Pour Bard et Söderqvist, nous entrons aujourd’hui dans la « phase finale du commencement » de l’émergence d’une nouvelle ère, l’ère netocratique, laquelle signe la fin du capitalisme. Depuis 2000, ils défendent leur thèse d’un changement majeur de paradigme ; grâce à la traduction de leur livre, la France va enfin pouvoir se joindre au débat. Pourquoi maintenant seulement ? La Netocratie peut-elle s’imposer dans l’Hexagone ? Le contexte a-t-il changé ? Mise à jour avec les intéressés.

– version intégrale de notre entretien publié dans Chronic’art #42 (février 2008)-

Chronic’art : Voici huit ans que vous avez écrit Les Netocrates, publié et traduit dans plusieurs pays. Comment expliquer que nous le découvrions seulement maintenant en France ?

Alexander Bard : D’abord, il semble que la France n’ait pas montré beaucoup d’intérêt pour nos études futurologiques et sociales. Sans doute parce que seule la vieille génération d’intellectuels français – Jacques Derrida, par exemple -, pour qui il est difficile d’apprécier correctement quelque chose de vraiment nouveau, était encore récemment sous le feux des projecteurs. Cette situation semble néanmoins évoluer : les Français se rendent enfin compte de la profondeur de la révolution que représente l’apparition des médias interactifs et d’Internet, et que cette révolution constitue le principal ingrédient de la globalisation politique et économique que nous connaissons aujourd’hui. Est-ce que ce réveil est dû au phénomène des blogs, particulièrement fort en France ? Ensuite, c’est une question de timing puisque nous avons dû attendre de rencontrer les bonnes personnes avec qui nous avions envie de travailler. C’est à la suite d’un entretien-fleuve avec vous, à Chronic’art, que nous avons été mis en contact avec l’éditeur Léo Scheer.

Jan Söderqvist : Il s’agit aussi de raisons plus banales et pratiques. Dès 2001, l’idée d’une traduction française flottait dans l’air, mais il n’y a pas eu de suite. Nous étions à l’époque très pris avec les marchés américain, anglais, sud-africain et espagnol. Je suppose aussi que la confusion a fait hésiter ce premier contact : certains voient Les Netocrates comme une œuvre de philosophie sociale, d’autres pensent avoir affaire à un livre de business ou de management puisqu’il parle des forces sous-jacentes au phénomène des valeurs technologiques (la bulle dot.com) et du fait que des stratégies d’affaires établies, menées par la bourgeoise, ne fonctionnent pas vraiment dans cette nouvelle écologie médiatique. Comment vendre un livre comme celui-là, qui ignore toutes les étiquettes et toutes les conventions traditionnelles ?

En quoi la théorie exposée dans votre essai est-elle antinomique avec l’esprit français, comme vous le dites dans votre préface ?

A.B. : Notre analyse se fonde sur la culture des early adopters. Pour comprendre le monde d’aujourd’hui, nous nous intéressons davantage à l’usage et à l’implication sociale des nouvelles technologies de l’information et des nouveaux gadgets interactifs chez les écolières coréennes ou les pêcheurs du Sud de l’Inde que sur les vieilles références que tout le monde ressasse. Après tout, Max Weber n’avait aucune idée de ce qu’était un téléphone portable ! Notre analyse, du coup, est assez peu flatteuse pour la vieille élite, composée principalement de vieux journalistes et d’auteurs mâles d’Europe occidentale ou d’Amérique du Nord. Notre hypothèse révèle que ceux-ci sont historiquement voués à perdre leur position dominante, alors que de nouvelles forces entrent en jeu. L’Europe est aujourd’hui extrêmement conservatrice et complaisante. Cela va demander de gros efforts aux Européens pour comprendre ce qu’est la véritable radicalité du XXIe siècle.

J.S. : C’est un classique, le changement n’est jamais bon pour la vieille élite en place. Mon avis est que la France est un pays très polarisé où il existe d’un côté une « gauche » vraiment conservatrice qui ne rêve que d’un statu quo éternel et, de l’autre, des pouvoirs plus pragmatiques qui se rendent compte que le chauvinisme réactionnaire n’est plus une option aujourd’hui pertinente.

Est-ce que le problème de la France n’est pas qu’elle est une nation très égocentrée (la France, centre du monde) ?

A.B. : Quiconque a connu un passé prospère va avoir quelques difficultés à accepter un avenir où il se retrouve marginalisé. La France a pu être le centre de l’ancien paradigme industrialo-capitaliste ; l’Etat-nation moderne et la modernité sont d’ailleurs nés en France, ce paradigme ayant été défini par les penseurs des Lumières. Du coup, puisque l’identité française est à ce point liée au capitalisme, il n’est pas surprenant que ce pays ait plus d’obstacles à surmonter que les autres quand il se frotte au paradigme informationaliste. Le seul fait de se poser la question de son positionnement face à ce nouveau paradigme est assez révélateur… Les netocrates se fichent pas mal du débat sur l’identité cadrée dans une nationalité. Ils envisagent toujours les choses à un niveau global et subculturel. Le nationalisme est aujourd’hui un phénomène qui n’intéresse que les sous-classes.

J.S. : Il suffit de voir la polémique suscitée récemment par l’article du Times sur la mort de la culture française… C’est toujours un sujet sensible en France, et ce n’est pas bon signe. La nostalgie nationaliste est quelque chose de tellement dépassé ! Aucune Nation ne peut aujourd’hui fonctionner comme une marque. Nous avons trop perdu de temps avec ces inepties. Les Français ne sont pas les seuls à apprécier une nourriture de qualité, du bon vin, la mode, l’art ou la philosophie ! C’est évidemment une mauvaise nouvelle pour les Français qui se sont toujours vus comme culturellement supérieurs aux autres sur bien des plans… « Tu dors, tu es mort », l’adage n’a jamais été aussi vrai.

Avec la netocratie, vous prévoyez la disparition définitive de l’Etat-Nation. Mais n’est-il pas exagéré de penser que le réseau Internet suffira à faire accepter cette idée et à faire émerger une gouvernance netocratique mondiale ?

A.B. : Non, pas du tout. La vieille bourgeoisie est obsédée par les Etats-nations et les implications de l’identité nationale. Les netocrates, eux, ne s’y intéressent pas du tout. Elle n’intéresse manifestement pas Internet (aucun, ou très peu, de sites consacrés au sujet). Pourquoi ? Parce que c’est une question hors sujet dans la vie quotidienne des netocrates. Aucun d’entre eux ne va se sacrifier, par exemple, pour la France.

J.S. : Qui sont les derniers porteurs de drapeaux en Europe ? Les vieux aristocrates, les fermiers gavés de subventions et les néo-fascistes tatoués au chômage, c’est-à-dire les perdants de l’âge de l’information. Le concept d’Etat-Nation est devenu incroyablement obsolète parce que toutes les vraies questions politiques contemporaines quittent la sphère nationale les unes après les autres pour se retrouver dans une optique supranationale. L’environnement, la défense, les impôts, l’agriculture, le système de santé, l’éducation… Tout ! Comment peut-on avoir une politique nationale sur l’environnement ? Quel sens cela peut-il avoir ? Que vous aimiez votre pays ou que vous souteniez farouchement votre équipe nationale de football, peu importe : la politique nationale est devenue une charade insensée.

Comment envisagez-vous la réception de votre théorie en France ? Quels seront selon vous les sujets de discorde potentiels ?

A.B. : Comme partout en Europe, la réception du livre sera différente selon les générations. Les jeunes lecteurs vont vite se rendre compte que ce que nous décrivons correspond au monde dans lequel ils vivent, et qui n’a jamais vraiment été décrit auparavant. Les lecteurs plus âgés s’opposeront sans doute, eux, pour des raisons émotives, à nos conclusions, puisque nous déplaçons les priorités de la culture, de la politique, du pouvoir et même de l’économie de la société contemporaine. J’observe que c’est surtout notre attaque de l’humanisme qui offusque les lecteurs plus âgés. Le fossé générationnel est typique de la façon dont notre théorie est reçue en Europe et en Amérique du Nord. En Asie et en Afrique, les lecteurs plus âgés ont plus de facilités à l’accepter que leurs homologues occidentaux. C’est peut-être pour cela que Les Netocrates a remporté un tel succès dans les pays émergents.

J.S. : Nous ne sommes pas des représentants de commerce : nous n’essayons pas de vendre l’Age de l’Information aux consommateurs français, et nous ne faisons la promotion d’aucune idéologie. Nous affirmons simplement que ces changements arrivent, nous nous demandons pourquoi ils opèrent maintenant et pourquoi c’est une bonne idée d’essayer de les comprendre – pour ne plus être hors sujet. Je pense, comme Alexander, que beaucoup de jeunes lecteurs vont se retrouver dans notre livre, ou peut-être se demander en quoi il est si scandaleux qu’on le dit. Dorénavant, à chaque décennie, une nouvelle génération vit et s’épanouit à grande échelle dans l’interactivité, c’est quelque chose d’acquis. Evidemment, ceux qui devront faire l’effort de s’adapter à la Netocratie préféreront l’ignorer ou s’en offusquer.

