mars 2000
Catalogue de l’exposition édité par Actar

Passé le premier effet décapant et rafraîchissant de l’exposition Mutations, vient ensuite l’heure des comptes. Et, parmi eux, la dette de l’exposition envers Rem Koolhaas, ainsi que celle de l’architecte envers les chiffres et autres statistiques