Depuis quelques semaines déjà, la pin-up Kitten Deville, armée d’un simple bikini, aguichait les Nantais du haut des affiches. Pour la deuxième fois, le Lieu Unique à Nantes proposait les 5 et 6 mars 2004 son Festival IDEAL, l’idée de la programmatrice Kitty Hartl étant de créer un point de rencontre entre des artistes rares et un public curieux : IDEAL présente systématiquement des spectacles créés pour l’occasion. Emblème de cette seconde édition, la soirée « Blind speed » présentait la rencontre sur une même scène de trois entités singulières : les français d’Etants Donnés, performers pluridisciplinaires de l’extrême, Alan Vega, le plus hexagonal des New Yorkais et, enfin, notre Christophe national… Les soirées du 5 et 6 mars se vivaient dans la grande salle du rez-de-chaussée, pour les figures consacrées de l’underground, ou au sous-sol, pour leurs possibles successeurs.
Premier jour
Le coup d’envoi est donné par le japonais Womo Satoru, homme aussi timide qu’érudit, qui présente un panorama de ses productions axées sur le sampling. De fait, le set démarre sur une house vitaminée, puis easy-listening, quelques exercices de scratch avant de finir expérimental. On reste sur un effet « compilation », qui manque un peu de liant ou de vision plus globale… Peu de temps après, Marc et Eric, les deux frères d’Etants Donnés saisissent le public avec un set de deux titres tendus à l’extrême et cathartiques dont ils ont le secret. Les 300 000 watts du light-show produisent leur effet sur les premiers rangs et je me retrouve à séparer deux types en train de se bastonner à côté de moi. Marc finit d’électriser l’audience en descendant au corps à corps dans la fosse. Christophe prend la suite, dans un registre plus lunaire : en formation réduite, il enchaîne des classiques récents (Elle dit, elle dit ou LA man) ou du passé (Le Beau bizarre, Les Paradis perdus), mais joue aussi le jeu de l’inédit en incluant certains de ses morceaux obscurs à la Vega (Coeur défiguré, Rock monsieur). Le New-yorkais le rejoint à la fin du set sur I surrender, slow sirupeux de Suicide, qu’ils croonent à deux avec une palpable complicité, un peu gamine… Quand Alan Vega prend place sur scène, simplement assisté de sa femme, Liz Lamere, aux machines, on constate qu’il est tout à fait revenu aux affaires : aminci, joueur et très en voix, il est à 10 000 lieues des shows poussifs donnés avec Suicide il y a seulement deux ans. Il enchaîne sans pose les titres robotiques et la salle le suit dans cette orgie sonore en suivant son chant, parfois hip-hop, qui matérialise les personnages des chansons (psychopathes, nymphes mutantes et le reste). Quelques scènes de pogo et de stage-diving plus tard, Alan Vega quitte la scène au regret de tous. Le doute plane un moment : est-ce fini ? Les Etants Donnés reviennent en même temps que quatre bikers qui garent leur bolide sur scène et font rugir les moteurs. Telescopage : le LU n’est plus ce lieu de l’Art institutionnel que l’on connaît mais une dépendance du Bol d’Or. Odeur de garage, bruit assourdissant des moteurs qui explosent, les gaz d’échappement nous prennent à la gorge et les Etants Donnés commencent à se charger, cognent leurs torses mutuellement, tels des cerfs en rut, pendant qu’Alan Vega entonne un Ghost rider d’anthologie, celui qui parle de « l’Amérique qui assassine sa jeunesse »… Un excité monte sur scène et se fait raccompagner virilemement par Eric qui revient, chemise déchirée, des backstage avec plus de ferveur encore. Christophe, qui devait rejoindre ses acolytes pour cette fin en apothéose, déclare forfait. Les lumières s’éteignent sur un public conquis. Alan revient dans la pénombre, au bord de la scène, signer quelques disques et même quelques corps. Une jeune fille lui glisse dans la main une pierre qui luit. Il sait qu’il est le maïtre de la soirée…
En chemin pour la conférence de presse « Blind speed », on réalise seulement que l’on a plus assisté à trois sets, avec deux rencontres furtives, qu’à la véritable rencontre vendue sur le papier.