Pensez-vous que Nicolas Sarkozy est un netocrate ?

A.B. : Non, Sarkozy n’est pas un netocrate. Il est certainement un très bon capitaliste dans le sens paradigmatique du terme, et, surtout, il arrive après de nombreux leaders négligents et populistes en apportant un peu de fraîcheur. Il est donc évidemment plus netocratique que le tragique Jacques Chirac, qui était complètement déconnecté de l’époque dans laquelle il vivait. Sarkozy est ouvert au dialogue comme jamais Chirac l’autosuffisant ne l’a été.

J.S. : En vérité, n’importe quelle personnalité politique venue après Chirac aurait fait bonne impression, au moins pendant quelques temps. Il est certain que Sarkozy semble avoir une vue plus claire sur les réformes nécessaires dans tel ou tel secteur. Mais en même temps, il est fidèle aux idéaux nationalistes qui misent clairement sur la restauration de la gloire culturelle passée de la France. A moins que ce ne soit le genre de rhétorique dont un candidat a encore besoin en France pour se faire élire ?

Ou en est-on en 2008 par rapport au changement de paradigme que avez décrit en 2001 ? A quelle phase du processus – le passage du Capitalisme à la Netocratie – en sommes-nous ?

A.B. : Nous sommes encore aux prémices du processus. Le pouvoir est encore aujourd’hui concentré dans les mains des capitalistes et un nombre infime de technologies interactives ont, pour ainsi dire, abattu leur jeu. Le mobile, comme le BlackBerry ou les ordinateurs portables connectés en haut-débit, ne sont rien face aux centaines de gadgets interactifs qui verront le jour dans les décennies à venir ; nous ne sommes qu’à l’aube de la révolution interactive. Mais ce à quoi nous assistons nous procure assez de preuves pour affirmer qu’un changement radical est en cours. Le fait de voir dans la révolution interactive l’innovation technologique la plus profonde depuis l’imprimerie – souvenez-vous que l’importance de l’imprimerie a tout autant été sous-évaluée par les historiens et les philosophes à l’époque – était quelque chose de très controversé dans les années 1990. Ce n’est presque plus le cas aujourd’hui : l’idée que la technologie conduit l’histoire et non l’inverse est devenu une réalité communément admise.

J.S. : Il faut se rappeler aussi que l’imprimerie a mis plus de 300 ans à se développer complètement sous les traits de l’industrialisme, de la démocratie libérale, etc. Les grandes mutations prennent du temps pour se mettre en place, mais le processus de changement est aujourd’hui plus rapide qu’auparavant. Par exemple, les pays émergents zappent la phase connexion par câble pour passer directement à la connexion sans fil. Les téléphones sont de moins en moins chers et de plus en plus puissants. De redoutables prédateurs avalent tout sur leur passage dans le marché de la consommation électronique. En Asie et en Scandinavie, vous avez déjà une culture du SMS très avancée. Toutes ces évolutions s’opèrent sous nos yeux et nous ne connaissons évidemment pas encore toutes les conséquences que cela implique. Pour répondre plus précisément à votre question, disons que nous sommes près de la phase finale du commencement.

Quels sont les « événements » qui, de 2000 à aujourd’hui, illustrent concrètement la mutation que vous décrivez, sachant, comme vous le rappelez, que le milieu change plus vite que l’homme ?

A.B. : Il est trop tôt pour le dire. Notre conseil numéro 1 serait : « Don’t believe the hype ! ». C’est pour cela que nous avons pris beaucoup de précaution, dans les années 1990, lorsque la mode était aux valeurs technologiques ; elles ne représentaient rien par rapport à tout ce qu’est véritablement Internet, et nous avions prédit le crash de la bulle Internet de 2000. Il n’est donc pas sérieux d’affirmer que tel ou tel événement a une signification importante et / ou particulière. On pourrait parler des succès de Google, Facebook ou MySpace, mais il est probable que quelque chose qui s’est produit il y a cinq ans paraisse au final bien plus important et fasse passer ces aventures Internet pour de gentilles initiatives largement surestimées. Notre travail ne consiste pas à prendre le train en marche, il est fondé sur de sérieuses études futurologiques et sociales.

J.S. : Facebook et MySpace sont d’ores et déjà de parfaits exemples d’applications merdiques surestimées : personne n’a besoin de rejoindre 10 000 groupes de rock amateurs ou d’avoir 10 000 « amis » ! Vous n’avez pas le temps de gérer cela et tout ce que vous pouvez en tirer, c’est une migraine. Je trouve plus intéressant l’usage d’Internet et des téléphones portables que font des mouvements de guérilla, comme c’est le cas actuellement en Birmanie. Ou peut-être le scandale Lewinsky, même s’il date d’avant l’an 2000, car il symbolise la fin de l’ère des prestigieux et vieux médias gardes-barrières. Dorénavant, tout arrive sur la place publique, plus ou moins rapidement. De tels événements marquent le début d’un nouveau paradigme et de nouvelles règles d’interaction sociale.

Quels sont les changements radicaux engendrés par la Netocratie qui déclenchent, ou vont déclencher, les plus importantes « dissonances cognitives » et poser problème lors du changement de paradigme ?

A.B. : Définitivement, le conflit entre l’establishment des médias, qui contrôlent les gens via des médias de masse – ce que font notamment les politiciens et le secteur médiatiques depuis 300 ans – et les netocrates, dont l’objectif est de maintenir et d’encourager le partage du pouvoir à travers le dialogue, seul moyen de gagner des galons dans la société interactive. Avec une telle abondance de médias disponibles, les gens deviennent bien plus scrupuleux vis-à-vis de ce qu’ils consomment. Et ils ne consommeront plus longtemps les médias tant qu’ils ne seront pas partie prenante du processus de production lui-même. Il faut comprendre que nous assistons réellement à la mort des médias de masse. Ou plutôt : les médias de masse sont réduits à courir après le plus petit dénominateur commun en allant à la chasse aux individus de la classe inférieure. La classe supérieure, composée de netocrates, n’a que faire des médias de masse, ou de n’importe quelle autres assemblées, pour leurs propres contributions sociales et créatives.

J.S. : Il y aussi la globalisation, qui déclenchera des dissonances littéralement globales. Alors que les questions politiques quittent la sphère nationale les unes après les autres et deviennent supranationales, nous ne sommes toujours pas arrivés à un consensus permettant de savoir quelle devait être la plate-forme politique qui allait prendre en charge ces problèmes globaux. A mon avis, le facteur déterminant sera l’émergence d’un virus mortel venant d’Extrême-Orient. Les gens seront alors dans l’obligation de demander aux politiques une action efficace globale et donc d’en comprendre la nécessité. Vous pouvez objecter, bien sûr, que cela correspond à la réalisation de la vieille vision marxiste, que la gauche, en quelque sorte, est devenue nationaliste. Notre deuxième livre, The Global empire, traite justement de ces questions.

Qu’est-ce qui oppose fondamentalement Capitalisme et Netocratie ?

A.B. : Le rôle du capitaliste consistait à fabriquer des produits, à les marketer et à les vendre en en tirant le plus de profit possible. Pour cela, le capitaliste devait non seulement contrôler les moyens de production, comme Marx l’a montré, mais aussi contrôler le marché médiatique via le marketing pour faciliter la vente. La marque et le marketing des produits deviennent plus importants que la fabrication elle-même (comme c’est le cas pour un sac Vuitton vendu en France, où se situe la marque, mais fabriqué en Chine). L’aura supplante constamment la substance et l’on observe déjà, en ce sens, un changement de statut des marques leader.
J.S. : On parle ici d’un nouveau « meta-médium » établi, qui s’avère être un méta-médium interactif. Telle est la nature fondamentale de la « principale opposition entre capitalisme et netocratie » dont vous parlez. En bons darwiniens, nous savons que tout cela implique de nouvelles conditions pour l’écosystème : certains talents extrêmement valorisés seront dévalorisés, d’autres, que l’on pensait insignifiants, monteront en grade. La crédibilité et la légitimité seront les deux clés de la politique et des affaires, ce seront des questions quotidiennes.

L’argent, et par extension le marché, malgré leur importance moindre dans le cadre d’un système netocratique abouti, n’ont-ils pas encore leur mot à dire ?

