A l’heure des coups de filet dans les milieux islamistes, le romancier François Vallejo imagine la dérive d’un jeune Français converti. Comment devient-on terroriste ? Entretien avec l’auteur.

 

Alix et Alban sont frère et sœur. Demi-frère et demi-sœur, pour être exact, la mère d’Alix s’étant remariée avec le père d’Alban. A eux quatre, ils forment une famille ordinaire, honnête et insoupçonnable. Sauf qu’un jour, Alix apprend que son frère a changé de nom : il se fait désormais appeler Abdelkrim. Rumeur ou vérité ? Incrédule, la jeune femme mène l’enquête sur cette conversion. Elle découvre qu’Alban a  des fréquentations louches, qu’il apprend l’arabe, qu’il a abandonné son doctorat de chimie et qu’il envisage de partir en Afrique. Est-ce elle qui se monte la tête, ou lui qui devient vraiment dangereux ? La réponse tombe quand elle apprend que la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur) surveille Alban, et qu’en prenant des notes elle est devenue une source policière à son insu… Vallejo raconte la transformation d’un jeune Français en terroriste, adepte des extrêmes et de la soumission au groupe. Mais il ne se contente pas de décrire une trajectoire qui rappelle une actualité récente (son livre a été bouclé juste avant l’affaire Merah, et il évoque bien sûr le coup de filet d’octobre 2012) : Métamorphoses est aussi un polar bien huilé, avec une mécanique à base de manipulation et de jeu littéraire. Au début, le texte se présente comme le journal d’Alix, tapé à l’ordinateur. Mais elle apprend que son PC a été piraté, et que la DCRI le lit « en direct » : va-t-elle continuer de dire la vérité, ou mentir en piégeant les flics et le lecteur ? Les Métamorphoses du titre sont donc à la fois celle d’Alban (le jeune homme qui devient fanatique) et celle du livre (le journal intime qui devient une source), le « roman d’un terroriste » se transformant en réflexion sur la littérature et le mensonge… Rencontre.

 

Chronic’art : Comment l’idée de ce roman vous est-elle venue ?

François Vallejo : Comme de juste, il ne s’agit pas d’une idée, mais d’une convergence d’impressions, de réflexions, de notations. Depuis des années, en particulier, cette impression d’étrangeté devant certains actes radicaux : leurs auteurs présentés souvent comme des gens intelligents, instruits, des médecins formés dans les meilleurs hôpitaux, par exemple. D’où des interrogations sur l’emploi de notre intelligence. Ensuite, un rapport de 2007 sur les activités des terroristes du 11-Septembre juste avant leur action : le chef du groupe, Mohammed Atta, supposé être le plus intégriste, le plus pur (nous sommes naïfs), se révélant être un amateur d’alcool, aperçu dans des bars la veille des attentats,  et de danses érotiques ; sentiment de nous trouver devant une énigme : nos plus proches ennemis sont de lointains amis. L’agencement de ces troubles pouvait devenir un roman sur les dévoiements de nos plus belles qualités.

 

Qu’y a-t-il de spécifique chez les convertis à l’Islam, qu’on présente souvent comme les plus fanatiques ?

Sans doute ma réflexion ne portait-elle pas seulement sur le fanatisme islamiste, mais sur le fanatisme comme option humaine plus vaste, en particulier dans le monde religieux. Pas si éloigné de ce qu’écrivait Diderot, qui figurait aussi dans mes notes de travail : « Tôt ou tard, il vient un moment où la notion qui a empêché de voler un écu fait égorger cent mille hommes. Belle compensation ! Tel a été, tel est, et tel sera dans tous les temps et chez tous les peuples, l’effet d’une doctrine sur laquelle il est impossible de s’accorder et à laquelle on attachera plus d’importance qu’à sa propre vie ». Dans un roman, il ne s’agit pas de généralités, d’où la présence de ceux qui, aujourd’hui, se manifestent le plus visiblement comme des fanatiques, ces convertis nés précisément près de nous, formés dans les mêmes écoles que nous, avec la même télévision, partageant les mêmes goûts, parfois les mêmes excès, jusqu’à ce qu’un sentiment d’insuffisance, d’échec personnel et collectif, les fasse se tourner vers ce qui est l’unique projet à dimension mondiale, attirant pour des esprits en déshérence aujourd’hui, mêlant un espoir de revanche, un sens du groupe, du secret et de l’action (accessoirement une foi).

 

Pourquoi avoir choisi de raconter l’histoire du point de vue d’Alix, la demi-sœur d’Alban ?

