Pendant tout le mois décembre, Chronic’art vous invite à une rencontre vidéo ludique du troisième type avec les développeurs open sourcistes de la grosse sensation underground et RPG de 2009, « Dungeon crawl : Stone soup ». Après « Développer un jeu open source » et « old school ou nouvelle école ? » voici, l’ultime volet de notre entretien fleuve « l’accessibilité ».

Ils sont une dizaine, étudiants en mathématiques ou en biologie, ils vivent aux États-Unis ou en Finlande, en Israël ou en Allemagne, et ensemble développent un projet sur internet. Pourtant ils n’ont rien de jeunes loups de l’Internet 2.0. Ensemble ils travaillent sur un jeu vidéo héritier direct de la préhistoire d’Internet, un rogue-like. En 1980, à l’université de Berkeley, une bande de proto-geeks, Ken Arnold, Michael Toy et Glenn Wichman donnent naissance à Rogue, un jeu absolument révolutionnaire pour l’époque, proposant d’explorer des donjons générés aléatoirement avec de splendides graphismes en ASCII (utilisant le jeu des caractères typographiques). Distribué avec une version du système d’exploitation UNIX, Rogue se répand comme une trainée de poudre chez les étudiants en informatique du monde entier. De NetHack à Angband, en passant par ADOM et Elona, le genre a connu une belle postérité dans le monde de l’open source, mais aussi des dérivés commerciaux, depuis les Mystery dungeon de Chunsoft (Shiren the wanderer) jusqu’à… Diablo qui n’est guère qu’une adaptation du genre au temps réel, avec évidemment tout le poli des jeux Blizzard.

Près de trente ans plus tard, les développeurs de Dungeon crawl : Stone soup (à télécharger gratuitement ici en notant qu’il faut la version graphique est nommée tiles), sont les héritiers les plus en vue du genre. Crawl est né en 1995 des efforts de Linley Henzell, un étudiant australien, qui s’inspire d’Angband et NetHack tout en les améliorant, et dirige le projet jusqu’en 1999 avant de passer la main à la communauté. Le développement se poursuit depuis sous la licence GPL, qui impose que le code reste accessible à tout le monde. C’est en 2006 que se forme une branche de développement nommée Stone Soup, lancée par Darshan Shaligram et Erik Piper. Aujourd’hui, Stone Soup en est à sa version 0.52, et le développement se poursuit à un bon rythme, tandis que le jeu gagne des adeptes (plus de 15.000 téléchargements pour la dernière version).

Rien de surprenant, puisque Stone soup est peut-être ce qui se fait de mieux dans le genre. D’abord par son accessibilité, en supportant notamment une interface graphique rustique mais non dénuée de charme avec ses graphismes minimalistes qui rappellent la NES, et surtout suffisamment confortables pour ne pas rebuter le curieux, d’autant plus que la souris est supportée. Mais ce n’est évidemment pas pour le bonbon oculaire qu’on se jette sur un obscur programme open source. Avec des années de test et d’itérations, la participation de joueurs exigeants et de développeurs dévoués, Stone soup est surtout un jeu extrêmement accrocheur, au gameplay aussi riche que balancé, proposant un luxe de niveaux, de loots, d’ennemis sans jamais perdre sa solidité. A la finesse du combat tactique au tour par tour qui caractérise le genre, Stone soup ajoute une large palette de choix. Selon le type de personnage, les règles et l’équilibre du jeu seront profondément modifiés tout en restant solides comme le roc. Evidemment, le jeu est dur comme le diamant, la moindre erreur ne pardonne pas, d’autant plus que la mort est forcément définitive. Et le dieu des aventuriers sait qu’entre les trolls féroces, les serpents virulents et les sorciers déchaînés la mort est à chaque tournant du dédale… Le jeu n’en reste pas moins prenant, que ce soit pour essayer une nouvelle espèce de personnage ou pour aller un petit peu plus profond dans le donjon, difficile de le lâcher une fois qu’on a mis la main dessus. Stone soup, qui tourne sur à peu près tout ce qui ressemble de près ou de loin à un ordinateur personnel, squattera vos disque durs des années durant.

Nous nous sommes longuement entretenu par mail avec Johanna Ploog, Eino Keskitalo et Haran Pilpel, trois des développeurs derrière le jeu gratuit le plus prenant au monde, remède magique à la productivité des travailleurs de l’ère numérique.

Accessibilité ?

Chronic’art : L’accessibilité est très importante pour les joueurs. