« Li Turchi » l’ennuient, et on le comprend : pour échapper aux mesquineries d’un petit monde décevant, Gabriel Matzneff envoie les personnages de son nouveau roman en Italie. Rencontre avec un érudit libertin autour du carpe diem, des passions non conformes et de leurs censeurs pathétiques.
L’homme impressionne. Imposant, élégant et d’un charisme indéniable, Gabriel Matzneff, né le 12 août 1936 à Neuilly-sur-Seine, auteur d’une œuvre romanesque commencée à trente ans avec L’Archimandrite, essayiste, diariste fameux et proie favorite des « tenants de l’ordre moral qui est en train de crétiniser la planète », est aussi doté d’une voix qu‘on pourrait écouter des heures durant. Aussi décide-t-on d’entrer en matière avec le gueuloir où, comme son « bon maître Flaubert, le premier à en avoir parlé même s’il ne l’a sans doute pas inventé », il a l’habitude de lire ses textes à voix haute : « C’est chaque jour, voire plusieurs fois par jour, après avoir écrit un paragraphe, une page ou même une phrase, que je me les lis à haute voix ; la langue, c’est aussi le son, pour la poésie comme pour la prose. La voix aide bien sûr à relever les hiatus, allitérations… Je pense que Racine devait lui aussi lire à haute voix ses vers avant de les donner à l’imprimeur. »
On rencontre Gabriel Matzneff aujourd’hui pour ce Mamma, li turchi ! mineur mais plaisant et impertinent où, sans doute lassé des petites tracasseries dont le poursuit un Hexagone envahi par les curés, il se transporte de l’autre côté des Alpes ; là, entre Venise et Naples, sous les traits d’un cinéaste libertin transparent et au sein d’un petit groupe de gens (jeunes ou pas) de bonne compagnie, il guerroie contre l’imbécillité ambiante en goûtant aux plaisirs de tous ordres. « L’été dernier, j’ai eu l’idée d’un personnage, celui de Nathalie, avec laquelle s’ouvre le roman ; j’ai alors envoyé une lettre à Denis Tillinac, directeur de la Table Ronde, qui était un peu malheureux car mes derniers livres avaient paru ailleurs… Je lui ai promis de lui signer un contrat à mon retour à Paris, quoique n’ayant alors que l’idée de ce personnage. J’ai finalement écrit la majeure partie du roman à Naples, allant vérifier certains points de détail à Venise -il me fallait par exemple les noms précis des ruelles parcourues par mes personnages lors d’une promenade, le soir. » L’écrivain ne s’embarrasse d’aucun plan et suit son chemin, les romans se construisant peu à peu : « J’en reviens à Flaubert qui, vous le savez, écrivait des résumés de ses chapitres ; on sait ainsi comment se termine Bouvard et Pécuchet, qu’il n’a pourtant pas achevé, c’est assez extraordinaire. En ce qui me concerne, si j’étais mort après trois chapitres, vous n’auriez jamais connu la fin, sauf à chercher peut-être des fragments dans le carnet noir que j’ai toujours sur moi. »
Cet agréable roman met ainsi en scène une joyeuse petite société d’apprentis italophones au sein de laquelle se nouent amours et amitiés : Stefanie et Mathilde ont dix-huit et vingt ans ; Nathalie en a soixante ; Guérassime est moine orthodoxe ; Raoul Dolet est cinéaste et traîne le fardeau d’une réputation « sulfureuse, comme disent les journalistes », pour les passions non conventionnelles qu’il aime à filmer. « Il doit son nom à un autre Dolet, Etienne, qui a été brûlé vif il y a quelques siècles place Maubert, car considéré comme hérétique et hautement immoral. En ces temps de triomphe de la vertu, je pensais amusant de donner ce nom à l’un des personnages. Il m’a permis de dire deux ou trois choses sur cette question avec plus de liberté et d’amusement que dans le petit pamphlet que j’avais imaginé voici deux ans. Je peux être bon polémiste quand je veux… Je préfère toutefois l’être dans une courte chronique, comme celles que je donnais à Combat ou à l’Idiot international : vous y insultez la Terre entière en deux feuillets et demi, vous êtes soulagé et c’est suffisant. Les canailles ne méritent pas qu’on leur consacre un livre. Le roman me permet de m’exprimer par le truchement de personnages (les amours de Raoul et Mathilde, celles de Nathalie et Stefanie, notamment) de façon bien plus amusante. » Le lecteur n’aura d’ailleurs aucun mal à tomber le masque de ce Raoul nourri de l’expérience cinéphile du romancier, « mac-mahonien en culotte courte et fidèle à ses admirations d’enfance et d’adolescence. »