Une demi-sœur, vous le sentez bien, ce n’est pas un hasard. Elle est à la fois comme son frère, elle a beaucoup à partager avec lui, mais ce « demi » apporte une altérité infime, celle qui fait que ces garçons et ces filles si proches de nous se sentent soudain (parce qu’ils trouvent parfois, peut-être justement, que nous ne les traitons pas assez en vrais frères et sœurs) à l’écart, hostiles, opaques. C’est un livre sur l’opacité de la fraternité.

 

Vous êtes-vous documenté sur le phénomène de la conversion et sur le terrorisme islamiste avant d’écrire ?

Oui, de même que, lorsque j’ai transformé Diderot ou Rousseau en personnages de roman, j’ai tenu à la justesse, même dans l’invention. J’ai ici beaucoup lu, consulté des sites abominables, pour mesurer la force du discours, en particulier, dans ces groupes radicaux.

 

Et sur le fonctionnement des services de renseignements français ?

Les techniques de contrôle de la DCRI ne sont pas non plus une fantaisie romanesque. Un peu de matière concrète vraie donne de la solidité au délire de la fabulation…

 

Vous tracez d’Alban un portrait complexe, en indiquant que son attirance pour l’Islam radical prospère peut-être sur un besoin de sidération, de « sensations fortes ». Pensez-vous qu’il y a un type psychologique de prédilection pour le terrorisme ?

Sur ce point, je n’ai pas de certitude bien établie. Un type psychologique… Je ne me serais pas aventuré dans une typologie. J’étais avec un personnage de roman dont les choix semblaient entrer en contradiction avec sa vie originelle. L’énigme qui m’intéressait était la proximité inattendue, la porosité entre ces deux vies. D’où le rapprochement violent entre sa passion pour les attractions les plus hautement technologiques et la violence la plus radicale, non pour dire que l’un provoquerait l’autre, ce qui serait stupide, mais qu’il n’y a pas de différence de nature entre les deux. Notre fanatisme technologique, pour être moins mortel, n’en est pas moins redoutable. Certains sont capable de le retourner contre nous, parce qu’ils le connaissent aussi bien que nous.

 

La deuxième partie du roman prend une dimension de « jeu » littéraire puisque ce qu’écrit Alix est lu en temps réel par la DCRI, d’où la tentation de mentir, et la méfiance du lecteur… Est-ce un aspect que vous aviez prévu dès le début ?

C’est un point peu remarqué en effet, mais ce roman n’est pas d’abord (ou pas seulement) une réflexion grave sur le fanatisme de notre temps, comme pourraient le faire croire les explications  forcément laborieuses que je suis amené à produire comme malgré moi. Je ne l’avais pas prévu au départ, mais la lecture « par-dessus l’épaule » de la narratrice écrivant sur son ordinateur, par un fonctionnaire de la DCRI, cette prise de contrôle de l’écrivant, m’a suggéré ce que vous appelez un « jeu », qui constitue une sorte de mise en abyme de la lecture et de l’écriture, dont un certain nombre de romans se régalent.

 

D’où cette technique du journal intime…

En effet, le récit se présente d’abord comme un vrai journal intime, à usage exclusivement privé, où la narratrice, comme une post-adolescente classique, déverserait ses interrogations et ses troubles. Le fonctionnaire de la DCRI, prenant contact avec elle pour lui éviter des ennuis et lui révélant qu’un hacker a pris le contrôle de son ordinateur et est capable de la lire presque en direct, la transforme d’un seul coup en auteur : elle écrit maintenant pour ces premiers lecteurs et, comme ces lecteurs ne lui semblent pas avoir les meilleures intentions, elle entreprend de jouer avec eux, de les manipuler.

 

Les niveaux de lecture se multiplient, du coup !

Le lecteur du livre réel intitulé Métamorphoses se trouve projeté malgré lui dans la peau du lecteur fictif Medina (l’agent de la DCRI, ndlr), aux intentions tantôt positives, tantôt désagréables. Le lecteur est contraint de se défendre et de douter de ce qu’il lit. L’auteur (réel, qui n’est plus sûr de l’être à son tour) s’en amuse et fait proliférer cette lecture : quand il s’agit de couler le demi-frère arrêté, on diffuse des extraits défavorables du journal intime dans la presse ou sur Internet ; la demi-sœur et son avocat sont tentés de diffuser d’autres extraits plus favorables. Le journal n’a plus rien d’intime, tout le monde se l’approprie, en tire ce qu’il veut dans son intérêt. La dépossession de la narratrice est en cours, celle de l’auteur aussi. C’est aussi un livre secret sur ce jeu tragique de l’écriture et de la lecture.