Un mystère à éclaircir avec les protagonistes… Trois reports plus tard, la conférence est ajournée car les compères veulent avant tout se restaurer pour se rendre ensuite au « Cabaret New Burlesque » voir les filles strip-teaser… Nos questions restent en suspension. Dans la salle du Grand Atelier, Mark Van Hoen est en piste et distille une techno pop élégante sur laquelle se pose la voix d’une timide brunette largement décolletée… Elle donne un aspect Broadcast (première période) à l’ensemble; c’est un peu dommage qu’elle ait l’air aussi crispée, encerclée par les retours de scène qui sont comme un rempart entre elle et nous. Bien sûr, le contraste avec « Blind speed » ne joue pas en leur faveur… Il y a bien un film genre série B projeté en arrière-plan pour occuper l’oeil mais la salle se vide un peu. Je descends au sous-sol. Las, j’ai raté les allemands d’A*Class qui semblent avoir été un grand moment d’electro teutonne, sèche et fun à la fois. Je vois cependant le set de la jolie Belge Dj Telepath, qui enchaîne les sélections bien senties, sans linéarité, mais avec ce qu’il faut de dextérité pour nous emmener avec elle : on reçoit quelques beats quasi tribaux ou de l’electro bruxelloise, notamment Lem, qui electrise de sa voix blanche « Le Bateau ivre » de Rimbaud.
Je remonte, curieux, car Mimi Le Meaux, du Cabaret Burlesque, doit faire une intervention sur la grande scène. Elle débarque, corsettée à l’extrême, ses formes oppulentes davantage soulignées par ce défit fait à sa nature généreuse. Tout sourire, elle s’effeuille en dansant jusqu’au point d’orgue de son show. Des cordelettes fixent deux pompons à ses mammelons qu’elle vient de découvrir : très agile, elle les fait tourner en rythme, tels des hélices d’avion. C’est Tempsion qui enchaîne tout de suite après. Présenté comme un projet de Frédéric Temps (musicien, journaliste, réalisateur et fondateur de l’Etrange Festival), on doit assister à une création sonore sombre, « posée sur le beat d’un rock industriel contemporain, proche des productions de David Thrussel ou de Jack Danger ». Ok. Pourtant, ce que je vois, ce sont des gugusses encostumés, un chanteur qui en fait des tonnes (éparpillé entre la gestuelle expressionniste de Keith Flint et et le physique de Mickael Stipe), gigotant sur un méli-mélo de fusion indigeste et prétentieux (scène couverte de fleurs qu’il jette de temps en temps, deux sections rythmiques, deux laptops, une guitare et une basse : « tout ça pour ça », se dit-on très rapidement).
Je pars me sustenter et j’ai l’impression que c’est le Festival qui fait un break : beaucoup errent, un peu las, d’un stand à l’autre, quand d’autres sont déjà dans leur nuit, à même le sol… Je tente ensuite un nouvel abordage de l’équipe « Blind speed » sans grand succès : ils tiennent vaillament la table ! Je descends voir le sous-sol où doit se produire l’attendu Paska, un finlandais précédé par sa réputation de performer psychotique (« un Bobby Mc Ferrin sous drogue en train d’imiter Iggy Pop chantant les Ramones » dit le programme). Il semble toutefois avoir du mal à ralier l’auditoire à sa cause, exception faite de deux ou trois piches à bière. Il faut dire que son gimmick est vite limité. Il lance un vague thème, l’enrobe d’une bordée de « fuck » qu’il hurle en sautant à pieds joints: « fuck ceci », « fuck cela », qui lui vaut quand même quelques adhérents. Il fait une petite remarque sur la politique de Bush, déplorable à son avis (le programme précise qu’il « ne se produit qu’une à deux fois l’année » ce qui lui laisse le loisir de développer une analyse politique d’envergure) et se lance dans un frénétique « fuck Bush, fuck Georges Bush » prévisible mais fédérateur. A-t-il jamais entendu parler de GG Allin, de Costes ou de Wild Man Fischer ? Il a du chemin à faire…
Heureusement, une nouvelle intervention du Cabaret Burlesque, via la plantureuse Kitten Deville chasse cette mauvaise impression : la belle se donne complètement, harnachée de lingerie dorée sur fond de Cramps (au milieu desquels elle ne dépareillerait pas). C’est enfin l’heure de retrouver le Legendary Stardust Cowboy, texan haut en couleur qui a inspiré le personnage de Ziggy Stardust à Bowie. Celui que ses admirateurs appellent « The Ledge » est peu connu par chez nous, malgré deux albums sortis sur New Rose au cours des années 80. Il a pourtant réussi le tour de force, à la fin des années 60, de faire de Paralyzed un single sauvage, tout en cris et guitares de travioles, un tube national vénéré bien sûr par les Cramps… Aura-t-il conservé un peu de sa verve pionnière ?