A.B. : Bien sûr, mais l’argent n’est plus un point décisif. Si la production de nourriture était toujours aussi importante dans l’ère industrielle, elle n’avait plus le rôle principal qu’elle a pu avoir à l’ère féodale. De la même manière, l’argent est toujours important mais il n’est plus l’indicateur phare qu’il était sous le capitalisme. Vous ne pouvez pas acheter votre entrée dans les réseaux les plus influents qui définissent la société informationaliste. Vous devez gagner votre statut, le reconquérir constamment dans un tel environnement grâce à un engagement social créatif avec le monde virtuel qui vous entoure. Les netocrates sont juste des individus plus forts sur ce terrain que ne le sont les vieux capitalistes.

J.S. : Le capitaliste avait besoin de nourriture, et il l’achetait grâce à l’argent qu’il accumulait grâce à la production de biens de consommations. Le netocrate a besoin de nourriture et de biens de consommation, comme des marteaux et des meubles qui existeront toujours et seront toujours importants, mais ils le seront dans des contextes différents. La logique économique sera totalement différente et, comme le dit Alexander, vous ne pourrez pas utiliser votre argent pour vous acheter une crédibilité, ce bien non monnayable qui va devenir de plus en plus précieux. Le statut et le pouvoir se mesureront autrement.

Quel est le sens – et en a-t-elle encore un – de cette vieille notion de propriété dans la Netocratie ?

A.B. : La propriété devient de plus en plus fondamentale à mesure que l’histoire avance. Sans droits de propriété, nous n’aurions jamais pu créer des communautés fixes et produire de la nourriture. Mais la propriété change de nature à travers l’histoire. Exemple criant récent : le fait que le software ait supplanté le hardware. Il s’agit là d’une complète inversion des puissances et des priorités. Naturellement, beaucoup de choses peuvent être partagées pour créer un bien commun ; seulement ensuite, personne ne partagera plus rien s’il ne gagne pas quelque chose de plus précieux au final. Les utopies en tant que forces motrices de changement nous fascinent énormément ; pas les contes de fées tombés du ciel !

J.S. : Tout à fait. De la même manière que la reconnaissance des droits de propriété, en particulier en ce qui concernait la propriété immobilière, était l’ingrédient secret des économies de marché capitalistes, à l’avenir, les droits de propriété d’actifs immatériels seront la condition nécessaire d’une économie informationaliste fonctionnelle. Et rappelez-vous : nous n’avons jamais dit que la transformation sera douce.

En ce se sens, pensez-vous que la défense acharnée du copyright ait de l’avenir ?

A.B. : Une société qui ne peut contrôler et protéger les droits d’exploitation de grandes idées n’aura pas les moyens de se battre dans le monde interactif. Sans des copyrights bien protégés, l’incitation à l’innovation disparaît. Jamais des pays tels que la Chine, la Russie, l’Inde ou le Brésil ne pourront atteindre les niveaux d’influence économique et culturelle de France ou des Etats-Unis tant qu’ils n’auront pas renforcer globalement leur législation sur le copyright. Ces pays, en l’état, resteront plus ou moins des économies dépendantes de matières premières, des ateliers de misère en d’autres termes. Même constat en ce qui concerne la corruption dont l’éradication est nécessaire à toute société voulant atteindre la crédibilité requise pour avoir une place dans l’ère informationaliste.

J.S. : La défense du copyright n’est surtout pas une question idéologique, comme certains évangélistes du partage de données cherchent à le faire croire, mais une question concrète qui se doit d’être résolue par un compromis pragmatique. La recherche et l’innovation artistique doivent être financées, ou bien elles n’existeront pas, c’est aussi simple que cela. Ensuite, il y a les questions techniques, et celles-ci sont bien sûr beaucoup plus complexes.

Chaque ère a eu son gouvernail pour maintenir et préserver le système en place : Dieu et l’Eglise pour le système féodal, l’humanisme pour le système capitaliste. Quel sera ce gouvernail dans la Netocratie ?

A.B. : Le Net ! Le Net comme abstraction est l’entité métaphysique (l’illusion, si vous préférez) qui est au cœur de l’activité netocratique (contrairement à Internet, en tant qu’entité physique concrète). C’est ainsi que lorsque les netocrates tournent le dos à l’individualisme de la bourgeoisie, ils remplacent leur croyance en l’individualisme par un « dividualisme » (pour utiliser la terminologie de Gilles Deleuze) avec le Net lui-même en tant que centre métaphysique.

J.S. : Dans ce sens, le Net sera une illusion, mais ce n’est pas une observation critique. Notre machinerie cognitive traite un nombre incalculable d’illusions ou de fictions à chaque seconde de notre existence. L’important ici n’est plus la vérité, mais la fonctionnalité.

L’information est donc au coeur de la Netocratie. Dans un contexte d’excès informationnel comme le nôtre, quels sont les outils qui permettent au netocrate de faire le tri et de se servir d’une information utile ?

A.B. : Notre thèse est celle-ci : si vous possédez un tel outil ou si vous avez accès à ce type d’outil, vous êtes l’ultime gagnant de la société informationaliste, vous êtes un authentique netocrate ! Savoir trier l’information est bien plus important et déterminant que de savoir la créer. Etre capable de dire ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas, voilà la clé du succès ! Une telle connaissance sera soit partagée à l’intérieur des réseaux netocratiques, ce qui constituera leur propre raison d’existence, soit achetée à des prix absolument exorbitants. Regardez comment les marchés financiers globaux se comportent aujourd’hui et voyez à quel point nos théories des années 1990 se sont indubitablement réalisées ! Dorénavant, on gagne de l’argent grâce à la constitution de réseaux et en visant l’accès aux meilleures connexions possibles. Cela n’a plus rien à voir avec la propriété ou l’entreprenariat.

J.S. : Je dirais que ce n’est pas tant une affaire d’outil que d’identification des formes et des schémas. Certaines personnes ont cette capacité, d’autres pas, et c’est ce qui fait de cette compétence quelque chose d’extrêmement précieux. Ce talent est la marque du vrai netocrate : le trop-plein d’information va devenir un très grand problème et la capacité permettant de donner du sens à ces torrents d’informations sera hautement convoitée. Le savoir traditionnel, tel qu’on l’enseigne dans les universités, sera accessible pour tous en quelques clics, ce ne sera donc plus utile d’investir dans ce domaine.

La démocratie, actuellement en crise, n’a selon vous jamais réellement existé dans la société capitaliste, puisque vous parlez d’une dictature humaniste pour la caractériser (en Europe, surtout). A-t-elle une chance de se déployer dans la Netocratie ?

A.B. : En effet, la démocratie n’existe pas, de la même manière que Jacques Lacan disait « la femme n’existe pas ». La démocratie est tout juste un idéal, absolument pas une réalité factuelle. Mais les relations sociales peuvent, évidemment, être plus ou moins démocratiques. Et en ce sens, la société dans son ensemble a pu être selon les époques plus ou moins démocratisée, ou au moins plurielle. Plus la société devient complexe, plus elle doit faire de la place pour de nombreuses nouvelles voix. Il y avait plus de gens investis en politique durant l’ère capitaliste qu’il n’y en avait pendant l’époque féodale et cette tendance ne fait que se poursuivre et se renforcer avec l’apparition de l’interactivité. Cela va si loin que nous ne pouvons plus parler de « démocratie » dans le sens traditionnel du terme mais plutôt de « plurarchie » : une société où tellement de voix parlent simultanément qu’il est impossible de savoir d’où elles proviennent, comment elles réussissent à trouver une réponse et avoir un effet. Nous supposons que cet état de plurarchie relève davantage de l’« hyper-démocratie » plutôt que de l’ancienne idée de démocratie que nous connaissons.

J.S. : La démocratie idéale ne peut exister qu’à un niveau local, comme sur la place centrale d’Athènes, où chaque participant pouvait prétendre à un mandat électoral. Le concept, souvent problématique, de démocratie représentative qu’on nous rabâche sans arrêt aujourd’hui, et tout le business réalisé autour de cette idée, est un leurre. Cela permet juste aux politiciens de se concentrer sur le court terme, d’user de démagogie pour flatter les plus bas instincts de l’opinion publique afin d’être réélu quelques années plus tard. Nous devons rester pragmatique et critique, de mauvaises décisions peuvent toujours être révoquées. Et la stabilité politique demande un pouvoir totalement légitime. C’est ainsi qu’une grosse part de ce que nous appelons « démocratie », dans le langage de tous les jours, reste crucial, à un niveau global.

A l’ère féodale, le peuple était prêt à se sacrifier pour Dieu ou pour son représentant sur Terre, le monarque. A l’ère capitaliste, le peuple se sacrifiait pour la Nation. Pour quoi le peuple peut-il se sacrifier à l’ère netocratique ?