 

A propos des médias, justement, vous les traitez assez durement : ils disent à peu près n’importe quoi et font feu de tout bois, en déformant tout…

Je crains de n’avoir épargné personne dans ce livre, pas même moi : la famille uniquement préoccupée du divertissement des siens et indifférente à leurs questions plus graves ; les fanatiques de tout poil ; les protecteurs de la sécurité parfois plus soucieux d’afficher leur réussite que de réussir vraiment ; enfin les médias, qui font proliférer indifféremment le mensonge et la vérité pour être sûrs de ne rien manquer ou manipulés malgré eux par les uns ou par les autres. D’autres encore, comme cette galeriste prête à exposer les tableaux d’Alix, pourvu qu’elle y mette la tête de son terroriste de frère, mais vite, parce que la célébrité est éphémère et que les tableaux seraient invendables dans moins de six mois.

Oui, c’était un « jeu » de regarder les métamorphoses de notre monde, mais j’ai été entraîné (malgré moi ?) à en faire un jeu de massacre (l’auteur est-il un terroriste à sa manière ?).

 

Alix est restauratrice de fresques religieuses, et son frère lui reproche de rester indifférente à leur spiritualité. Est-ce que l’islamisme prospère aussi, pour les convertis, sur l’affaiblissement du christianisme ?

La foi chrétienne s’est aussi illustrée à une époque qu’on pourrait croire ancienne par ses conversions forcées, son tribunal de l’Inquisition, ses bûchers. C’était l’époque où elle croyait en elle. Sans doute le fait de ne plus admirer une œuvre pour les raisons qui ont présidé à sa création fonde-t-il notre admiration pour l’art, dans le meilleur des cas, ou réduit notre regard à la dimension technique, mais il semble dans tous les cas un affaiblissement pour ceux qui mettent la foi au-dessus de tout (les ennemis du jeu donc). Quand les islamistes redécouvriront la grandeur du jeu, ils seront foutus.

 

Alix pense aussi que la tentation islamiste d’Alban procède de son envie de suivre, d’être inclus dans un groupe. Il aurait été fasciste dans les années 1930, dit-elle, stalinien dans les années 1950…

Quelques réponses précédentes vont assez dans ce sens, même si l’auteur veut garder certaines distances avec sa narratrice : elle a ses excès, une certaine forme d’hystérie amoureuse envers son frère ; elle essaie de se convaincre que son frère n’est pas devenu ce qu’il croit ; elle s’efforce de trouver des explications rassurantes ; elle se contredit parfois (elle est prête à l’abandonner ou à le dénoncer, puis à lui donner raison). Tout ce qu’elle dit n’est donc pas à mettre au compte de l’auteur. Le lecteur peut être tenté de le croire parfois, en doute, s’en agace éventuellement ; dès qu’il comprend qu’il est aussi manipulé joyeusement, il l’est moins et il peut, espérons-le du moins, devenir complice de sa lecture.

 

On pense bien sûr en vous lisant à certains faits d’actualité récents… Le roman a-t-il un lien avec l’affaire « Merah » ?

Aucun lien, évidemment : il s’est écrit durant les cinq dernières années. Seul le hasard a provoqué sa rencontre avec l’affaire Merah, troublante pour certains rapprochements possibles. Le rapprochement s’est fait plus net avec l’affaire la plus récente de ce groupe arrêté (le 7 octobre 2012, un coup de filet policier dans plusieurs villes conduit à l’arrestation de 12 personnes, dont une soupçonnée d’avoir lancé une grenade contre une épicerie juive à Sarcelles, ndlr). L’un des membres, ce Jérôme Bailly, alias Abderrhamane, m’a beaucoup fait penser à mon Alban Joseph, alias Abdelkrim Yousef.

 

La réalité rejoint votre fiction !

Je croyais, tout en m’appuyant sur des faits déjà avérés, une atmosphère ambiante, avoir installé un certain écart romanesque (un petit bourgeois français instruit, capable de marginalité, mais aussi bien inscrit dans notre monde), je découvre que la réalité se rapproche de plus en plus de ce que je croyais le plus « inventé » à dessein.

 

L’agent de la DCRI dit à Alix : « Nous sommes dans une guerre sans guerre, latente partout, sans territoire défini, et vous en faites partie, sans le savoir ». Partagez-vous son avis ?

L’auteur a déjà du mal à prouver qu’il ne reprend pas à son compte tous les propos de sa narratrice, s’il faut en plus qu’il partage les avis des autres personnages… Cela dit, le roman lui-même suggère notre implication, même à notre corps défendant, dans le mouvement mondial, plus que jamais peut-être, dans la mesure où il montre comme proche (le demi-frère), créé par nous-mêmes, ce que nous aurions la tentation ou le désir de voir lointain ou étranger.

 

Métamorphoses, de François Vallejo (Viviane Hamy)