Suite à la sortie en salles de d’Une brousse à l’autre, Jacques Kébadian revient sur ce documentaire qui accompagne l’itinéraire de Dodo Wagué entre Paris et Diangouté au Mali. S’il s’agit d’une lutte, c’est bien la dimension humaine qu’entend montrer le cinéaste.


Chronic’art
: Quand vous est venue l’idée de faire ce film?

Jacques Kébadian : Je l’ai fait par réaction : Comment est-ce possible qu’une église ait pu faire appel à des CRS pour chasser femmes et enfants ? Ca m’a choqué. Je suis allé sur place sans avoir l’intention de filmer. J’ai vu ce qui se passait au gymnase Japy où il y avait plusieurs bataillons de CRS. Le lendemain matin, c’était pire, tout le quartier était bouclé, comme si on avait à faire à une bande de terroristes ! Le soir, j’ai emprunté une caméra.
Au bout d’un mois ou deux, je me suis senti partager complètement cette vie communautaire, surtout après la rencontre avec la famille de Dodo Wagué et les autres qui étaient autour d’eux. Pour moi, c’était important, pour que le film se déclenche dans ma tête, d’avoir ce rapport d’intimité, pour être accepté comme quelqu’un qui filme. Il fallait qu’il y ait cet accord pour ne pas voler des bouts d’images. J’avais envie de filmer les gestes, la beauté des corps, les visages. Je voulais laisser la place aux dialogues dans leur langue à eux, même ne la comprenant pas, sentant qu’il se passait des choses, parfois gaies, parfois graves. Quand j’ai vu que c’était possible, l’idée du film est venue.
On m’a demandé pour qui je filmais, j’ai répondu « pour la télévision » et j’ai donc été accepté comme ça au début. Comme ils voyaient bien que ce que je filmais ne passait pas à la télévision, je leur ai montré, à la Cartoucherie, une sélection d’images tournées les 20 premiers jours. Je leur ai donné ces images, elles leur appartenaient. Certains ont pu les vendre pour aider les soutiens.
Avec Dodo Wagué, ça s’est fait autrement. J’étais parti pour un tournage et, quand je suis revenu, Dodo avait caméra et il était en train de filmer. Je voulais savoir ce qui s’était passé pendant mon absence. On s’est donc retrouvé chez moi pour regarder nos images. C’est là que le contact s’est fait avec lui.

Quels ont été les problèmes de montage ?

Les choix ont été difficiles. J’avais beaucoup de matière pour le début du film : les réunions des assemblées des familles, certaines manifestations, certaines occupations. On n’arrivait pas à raconter une histoire, mais seulement une chronique historique. Pas du tout un film émotionnel comme j’avais envie de faire. Au montage, c’était difficile de trouver l’articulation. Il fallait que, lorsqu’on arrive à St Bernard, il n’ y ait plus de voix off, que ce soit évident, que l’on sache qu’il s’agit de leur lutte et que je suis avec eux.
Il y avait aussi le fait que le Mali n’apparaisse pas d’un seul coup comme un deuxième film. Je ne savais pas au début qu’il y aurait le Mali. Si Dodo Wagué n’avait pas eu ses papiers, soit il retournait dans la clandestinité, mais j’aurais fait un épilogue, soit il repartait dans un charter, alors à ce moment là j’aurais essayé de le retrouver. Pour lui, il se trouve qu’il avait des enfants nés en France, donc c’était plus facile. Il a eu ses papiers assez vite après l’expulsion de St-Bernard. J’ai pu l’accompagner dans son village.
Il a fallu faire un seul film avec ses deux situations très différentes. C’est ce qui explique le flash-back au début du film, avec une scène de classe et un petit conte. Ce que j’appelle un conte, c’est une histoire vraie, il y une époque de sécheresse et Dodo est parti de son village. Je l’ai raconté comme le Petit Poucet à l’envers parce qu’il est passé par plusieurs pays avant de venir en France. C’est l’histoire de la plupart des gens de sa région.

Vous avez également entrepris votre propre lutte pour parvenir à achever le film et le montrer…

Ce film n’a pas été co-produit sous Juppé et, sous Jospin, alors que le film était terminé, aucune chaîne n’a voulu le diffuser. Ce n’est pas un hasard si même Arte, qui m’a aidé au début du tournage, n’a pas donné suite en coproduction, même une fois le film terminé. Ce n’est pas forcément une question de censure, mais ils n’ont pas envie qu’on en parle, surtout après le changement de gouvernement.
Je n’ai pu faire ce film qu’avec le soutien d’amis et d’institutionnels. Si ça n’avait pas été ce projet là, peut être aurais-je renoncé…

A propos du soutien des cinéastes…

Il y eu un choix moral et politique, un vrai sursaut parmi les premiers signataires et puis, quand il y a eu un éclairage médiatique important, tous les cinéastes, les producteurs, les gens du théâtre ont signés. Ce qui est bien, c’est que le côté « chacun pour soi  » a explosé. Il y a eu pendant un certain temps des réunions entre cinéastes pour parler. On était d’accord pour dire qu’on n’était pas un parti ou une organisation, mais juste l’élément déclencheur. Et puis après, avec le changement de gouvernement, la contestation a été plus pondérée, comme si il ne fallait pas toucher à la gauche.
Heureusement, il restait un noyau dur, celui qui a réalisé le film Nous, sans-papiers de France, soutenu par 300 signatures de cinéastes, et largement diffusé en salles. Aujourd’hui, je ne sais pas quelle forme le mouvement va prendre parce que la lutte risque de s’épuiser.

Qu’est-ce que le mouvement a apporté à notre pays ?

Je pense qu’ils ont fait le plus beau cadeau qu’on pouvait espérer : réveiller la France et montrer le pays dans lequel nous vivons. Pour moi, c’est la lutte la plus exemplaire et la plus importante depuis de nombreuses années. Les gens parlent de décembre 1995, je trouve que cette date était vraiment une preuve qu’on vivait dans un apartheid social, où les thèses racistes s’infiltraient de plus en plus dans les choix de l’État.
J’espère que le rapport aux émigrés va changer dans l’esprit des gens. Je ne suis pas fanatique de football mais pour le mondial, je me disais que cette équipe de France devait aller le plus loin possible car je sentais que ça pouvait aider les sans-papiers du fait de la composition même de l’équipe.
Aujourd’hui les vraies batailles sont peut être sur les droits. C’est là dessus qu’on peut se mobiliser, mais plus sur des programmes politiques ou des idéologies. Avant, lorsque le monde était partagé en deux, on pouvait choisir, c’était facile d’être dans un camp ou dans l’autre…

Propos recueillis par et