A.B. : Les sub-cultures auxquelles ils appartiennent. Internet a déjà produit des centaines de suicides collectifs, des écolière japonaises aux étudiants islamiques, prêts à sacrifier leurs vies et à mourir pour la cause de leurs sectes interactives. Nous avions prédit cette tendance dans les années 1990, et cela s’est concrètement réalisé, malheureusement, le 11 septembre 2001. Mais encore une fois, nous n’avons jamais dit qu’Internet était quelque chose de bon en soi. Internet, c’est un outil extrêmement puissant qui peut être utilisé à des fins destructrices autant que constructrices ; qui plus est lorsque des gens recherchent désespérément des causes auxquelles se sacrifier.

J.S. : Nous sommes des êtres sociaux et la production d’identité sociale sera toujours d’une importance cruciale pour nous. Souvent, dans l’histoire, cela s’est produit d’une manière négative : nous avons défini ce que nous étions en fonction de ce que nous n’étions pas – les autres, parce que c’est évidemment plus facile. Ainsi, nous nous sommes sacrifiés au travers de conflits contre les autres. Le défi critique consiste aujourd’hui à définir qui est ce « nous », sans diaboliser les autres. Si vous me permettez d’être un peu utopique ici, je dirais que nous pourrions peut-être transformer le concept de conflit en quelque chose de lié à l’interactivité, pour amoindrir le besoin de sacrifice.

Les prémices de la société netocratique correspondent à l’avènement des médias de masses qui, à la fin du XXe siècle, ont remplacé l’Etat comme producteur d’idéologie et de contrôle des processus politiques. Dorénavant, en 2008, les médias ont eux aussi un déficit d’intérêt et de crédibilité aux yeux du grand public. N’assistons-nous pas à la phase finale de cette « dictature médiatique hyperréelle » que vous évoquez ?

A.B. : Si les médias de masse ont perdu leur crédibilité, ce n’est pas le cas des médias interactifs. Il est important de faire la distinction. Il est donc inexact d’affirmer que les médias, globalement, ont perdu leur crédibilité. Aujourd’hui, la seule manière de trouver des informations crédibles et pertinentes est de se tourner vers Internet : si l’on s’en sert comme il faut, avec ses méthodes sophistiquées de filtrage social de l’information, on approche les 100% de crédibilité.

J.S. : Internet recèle aussi des tonnes d’informations-poubelles ; nous sommes tous en quête d’information fiable, et la crédibilité est en effet devenu le facteur déterminant. Cela prend des années pour la bâtir et seulement quelques instants pour la démolir. Nous observons que les jeunes ne se tournent plus vers les médias traditionnels pour s’informer, mais vers des sources issues du réseau, qui leur paraissent crédibles au sein de la propre communauté. C’est à la fois bon et mauvais, évidemment, puisque Internet nous éloigne de ceux avec lesquels nous sommes en désaccord. Il est donc facile de se construire une vue complètement déformée de ce qui se passe dans le monde. Or, l’avenir ne sera pas tout rose…

Dans ces conditions, où se trouvent aujourd’hui les sources d’information les plus fiables, capables de jouer un vrai rôle prescripteur ?

A.B. : Sur Internet, à l’intérieur des réseaux les plus influents et les plus pertinents. C’est là que les nouveaux détenteurs du pouvoir trouveront leurs informations, ainsi que les outils qui leur permettront d’obtenir et de maintenir leur pouvoir.

J.S. : Et le facteur décisif dans cette lutte de pouvoir sera, encore une fois, la fonctionnalité.

Est-ce que Al-Qaeda et les événements du 11-Septembre peuvent illustrer une forme concrète de rébellion dans la netocratie ? Doit-on s’attendre à voir davantage d’actions ultra violentes de ce genre à l’avenir ?

A.B. : Paradoxalement, Al-Qaeda est un réseau qui a de nombreux attributs netocratiques. Exception faite, évidemment, de l’idéologie qui le caractérise et qui appartient à une ère dépassée. Nous évoquons justement dans Les Netocrates cette opposition entre les tendances authentiques et leurs sœurs artificielles que sont les contre-tendances. Al-Qaeda est un exemple de « réseau quasi-netocratique » qui fonctionne en tant que phénomène purement réactif à la tendance générale (Al-Qaeda s’oppose à l’imminente modernisation et « occidentalisation » du monde arabe). Le 11-Septembre n’est donc pas tant un acte anti-netocratique qu’une rébellion anti-bourgeoise. Comme nous l’avons décrit dans le dernier chapitre des Netocrates, rédigé bien avant le 11 septembre 2001, la combinaison d’idéologies féodales et de technologies interactives est un cocktail mortel ! Mais c’est la même chose avec les fondamentalismes religieux américains ou israéliens qui exploitent les nouvelles technologies. Le danger consiste à mélanger deux choses qui ne vont pas ensemble : une idéologie du temps passé, comme le fait qu’une religion monothéiste pense défendre une vérité universelle, avec les technologies les plus récentes.

J.S. : Les terroristes ont réservé leurs billets en ligne, la coordination de toutes les attaques n’aurait pas été possible sans Internet. Ces types étaient de talentueux utilisateurs du réseau. Cela dit, c’est aussi et surtout un phénomène de média de masse : dans le bruit médiatique ambiant, dans la transformation des informations et de la politique en divertissement médiatique, le terrorisme est devenu ce que le romancier Don DeLillo appelle « le langage pour se faire remarquer ». Mais grâce à Internet, des gens comme les membres d’Al-Qaeda peuvent éviter la censure des médias de masse et diffuser, par exemple, la décapitation de leurs otages sur le Net si cela sert leurs intérêts. Hélas, oui, pour de nombreuses raisons, il faut s’attendre à d’autres actes terroristes de ce genre dans le futur. L’assassinat de Benazir Bhutto en décembre dernier est l’une des dernière illustration de ce phénomène et cet événement nous montre qu’il ne s’agit pas seulement de conflit entre l’Occident et le monde arabe, mais aussi d’un conflit entre musulmans.

Le médium est le message, selon la théorie de Marshall McLuhan. Vous allez plus loin en affirmant qu’à travers les réseaux informatiques, c’est dorénavant l’usager qui est le message. Pouvez-vous préciser cette idée ?

A.B. : Le médium est toujours le message ou plutôt : nous ne faisons que commencer à comprendre la profondeur des intuitions de McLuhan. De plus en plus, avec l’avènement de l’intéractivité, l’usager ne fait plus qu’un avec le médium. Nous pensons qu’il est juste de dire que l’usager devient le médium, qui est dores et déjà le message. Il faut voir cela comme une position « post-McLuhanistes » et non pas anti-McLuhanistes.

J.S. : Oui, McLuhan est l’un de nos mentors et il n’a pas vraiment été compris de son vivant. Sa théorie est toujours d’actualité aujourd’hui : le médium est encore le message, il l’a toujours été. C’est une brillante observation.
Est-ce qu’il est envisageable de voir des netocrates prendre la tête de chaînes TV ou d’empires médiatiques audiovisuels ?

A.B. : Les netocrates opèrent davantage sur le web et dans le monde interactif, la télévision devenant de plus en plus le média du consomtariat – certaines nouvelles chaînes d’esprit netocratique font bien sûr exception à la règle. Les grands décideurs, économiques ou politiques, ne s’informent pas en regardant le journal télévisé. Le Web permet de s’informer plus rapidement et donne la possibilité de se passer d’intermédiaires, de la même manière qu’il permet de se passer des consommateurs d’infos avec lesquels vous ne voulez pas partager.

J.S. : La télévision est très vite devenue un medium poubelle pour du divertissement de masse, et cela concerne également les journaux TV, comme l’a montré le théoricien des médias Neil Postman il y a de nombreuses années. La télé se caractérise principalement par le fait qu’elle n’est capable d’offrir qu’une pseudo interactivité à ceux à qui elle s’adresse. De fait, aucun netocrate ne peut s’y intéresser ! Attention, nous ne disons pas que le divertissement est une chose néfaste, qu’il va disparaître ; seulement les gens sensibles vont chercher cela, ainsi que le reste, ailleurs. Il n’y a aucun intérêt aujourd’hui à lancer une chaîne de télévision. Si vous êtes dans le business de l’information, vous allez évidemment sur Internet.

Vous annoncez la fin de la publicité dans la société netocratique. Comment, dans ces conditions, les netocrates vont-ils s’adresser aux consomtariens pour capter leur attention ?

A.B. : Les netocrates utilisent toujours la publicité pour captiver et manipuler le consomtariat. Ce qui a changé néanmoins, c’est la façon dont les netocrates communiquent entre eux. Le résultat est un modèle de produits et de services« tout inclus ». Si vous obtenez quelque chose gratuitement, vous acceptez aussi de consommer et de regarder le message publicitaire, aussi longtemps qu’il reste lié à ce qui vous intéresse en premier lieu. C’est ainsi que fonctionne Google, c’est ainsi que le placement des produits et des sponsors fonctionne dans les films et les médias interactifs conçus pour une consommation récréationnelle. Naturellement, cela fonctionne très bien chez les netocrates qui veulent leurrer les consomtariens. Mais ce sont dans des processus communicatifs entre netocrates que les nouvelles innovations remplaçant l’ancienne publicité apparaîtront. C’est là que nous devons concentrer notre attention.