Ses musiciens, un trio efficace au sein duquel on retrouve Klaus Flouride, des Dead Kennedys, l’introduisent via une version du Ghost riders in the sky (Tom Jones) digne de Link Wray. The Ledge débarque en soufflant dans son bugle, l’éperon agile et la veste frappée de la sentence « NASA presents The Legendary Stardust Cowboy ». Il passe aussitôt aux choses sérieuses et éructe son Paralyzed qui réveille une salle qui somnolait copieusement à 3h00 du matin. Suivront quelques autres dingueries (Who’s knocking on my door?, Relaxation, Cactus…) sur lesquelles The Ledge fait des démonstrations d’une danse qu’il s’est inventée. Agitant les mains comme un parkinsonien et déployant un jeu de jambe de balancier fou -il appelle ça le « Cowboy Twist »-, il vient balayer les premiers rangs à coups de serviette, lance quelques assiettes qu’il a dédicacées. Il finit d’arracher sa chemise déchirée et la jette à la foule : mon voisin, Gilles, l’attappe au vol mais, galant, l’offre à Kitten Deville qui s’est glissée à ses côtés… Le Ledge nous joue I took a trip (in a Gemini spaceship), que Bowie a repris sur Heathen, dans une version très swing jazz et nous gratifie d’un poème épique : Someone took the yellow from my egg / someone spred butter on my legg. Il met toute la salle dans sa poche et reçoit une ovation et un rappel sincère bien mérité. Kitty Hartl, la programmatrice, est aux anges : la présence et le succès du Legendary Stardust Cowboy ce soir est, pour elle comme pour le Festival, un pari qui n’était pas gagné d’avance et un moyen de faire découvrir sa vision des Etats-Unis, hors sentiers battus. Un rêve d’adolescence aussi. Du côté Festival, l’heure est là également à l’euphorie : la soirée a rapidement affiché sold-out.
Deuxième jour
Ce deuxième soir, les gens semblent à peine remis de la veille : j’en croise plus d’un qui sirote du Coca ou du Perrier… Même le sous-sol n’ouvre ses portes qu’à 22h00 aujourd’hui. On s’installe donc gentiment devant Jack Dangers qui rejoue la bande-son de Forbidden planet, chef-d’oeuvre de SF paranoïaque et psychanalytique de 1956 et dont la B.O. annonçait les explorations électroniques que nous connaissons de nos jours. Le film est projeté avec les dialogues, dans son intégralité, et Jack Dangers se contente d’ajouter quelques sons spatiaux discrets, pris dans des delays ou des chambres d’écho et qui viennent vaguement souligner l’atmosphère oppressante et surnaturelle de l’intrigue. A l’issue de la projection, je me demande quand même à quoi mène ce rapport curieux qu’entretient la musique électronique avec l’image : pour masquer leur fréquente inexistence scénique, les groupes electro commandent de l’image à des vidéastes, ce qui a le mérite d’être humble et pragmatique. Par contre, quand, comme ce soir, l’artiste electro joue sur l’oeuvre de quelqu’un qui ne lui a rien demandé (le cinéaste présente une oeuvre « finie »), on se situe entre la prise d’otage qui s’ignore et le geste vain : je n’ai pas saisi l’enjeu du set de Jack Dangers… même si j’étais content de revoir ce film.
Je descends au sous-sol chercher la contradiction à ma petite réflexion et l’y trouve en la personne de Wojtzk Kucharczyk (représentant du label polonais MIR. MUSIK ! pour son projet « Retro Sex Galaxy »). Son set sonne métallique et puissant, on se sent comme dans une fonderie (pour ceux qui connaissent…). Taquin derrière ses platines CD, il sollicite le public, lui demandant, par exemple, s’il veut plus de rythmes ou d’expérimentation. Le public opte pour la fin du beat et il conclue : « Quoi ? Vous choisissez ça parce que vous pensez que je ne peux pas groover ! ». Hilare, il sort les massues. Je m’échappe quand même pour aller voir Lydia Lunch, qui malgré son génial Queen of Siam propose depuis des lustres des shows « cabaret » glauques et lancinants, qui m’ont vite fait préférer la Lydia Lunch écrivaine (son livre Paradoxia se lit comme du Selby).