Moralité et plaisirs hors cadres, culte orthodoxe et question serbe : thèmes éternels de l’œuvre matznévienne, que le romancier traite ici sur un ton léger, presque badin. « La légèreté et la facilité cachent toujours beaucoup de travail : la langue française est précise mais aussi difficile à maîtriser. Je reviens sans cesse sur mon métier, comme dit l’autre, corrigeant, relisant. L’idéal est une phrase où chaque mot est nécessaire ; les gens qui ne savent pas écrire le font toujours d’une manière lourde et dans des livres épais ! Je suis effaré par les romans récemment parus que je feuillette parfois chez le libraire, tellement mal écrits, sans la moindre idée de ce qu’est la langue française. Cette légèreté est aussi tributaire de mon humeur, et j’espère que mon plaisir d’écrire a été pour vous plaisir de lire. » On repense à cet « anti-Angot » dont un critique, ex-publicitaire et romancier désormais célèbre avait autrefois taxé notre homme : « Christine Angot m’avait pourtant écrit une lettre très chaleureuse après cette émission dans laquelle j’avais été violemment pris à partie par une certaine madame Bombardier, un très mauvais écrivain canadien, une dame très vilaine -ce qu’elle pouvait être laide… Je tiens donc Christine Angot pour une matznévienne convaincue : les ennemis de vos ennemis sont vos amis. »
Hédoniste et peut-être mélancolique, Mamma, li Turchi ! est aussi une élégante et piquante subversion, pleine des combats de toujours d’un incorrigible impertinent. « Les nouveaux inquisiteurs n’ont jamais été aussi sourcilleux ; l’atmosphère est à l’ordre moral. Les gens confondent tout : lorsque se sont produits certains faits divers parfaitement horribles, des journalistes -c’est d’ailleurs l’un des thèmes de mon roman- se sont mis à citer pour bouc émissaires des noms d’artistes, morts (Nabokov ou Gide) ou vivants (comme moi ou Balthus), des films (je pense à La Petite de Louis Malle)… L’un de mes personnages le dit d’ailleurs : ces journalistes, dans les années 40, auraient imputé la défaite de l’armée française aux intellectuels juifs. Si ces démagogues pouvaient brûler certains livres comme le faisait faire Hitler pour les œuvres décadentes, ils le feraient avec plaisir. »
Nous y voilà. Impossible d’oublier, puisque son livre le rappelle sans cesse, que Gabriel Matzneff est aussi l’écrivain scandaleux fantasmé par les grenouilles de bénitier, lesquelles le traquent comme le diable. Matzneff invoque l’image de la paille et de la poutre : « Je me souviens très bien d’un numéro du Figaro, où en première page, Faizant proposait de couper les couilles aux pédophiles -dans le ton Figaro bien sûr ; en pages intérieures, on trouvait un article sur Byron, qui a passé sa vie à courir après les petites filles et les petits garçons… Une fois que vous êtes mort, tout le monde vous fout la paix. » Conseil à voix basse : ne jamais mésestimer la mauvaise foi et la jalousie des médiocres qui baignent dans les milieux littéraire et journalistique. « La Passion Francesca, que La Table Ronde n’a pas voulu publier et que Sollers a bien sûr été ravi d’accueillir, a d’ailleurs paru dans un grand silence. » Francesca avait quinze ans, Vanessa (La Prunelle de mes yeux) quatorze, mais la relation amoureuse n’était pas toujours menée par celui qu’on croit -« l’une comme l’autre avait un sacré caractère ». Ici, les jeunes héroïnes sont majeures, même si « le Matzneff au pied fourchu se montre quand même dans les querelles autour du personnage de Dolet. »
Rejetant en souriant la comparaison avec un Lord Henry vingtième, Matzneff évoque ses longues promenades germanopratines avec Cioran, « leurs conversations apocalyptiques sur la vulgarité de l’époque, la connerie de leurs contemporains et la marée montante de la merde qui nous entoure », et les éclats de rire -autour d’une bouteille de porto- dans lesquelles elles s’achevaient immanquablement : « Je suis moins cet écorché ricaneur et cynique, pur esthète incapable de passions vraies que décrivait Wilde, qu’un esthète écorché vif, passionné. » Les « Turcs » du titre, tristes censeurs monochromes de cette attitude qu’il tient avec superbe, ne sont pas encore parvenus à essouffler Gabriel Matzneff, romancier italomaniaque, hédoniste, érudit et visiblement bienheureux. La profession de foi de Cette camisole de force ne changera pas de sitôt : « Tant que j’inquiéterai les cons et exaspérerai les larves, je saurai que je suis dans la voie juste. »
Mamma, li Turchi ! a paru aux Editions de La Table Ronde