J.S. : Pour un nétocrate, la publicité devient de plus en plus un harcèlement à tel point qu’il est prêt à payer pour l’éviter. En même temps, les annonceurs tentent désespérément de s’adresser aux netocrates et la solution au problème sera une sorte de compromis pragmatique : de la publicité transformée en information-produit exclusive et pertinente, qui mérite d’être étudiée. On verra de nombreuses innovations à ce sujet dans un futur proche, c’est évident.

Contrairement à ses prédécesseurs des classes dominantes, l’aristocrate et le bourgeois, ce ne sont ni la cour ni l’argent qui intéressent le netocrate mais le divertissement, le fait de prendre son pied, notamment via l’« imploitation », l’exploitation personnelle, secrète et exclusive. Concrètement, quels genres de trips pourraient lui correspondre ?

A.B. : Tout le problème de l’« imploitation », c’est qu’on ne peut pas en parler dans un article ou dans une interview : il suffit de donner un exemple dans un média de masse pour qu’il perde automatiquement sa nature « imploitante », justement. Si vous dites dans un journal ou dans une émission de télévision que telle ou telle façon de s’habiller est tendance ou que telle île est l’endroit idéal pour passer ses vacances, toute la valeur « imploitante » réelle disparaît – comme c’est le cas pour la « hype ». Les netocrates ne veulent pas partager leurs intérêts sur la place publique avec n’importe qui : ils restent dans leurs réseaux fermés, sélectifs, et ce n’est qu’à travers ces réseaux qu’ils distillent leurs recommandations à un haut degré d’attraction sociale.

J.S. : Une fois que vous révélez des conseils de consommation dans la presse à gros tirage, elle perd évidemment sa valeur exclusive. En un sens, cela signe la fin de la consommation ostensible, celle que tout le monde peut imiter. La consommation devient discrète, à l’attention de ceux qui savent.

Si le netocrate vit au présent et qu’il met de côté son ego, comme vous le signalez, va-t-on pour autant voir disparaître les notions anticipatives de calculs et de stratégies qui ont caractérisé l’Homme depuis toujours ?

A.B. : Cela reste à voir. Il est bien trop tôt pour parler des netocrates ou d’activités netocratiques comme de choses actées. L’identité ludique du « dividu » est apparemment bien plus attirante pour le netocrate que l’obsolète obsession individualiste de l’ego. Mais cela ne signifie pas nécessairement que les netocrates s’intéressent à ce qui se passent en dehors de leurs réseaux. La vérité pourrait bien être le contraire : peut-être entrons-nous dans une ère où la relation empathique avec un environnement sera de plus en plus difficile à atteindre et de moins en moins commune…

J.S. : Je ne sais pas vraiment ce que signifie « vivre au présent ». Le cerveaux humain fait constamment des calculs, des plans et nous avons besoin de le faire puisque le présent est toujours remplacé par le présent d’après. Par ailleurs, puisque les intervalles de changement s’amenuisent de façon spectaculaire, j’affirme que notre besoin de prédire et de planifier l’avenir sera de plus en plus accru.

Vous dites que l’état d’esprit pragmatique des netocrates signe la fin des utopies, la disparition des actions et des ambitions collectives. Dans ces conditions, quel est l’avenir des partis et des valeurs « de gauche » que nous connaissons aujourd’hui ?

A.B. : Le pragmatisme radical ! Michel Foucault avait raison quand il disait que nous allions entrer dans un âge deleuzien. Le pragmatisme radical de Gilles Deleuze – la gauche spinozisto-nietzschéenne que représentait Deleuze, face à l’ancienne gauche marxiste – est l’idéologie politique radicale de l’avenir. C’est pour cela que nous sommes fiers de dire que nous marchons dans les pas de cette tradition française.

J.S. : La gauche a désespérément besoin d’un nouveau paradigme. L’histoire a prouvé que Marx avait tort sur presque tous les points. Dès que les « ouvriers » prennent le pouvoir, vous obtenez tout aussi vite une nouvelle élite qui se met à oppresser le peuple qu’elle était censée libérer. Le nouveau paradigme doit être darwinien, et je suis sûr que ni Deleuze ni Foucault ne s’opposeraient à cette vision.

Vous vous appuyez sur Nietzsche et Deleuze pour définir la pensée mobiliste et notre existence en perpétuelle mutation, en devenir. Vous prévoyez ainsi le règne prochain de la complexité, du chaos contre une vision totaliste, binaire et dualiste des choses. Concrètement, comment l’Homme, netocrate ou pas, peut-il composer avec ce nouveau contexte ?

A.B. : Les croyances changent constamment selon les époques, et particulièrement, en ce qui concerne la nôtre, avec l’avènement des nouvelles technologies. Partager un dieu universel avec les tribus ennemies était quelque chose d’impensable pour les nomades d’il y a 10 000 ans, mais c’est devenu communément admis avec l’arrivée dans l’histoire de colonies de peuplement stables et permanentes. Sous-estimer le dieu universel et se dire athée était impensable pour les aristocrates et les paysans de la société féodale mais cette idée s’est diffusée et a été acceptée par la bourgeoisie européenne. Même constat avec la vision mobiliste de voir le monde, une croyance minoritaire depuis Héraclite qui s’est propagée via Spinoza, Nietzsche et Deleuze à notre époque. Lentement mais sûrement, la vision mobiliste est devenu le nouveau standard de croyance. Les croyances religieuses sont aujourd’hui de plus en plus des phénomènes de sous-classe. Ce sont les personnes qui sont laissées à la traîne de la société contemporaine qui se raccrochent encore désespérément à des croyances religieuses, parmi lesquelles on peut ranger l’humanisme, la religion bourgeoise par excellence. Aucune des idéologies totalistes n’a sa place et ne trouvera d’écho dans la netocratie. La vision du monde netocratique est formidablement matérialiste et moniste. Nous évoquons en détail cette question dans nos prochains livres en proposant l’idée d’un « ultra-matérialisme ».

J.S. : Evidemment, comme vous le dites, ce nouveau contexte va à l’encontre de l’intuition et du sens commun, mais pas plus ni moins que l’idée copernicienne de l’univers en fin de compte. C’est d’ailleurs comme cela que fonctionne la globalisation. Selon le sens commun, nous devrions tous être des hommes à tout faire autosuffisants, ou au moins coopérer avec les membres de notre famille et de notre tribu. Mais la civilisation a prouvé que tout cela était inepte, encore aujourd’hui. Petit à petit, nous apprenons à incorporer ces nouvelles idées contre-intuitives dans notre vie quotidienne, à travers les concepts du « moi » et du monde.

Dans votre essai, vous proposez souvent des fonctions ou typologies nouvelles qui remplacent les anciennes (le curateur remplace le politicien, le nexialiste l’entrepreneur et l’éternaliste l’universitaire). On imagine que ces équivalences servent à illustrer votre propos, mais n’est-ce pas un peu réducteur, voir antinomique avec le système netocratique complexe que vous décrivez ?

A.B. : Non, pas vraiment, car nous analysons ici un jeu de rôles métaphysiques. Nous ne spécifions pas exactement ce que fait un curateur, un éternaliste ou un nexialiste ; nous ne faisons que déterminer leurs rôles globaux, en relation les uns avec les autres, pour tenter de couvrir tout le spectre des positions possibles au sein de la netocratie. Quelqu’un doit innover, un autre doit administrer, le troisième doit enseigner et passer l’information, etc., et cela vaut pour tout système social. Ce qui ne nous empêche pas de laisser sa place, dans notre analyse, à la complexité du monde contemporain. Mais une fois encore, j’insiste, les rôles du politique, de l’entrepreneur et de l’universitaire sont juste des abstractions métaphysiques que nous utilisons pour décrire avec le recul suffisant les piliers de la société industrialo-capitaliste.

J.S. : C’est juste une façon d’appréhender plus facilement, à travers une vue globale, notre système de pensée et de souligner que nous parlons de fonctions sociales générales ayant été remplies par différentes sortes de personnes à travers différentes périodes de l’histoire. Il n’est pas question de remplacer une ancienne typologie par une nouvelle, mais plutôt d’identifier les similarités d’une typologie s’appliquant à toutes les sociétés à travers l’histoire.

On parle beaucoup aujourd’hui de transparence. A cette nouvelle utopie annoncée par ceux que vous appelez les « pom-pom girls de la nouvelle économie », vous opposez au contraire un retour à la culture du secret, de l’exclusivité, du cloisonnement dans la société netocratique. Comment expliquez-vous cette divergence de point de vue ?