Stupeur, j’ai peine à reconnaître la succube gothique new-yorkaise dans la grosse dame rousse que je vois entourée d’ex-Gallon Drunk, dont le génial James Johnston, toujours élégant guitariste. A l’image de son nouveau projet avec les musiciens d’Anubian Nights, le show sera rythmé, mélodieux et très axé sur un duel guitare / cuivres. Elle ressort son Queen of Siam et on est plutôt satisfaits de la voir visiblement heureuse d’être là, même si elle doit s’aider d’un pupitre et si le show se perd dans quelques longueurs.
De retour au sous-sol, Faustino Rucci assène des funks bien sentis qui produisent leur effet sur la tête et surtout les jambes. A peine a-t-on mouillé sa liquette que les deux autrichiennes de Rashim inversent la tendance : des choeurs russes (?) s’élèvent des enceintes, peu à peu rejoints par des infrabasses martiales. Les deux filles évoluent, ensuite, vers des nappes plus désertiques avant de s’enfoncer dans l’abstraction. Je fais un tour vers le Grand Atelier où Brian Flakes prépare sa scène. Ca sent la pantalonade : un type déguisé en clown installe un canon à confetti et un autre, habillé en lapin bleu, teste ses platines. Je fuis avant l’affrontement… Je retrouve Faustino Rucci en pleine guerre tribale, les murs du sous-sol suintent comme une antique caverne. Avant que n’arrive l’heure de Puyo Puyo, alien nantais accueilli sur Gagarin Records (label de Hambourg où l’on retrouve Bretzel Goering) qui sert une Robopop rappelant inévitablement les Residents (morceaux courts et décérébrés et un gros globe à la place de la tête) et toute la musique dérivée des jeux vidéos (école Teamtendo). Un des atouts de Puyo Puyo est de ne pas miser sur un simple plan laptop et bidouillages mais de prendre une option résolument « entertainment ». Ce soir, il y a une bonne série de problèmes techniques qui vont l’amener à grossir le trait davantage. Sur fond d’images d’enfants exotiques dansants avec des animaux, de lolitas agitant leur poitrine ou des jeunes japonaises géantes, il aligne les tubes non-sensiques : Never look Bach, No data et l’exellent Do the Puyo Puyo (qui rappelle le Alan Vega de Bring it on the year 2000). Résolument ouvert à l’Europe, Pascal nous propose une leçon de disco finlandais qu’il dédie à Paska… Le tout est agréablement idiot.
Une curiosité malsaine me conduit jusqu’à Sigue Sigue Sputnik, fils dégénérés de Suicide et des Sex Pistols, atteints par la limite d’âge. En 2004, Sigue Sigue Sputnik se réduit à un Neal X boursouflé, qui porte le groupe, Tony James toujours dans le même rôle, et une minette aux machines. Leur futurisme de pacotille a un air paradoxalement rétro. Est-ce la loi des séries pour les entertainers ? La guitare de Neil X se montre récalcitrante, mais ils balancent tout de même un de leurs hymnes putassiers : 21st century boy, sorte de Billy Idol rencontrant un Suicide régressif… Il enchaîne sur un hommage à Alan Vega (pas rancunier, car Vega avait décliné leur demande de production d’album, il y a quelques années, les jugeant trop limités) et emprunte directement l’autoroute puisqu’il joue Juke box babe. Dans la foulée. Reprise sans imagination et de manière poussive… Le public a-t-il saisi le décalage entre ce qu’il entend et le modernisme du Vega de la veille ? Il semble bien puisque, quand le massacre s’achève, les SSS se font huer. Les voilà qui repartent sur quelques compos semblant en dérider certains. Surtout une grosse fille soûle qui monte danser sur scène un moment avant de commettre l’erreur, en fin de morceau, de se lancer dans un stage diving sans prévenir et face à un public clairsemé : elle se relève tant bien que mal de son saut malheureux sur le béton… Les Sigue Sigue Sputnik jouent sur la corde de l’extrême et du quasi parodique mais leur cirque d’un autre temps laisse mitigé, jusqu’à ce que deux girls du cabaret fassent remonter la température en grimpant de la salle sur la scène pendant Everybody loves you.
Le Festival s’achève ici pour moi. Le bilan de la deuxième soirée est plus modeste sans être un échec. Peut-être que la configuration « main stage » pour les vieilles gloires et sous-sol pour les aspirants aux trônes mériterait d’être moins systématique, divisant souvent le public en deux catégories. Mais nulle doute que l’édition à venir contiendra à nouveau son lot de surprises à ne pas rater.
La deuxième édition du festival IDEAL a eu lieu les 5 et 6 mars 2004 au Lieu Unique à Nantes