A.B. : Plus une société devient transparente, plus la possibilité de revenir à la source de l’information devient précieux (ou tout du moins le fait de conserver l’information au sein d’un réseau fermé de personnes). Il n’y a donc pas ici de divergence mais plutôt une nécessaire dichotomie. L’information n’est pas valable en soi, mais sa valeur est de plus en dépendante de son degré de fraîcheur et d’exclusivité. Jetez un œil au marché boursier pour vous en rendre compte ! En fait, le temps qu’un réseau peut conserver un certain type d’information à l’intérieur de ses frontières affecte directement la valeur de l’information en question. Il existe fondamentalement deux règles pour garder fermé un réseau : vous devez minimiser le nombre de ses membres, ne pas envisager pas plus que l’absolue nécessité (ce qui met une extraordinaire pression sur les réseaux netocratique et les pousse à innover pour créer des mécanismes visant à tenir à l’écart les indésirables) ; ensuite, vous devez être certain que les membres que vous laissez entrer sont assez éduqués et intelligents (c’est-à-dire doués) pour comprendre l’interdépendance complexe à l’origine de situations « gagnant-gagnant ». Ce qui explique pourquoi l’intelligence sociale est le facteur clé de l’âge informationaliste. Les gens socialement intelligents sont les seuls à pouvoir supporter l’éthique subtile des réseaux netocratiques.

J.S. : Comme je l’ai dit plus tôt, tout devient public à un moment ou à un autre. C’est ce qu’implique le concept de transparence. Mais il sera toujours dans l’intérêt de certains de faire en sorte que l’information arrive le plus tard possible sur la scène publique, car c’est la condition requise pour que celle-ci conserve sa valeur. Dans les réseaux ouverts à tous, et donc peu exigeant, où l’on encourage les gens à dire ce qu’ils pensent tout le temps, rien n’est précieux très longtemps. Un vrai netocrate se distingue par sa capacité à jouer le jeu de l’information sélective pour protéger sa valeur.

A l’heure où le fameux « quart d’heure de gloire » annoncé par Warhol atteint son apogée, vous affirmez que la future classe dominante va abandonner l’objectif de réalisation de soi. Est-ce la meilleure manière de distinguer les netocrates des consomtariens ?

A.B. : Les consomtariens seront obsédés par l’idée de la « réussite bourgeoise », tout du moins dans un futur proche. Parmi ces symboles, rien n’est plus attirant qu’une célébrité instantanée et répandue. Si les consomtariens chérissent les anciens symboles de pouvoir, c’est tout simplement parce qu’ils ne comprennent pas les nouveaux, comme l’« imploitation » par exemple. Un exemple révélateur à l’ère capitaliste : quand les monarques britanniques ou scandinaves s’adressent à leurs sujets, ils parlent toujours aux anciens prolétaires, jamais aux bourgeois, et encore moins aux netocrates. La bourgeoisie ne n’est jamais intéressée à la royauté (elle s’est plutôt concentrée sur les hommes politiques démocrates, leur idéal social). Alors que les politiques bourgeoises semblent trop complexes et distantes pour que les masses ouvrières de la vieille ère capitaliste les comprennent, les symboles féodaux de pouvoir, le Roi, la Reine, l’Eglise deviennent le glamour et le soulagement de l’existence. Nous observons la même chose aujourd’hui avec la façon dont la netocratie tourne le dos aux médias de masse, alors que pour le nouveau consomtariat, la consommation de TV est toujours au centre de la vie quotidienne et de la création d’identité. C’est la raison pour laquelle la télévision en général est devenue si incroyablement fade et déclassée.

J.S. : Ce sont les nouveaux formats de trash-real-TV qui ont rendu atteignables les rêves de grandeur consomtariens. Le romancier britannique Martin Amis parlait d’un nouveau concept de « célébrité de karaoké » : je trouve cela très juste. L’idée n’est pas que tout le monde soit célèbre pendant un quart d’heure, mais que tout le monde soit célèbre tout le temps dans sa tête. Nous voici au cœur du consomtariat, de ce qui constitue sa principale obsession. Vous pouvez parler d’une démocratisation de la célébrité, si vous voulez ; personnellement, j’y vois plutôt une dévaluation de la célébrité. Pour le netocrate, l’intérêt est simplement d’être reconnu par ses pairs. La réussite n’est plus définie en termes de ventes de livres, comme celles, énormes, de J.K. Rowling (Harry Potter), mais plutôt en termes de feedback de la part de gens intelligents intéressés par nos travaux.

Thomas Pynchon ou Hakim Bey, par exemple, étaient-ils des netocrates avant l’heure ?

A.B. : Peut-être… Mais il est assez délicat de désigner des précurseurs liés à une époque où les conditions de la netocratie n’étaient pas encore en place. De fait, on ne peut décemment pas identifier de quelconques netocrates avant le contexte californien des années 1970. Même Nietzsche n’était pas un netocrate : il a juste promu des idées qui conviennent aujourd’hui parfaitement aux netocrates. Comme Gilles Deleuze, Sigmund Freund et Charles Darwin.

J.S. : La non-participation de Pynchon au jeu de la célébrité est une forme très clairvoyante de participation, quand la réclusion volontaire nourrit le mythe et génère plus de couverture médiatique prenant la forme de spéculations. C’est intéressant, mais cela n’a rien à voir avec un netocrate. Idem pour Hakim Bey : vous êtes netocrate lorsque vos talents sont reconnus par les nouvelles conditions de la société informationaliste émergente. C’est ce qui fait votre statut et votre pouvoir.

Y’a-t-il des références culturelles qui selon vous révèlent une vision netocratique du monde ou un contexte qui s’en rapproche ?

A.B. : Pas vraiment, la culture netocratique reste évidemment à créer. Mais nous voyons les signes d’une nouvelle culture émergence : l’obsession d’une narration non-linéaire, par exemple. Les traces sont donc à chercher dans les arts les plus innovants ; on peut faire des listes de « films netocratiques » ou de « livres netocratiques », mais c’est plutôt du côté des pratiques nouvelles et dans des lieux insoupçonnés que l’on peut déceler les première traces de ces futures références. Ce sujet à lui seul pourrait fait l’objet d’un livre à part entière. Mais nous sommes au commencement de l’âge interactif, il reste tant de chose à créer ! Où sont les anthropologues et les sociologues de la société informationnelle ? Que font nos collègues ?
J.S. : Il y a des tendances que l’on peut tout de même observer. Comme certaines convergences : la manière dont le contenu glisse d’un média à un autre, par exemple. La manière dont différents média tendent à se mélanger, la télé sur le Web, les mobiles multimédia, les podcast vidéo, etc. Tout ceci correspond à une attente de la jeune génération pour qui naturellement tout est dans tout, partout et à tout moment disponible. Les nouveaux médias interactifs vont transformer radicalement le paysage médiatique des prochaines décennies, ils ouvriront de nouvelles façons de financer un contenu de grande qualité. Comme le disent les Chinois, nous vivons une époque intéressante.

Etre à l’écart de la majorité, envisager son existence comme un jeu et en jouir librement, cela ne rejoint-il pas aussi certaines notions dadaïstes ou surréalistes, réactualisées à l’ère du réseau ?

A.B. : Absolument ! Le terme clé des netocrates est le « jeu » ! La vie se construit comme un jeu, il y a des cases d’expériences à cocher, des faits à créer, à déclencher ou à rechercher, et chacune de ces cases devient un événement qui contient son lot de surprises. Il s’agit, à travers de nouvelles expériences, d’une expansion permanente de son identité. Contrairement à de nombreux modernistes, les surréalistes et les dadaïstes n’avaient aucun désir de faire progresser l’histoire, ni dans un sens ni dans un autre. En cela, on peut dire qu’ils ont été les premiers post-modernistes. Et c’est évidemment quelque chose qu’ils ont en commun avec les netocrates, que l’on peut qualifier de « post-post-modernistes ».

J.S. : Nous sommes complètement dans la théorie du jeu. Je dirais que l’obsession d’un netocrate est de créer de nouveaux jeux à somme non nulle, contrairement aux jeux à somme nulle où l’on gagne ce que l’on perd. Dans un jeu à somme non-nulle, toutes les parties concernées gagnent, et le tout devient meilleur que la somme de ses composantes. Cela signifie donc que le netocrate va conduire l’histoire dans la direction d’une civilisation plus complexe et sophistiquée.

Vous élevez la schizophrénie au rang de mode vie dans la société netocratique, comme une espèce de darwinisme appliqué à l’ego. Personnellement, en quoi êtes-vous des personnalités schizophrènes ?

A.B. : Nous préférons plutôt le terme de « schizoïde » pour éviter l’association directe avec le terme pathologique de « schizophrénie », ne serait-ce que pour éviter des malentendus inutiles. Mais je suppose que nous sommes, comme tous les autres netocrates, fondamentalement « schizophrène». Nous avons abandonné l’idée de cultiver une personnalité unique et solide ; nous essayons plutôt de cultiver et de combiner le maximum de personnalités distinctes qu’il est possible d’héberger dans un même corps. D’abord parce que comme tout le monde, nous y sommes contraint par la société contemporaine ; ensuite, parce qu’il faut bien admettre que nous trouvons l’idée totalement enthousiasmante. S’il y avait une possibilité de « résister » contre le système actuel, je dirais que le jeu des identités en est une et qu’elle est exploitable au centre des réseaux netocratiques, et donc réservé à la classe supérieure. Après tout, Karl Marx n’était pas un prolétaire, mais bien un membre important de l’élite bourgeoise allemande et anglaise. Si ce n’était pas le cas, il n’aurait jamais été publié.

J.S. : Nous sommes tous schizoïdes, car notre esprit se compose de coalitions de neurones constamment changeantes, et non pas d’une personnalité homogène. Nous y reviendrons en détail dans notre prochain livre, The Body machines… Pour nous, il s’agit juste d’un signe d’intelligence sociale.

La réputation, « monnaie de référence du monde virtuel », sera selon vous la notion déterminante qui servira le netocrate, son rayonnement et sa crédibilité. N’y a-t-il pas un paradoxe avec l’idée d’abandon de toute question d’ego dont nous parlions tout à l’heure ?

A.B. : En réalité, la réputation peut aussi concerner un groupe de personnes, une marque, elle n’est pas nécessairement rattachée à un individu. Et l’individualité n’est pas vraiment annulée mais plutôt remplacée par une nouvelle identité, celle du « dividu », soit une identité qui possède une réputation personnelle à développer et si possible à défendre. Alors oui, la réputation est plus importante que jamais (voilà pourquoi vendre votre réputation pour une célébrité éphémère et vulgaire est quelque chose d’inacceptable pour un netocrate) et l’individualité est moins intéressante que jadis, mais il n’y a pas vraiment de contradiction entre ces deux tendances. Nous devenons des dividus au lieu d’être des individus. Au lieu de corps sans âme, nous devenons de purs et de solides corps schizoïdes. Ceux-ci existent concrètement et ils ont une valeur énorme à nos yeux, qu’il convient plus que jamais de défendre.

J.S. : J’aime le concept sociologique d’« ombre du futur », qui implique, entre autres, la possibilité de coopération. Nous vivons tous dans l’ombre du futur dans le sens où nous avons besoin de nous comporter selon un ordre créant cette bonne réputation, faisant de nous cette personne de confiance avec laquelle les autres ont envie de faire des affaires. Alors nous nous comportons bien, pour la plupart d’entre nous, au moins quand nous pensons que d’autres nous regardent. Cela n’a rien à voir avec ce que vous appelez des « questions d’ego ». Le concept d’individualité peut être raccord avec le sens commun, mais c’est toujours un vieux et romantique non-sens qui a complètement été écrasé par la recherche scientifique sur le cerveau et l’esprit. Nous nous intéresserons à proprement parler à la non-existence de l’individu dans le livre sur lequel nous travaillons actuellement, intitulé The Body machines. C’est un concept que nous avons emprunté à Descartes et que nous tordons un tout petit peu dans tous les sens.

On a l’impression, à vous lire, que la notion d’élitisme sera encore plus flagrante et déterminante qu’auparavant dans la société netocratique. Cela ne va-t-il pas creuser l’écart entre les classes que vous décrivez ?

A.B. : Les divisions de classes se sont toujours accrues avec l’apparition d’un nouveau paradigme de technologie de l’information. Mais elles se sont amenuisées par la suite lorsque le paradigme s’établit et quand un plus grand nombre de membres de la société « apprennent » à jouer les règles du jeu en cours. Il n’y a aucune raison de croire que l’avènement de l’informationalisme va produire quelque chose de différent. Le monde connaît plus que jamais de plus grandes divisions de classe et ces divisions sont bien plus dépendantes de l’expansion de l’informationalisme que de celle de la globalisation, phénomène accusé à tort, puisqu’en réalité la globalistaion amenuise plus les divisions de classe qu’elle ne les élargit. C’est ce que nous soulignons dans le dernier chapitre des Netocrates : s’occuper des nouvelles divisions de classe sera au centre de l’activisme politique de l’âge informationaliste. De la même manière que Karl Marx a traité cette question et s’est opposé aux divisions de classe de l’âge capitaliste.

J.S. : Je pense que l’écart peut se creuser, comme vous le dites, mais selon des raisons connectées à cet élément qui se développe et qui se nomme la « méritocratie ». Ce qui entraîne un haut degré de mobilité sociale, ce que la plupart des gens entrevoient comme étant positif. Si vous avez du talent et travaillez dur, vous allez grimper des échelons de classe et être absorbé par l’élite. Mais cela génère deux conséquences problématiques : la première, c’est que la nouvelle classe inférieure va se retrouver plus ou moins sans leaders, puisque tous les talents auront été récupérés par la classe supérieure ; la seconde, c’est que l’inégalité qui en résultera dans la société sera vue par la majorité des gens comme juste et justifiée, puisque vous êtes plus ou moins attirés vers le statut que vous méritez. Il n’y aura plus d’injustice contre lesquelles faire des lois ou des politiques, mais cela ne signifie pas qu’il n’y aura plus d’injustices. Dans ce scénario, on peut prévoir que les mécontentements de la classe inférieure seront très difficilement entendus.

Les netocrates auront-ils autant de pouvoir qu’en ont eu les aristocrates et les bourgeois en leur temps ?

A.B. : Oui, mais le pouvoir fonctionnera différemment. Le pouvoir est distillé de manière de plus en plus subtile et difficile à saisir. Voyez comment Michel Foucault a révélé les relations complexes du pouvoir dans la société capitaliste tardive. Maintenant, c’est encore plus compliqué. Le fait de comprendre comment fonctionne le pouvoir est aujourd’hui devenu une condition pré-requise pour en avoir et en accumuler. Les netocrates connaissent par cœur leur Foucault. Cela dit, nous devons nous souvenir que le pouvoir est une abstraction métaphysique et non pas un absolu matériel. En conséquence, le pouvoir ne peut pas vraiment être mesuré et comparé selon les périodes historiques, de la même manière qu’avec les biens matériels, par exemple. Il ne peut y avoir de comptabilité objective en ce qui concerne les relations de pouvoir.

J.S. : Comme le dit Alexander, le pouvoir sera extrêmement difficile à localiser et à capter. Il vacillera à travers le Net comme des ondulations sur l’eau, et cela profitera bien évidemment aux netocrates. Le pouvoir apparent va mourir, de la même manière que la consommation ostensible. Ce qui, bien sûr, ne veut pas dire que les netocrates auront moins de pouvoir que les précédentes élites. Disons qu’ils en auront au moins autant, mais d’une manière différente.

Comment définiriez-vous cette nouvelle élite, politiquement parlant ?

A.B. : Les netocrates sont ceux qui proclament aujourd’hui vivre dans un monde « post-politique » ou « post-idéologique ». Evidemment, c’est un non-sens absolu puisqu’un monde qui compte de plus en plus de divisions de classe et de plus en plus d’interdépendance n’est rien d’autre qu’une société politique et idéologique. Cela dit, les netocrates n’ont pas tort, dans le sens ou la « vieille politique » et les « vieilles idéologies » sont mortes. Les anciens conflits se sont révélés être des « quasi-conflits ». A un certain degré, nous devons accepter le programme libéral et démocrate comme une formule universelle de la politique et de l’idéologie, et cela ne va pas changer. Lentement mais sûrement, nous nous dirigeons vers une démocratie universelle et au fondement « one man, one vote » de la politique globale – nous revenons dans le détail sur cette tendance imparable dans notre deuxième livre, The Global empire. Néanmoins, de nouvelles questions politiques et idéologiques demandent de l’attention, et c’est évident à la fois en dehors et à l’intérieur des cercles netocratiques. C’est pour cela que nous avons eu du mal à écrire un livre comme The Global empire pour en faire, finalement, le point de départ de notre œuvre. Le sous-titre de l’édition anglaise résume bien notre désir : « philosophie politique pour l’âge de l’informationalisme ».

J.S. : J’ajouterais que les intérêts de la netocratie seront servis par des politiques pro-globalisation et la formation de structures supranationales. Le lien que peut avoir un netocrate avec le concept de nation est très faible, il a plus en commun avec ses camarades netocrates d’autres villes ou d’autres pays qu’avec la majorité des citoyens de son propre pays ou de sa propre ville. Il votera bien plus probablement en faveur de moins de régulations et d’une plus grande tolérance sociale.

Vous évoquez aussi la nature biotechnologique de cette évolution en signalant que ses aspects aujourd’hui dérangeants, voire choquants (OGM, clonage, sélection, eugénisme privé, procréation artificielle) pour la civilisation judéo-chrétienne, trouveront une voie d’acceptation et de réalisation via la netocratie. Pensez-vous que les choses seront aussi simples ?

A.B. : Oui, ce sera aussi simple. D’abord, le monde judéo-chrétien est de plus en plus marginalisé. Il perd son hégémonie idéologique alors que le Bouddhisme, l’Hindouisme, le Confucianisme, les visions du monde séculaires asiatiques et arabes entrent en compétition avec la vision eurocentrique. Et les asiatiques modernes n’ont quasiment plus aucun problème avec la révolution biotech ; au contraire, ceux-ci préconisent un programme transhumaniste enthousiaste ! Il semble que la pensée taoïste et bouddhiste soit bien plus netocratique que les moralismes de la pensée humaniste judéo-chrétienne et européenne. Ensuite, la netocratie n’est évidemment plus judéo-chrétienne : le sécularisme a terminé sa course avec l’avènement de la pensée netocratique mobiliste. Dieu est bien mort, l’humanisme n’est même plus acceptable en tant que compromis quasi-religieux (Derrida était peut-être le dernier penseur humaniste). Il est donc évident que la moralisation des questions de modifications génétiques, de puissance nucléaire, etc., ce que nous avons vu en Europe et en Amérique du Nord ces vingt dernières années, n’a rien à voir avec la netocratie. C’est une philosophie qui devient de plus en plus marginale et qui ne se laisse entendre qu’au sein de la bourgeoisie.

J.S. : L’une des conséquences d’Internet est que plus rien ne peut se prétendre être un centre de pouvoir moraliste, imposer ses valeurs au reste du monde. Comme Alexander le sous-entend, il devient de plus en plus impossible, ou même contre productif, d’essayer de légiférer contre les recherches scientifiques ou les pratiques médicales que vous n’aimez pas pour des raisons morales ; si l’on interdit une pratique dans un pays, les scientifiques iront ailleurs pour exercer et leur « clientèle » suivront. L’interdiction par le gouvernement Bush des recherches sur les cellules souches, par exemple, est à cet égard complètement stupide. Il suffit simplement d’observer l’histoire : quand la recherche progresse, la demande s’accroît et cela modifie graduellement les limites de l’acceptable, encore et toujours. Une fois qu’il y aura suffisamment de gens avec suffisamment d’argent pour demander telle ou telle intervention, elle sera proposée par des scientifiques qui s’en ficheront pas mal de la morale judéo-chrétienne. Dans ces conditions, tout arrive, inéluctablement.

Idem en ce qui concerne le sexe et, précisément, la distinction entre sexualité et reproduction. Qu’est-ce que l’ère netocratique va réellement changer ou accentuer à ce niveau-là ?

A.B. : Les netocrates séparent une bonne fois pour toutes le sexe de la reproduction. Et Internet est l’outil idéal pour externaliser le processus de procréation. Il suffit d’observer le boom des mères porteuses ! Ou encore le nombre de plus en plus important d’homosexuels qui trouvent grâce à cela un moyen d’avoir leurs propres enfants sans passer par l’establishment hétérosexuel. Attention, je ne prévois pas pour autant la fin du romantisme et de l’idée d’un accouplement traditionnel en matière de reproduction, au moins occasionnellement. Mais le sexe en tant que moyen de reproduction n’est plus le choix par défaut dans la société netocratique, où ces représentants ne suivent bien évidemment pas les conseils du Pape. Le sexe et la reproduction sont donc dorénavant deux terrains de jeu totalement distincts, chacun étant apprécié de manière purement pragmatique.

J.S. : C’est une bonne nouvelle pour les homosexuels, mais aussi pour tous les yuppies autrefois obligées d’avoir des enfants durant les années les plus trépidantes de leur carrière ou de devoir faire une croix dessus. On imagine bien sûr que toutes sortes de conservateurs contesteront cette tendance et s’en plaindront ; autant vous dire que les netocrates ne prendront même pas la peine d’engager le dialogue ou de débattre avec eux !

Vous faites un étonnant parallèle entre le chômage forcé de la société capitaliste et l’isolement virtuel dans la société netocratique. On connaît les raisons et les conséquences du chômage : quelles seront-elles en ce qui concerne l’exclusion réticulaire ?

A.B. : Elles seront identiques, et certaines réactions seront similaires : agressions externes vers les réseaux qui ont exclu le consomtarien. On observera aussi, sans doute, des agressions internes contre la propre identité du dividu incriminé. Nous connaissons tous les conséquences catastrophiques du chômage forcé sur la psyché humaine ; il n’y a pas de raison de croire que l’exclusion réticulaire sera plus facile à gérer. C’est pour cela qu’il est important de faire ce parallèle.

J.S. : L’exclusion réticulaire, c’est la punition ultime puisqu’il s’agit d’éliminer l’identité sociale d’une personne, de faire en sorte qu’elle n’existe plus.

Vous n’évoquez jamais, ou très rarement, le contexte géopolitique contemporain : disparités Nord-Sud, émergence du capitalisme sauvage à l’Est, spécificités de la culture asiatique, nouvelles puissances opposition Islam / Occident, terrorisme international, etc. Tout cela n’aura-t-il aucune influence sur l’avènement de la société netocratique ?

A.B. : Tout le monde s’intéresse à ces thèmes standards et politiquement corrects, pourquoi devrions-nous les évoquer ? Nous souhaitons ouvrir un débat en avançant des idées et des arguments nouveaux. Inutile de ressasser ces vieux clichés éculés. Cela dit, nous affirmons tout de même que la division entre netocratie et consomtariat sera universelle et que cette dichotomie traversera toutes les nations. Dans ces conditions, l’opposition Nord / Sud – un cliché universitaire en vogue depuis les années 1950 – devient de moins en moins pertinente, voire ridicule. Une femme au chômage dans un village du Bangladesh n’illustre pas plus le consomtariat qu’un homme obèse, sans emploi, célibataire et d’âge moyen dans un village rural ou une banlieue parisienne. En outre, nous pensons que la question de l’Islam est hors sujet, et même inepte : les musulmans ne passent pas leur vie à prier dans des mosquées, alors pourquoi les montrer ainsi ? Les observateurs que nous connaissons sont paresseux et font preuve de laisser-aller, incapables de regarder dans les profondeurs des structures de pouvoir, des identités culturelles, des relations sociales… Alors on ressasse des clichés en dégageant une images simpliste, manichéenne et commode des choses, en diabolisant l’Autre, démon dont nous avons visiblement besoin. Marx aurait dit que l’obsession actuelle de comparer les cultures est un non-sens. Ce n’est pas ce qui distingue les cultures nationales qui est révélateur du monde actuel, mais ce que nous avons tous en commun, plus précisément les divisions au seins desquelles nous nous retrouvons tous. C’est pour cela que la division entre netocratie et consomtariat est plus pertinente. C’est confortable et politiquement correct de répéter que la sous-classe mondiale vit dans des bidonvilles en Afrique, mais cela ne correspond plus à la réalité ! La nouvelle sous-classe vit peut-être à côté de nous, dans les campagnes suédoises ou françaises… Les bidonvilles que nous avons visités en Afrique du sud, aux Philippines ou en Inde sont remplis de mobiles en état de marche et d’ordinateurs portables connectés au Wifi. Les gens y sont peut-être pauvres, mais ils ne sont en aucun cas déconnectés ! Les plus gros perdants de l’âge de l’Information ne sont pas les gens démunis des pays pauvres, bien au contraire : avec le changement que nous annonçons, ceux-ci ont tout à gagner.

J.S. : Les plus gros perdants de l’Age de l’Information ne sont pas les gens démunis des pays pauvres, bien au contraire : avec le changement que nous annonçons, ceux-ci ont tout à y gagner. Les plus gros perdants seront ces hommes au chômage de l’Europe occidentale, comme je l’ai dit plus tôt. Ils n’ont aucun talent qu’ils pourraient vendre à un quelconque prix, ils sont condamnés à une vie qui n’a pas de sens. La vieille division Nord / Sud appartient au vieux paradigme capitaliste et ceux qui en parlent encore sont soit des personnes qui ne voyagent pas assez, soit des gens qui ont un intérêt à ce que cette idée survive, à préserver le cliché. Ils sont nombreux bien sûr, et ce sont de futurs perdants.

Propos recueillis par et

Les Netocrates, d’Alexander Bard et Jan Söderqvist
(Editions Léo Scheer)

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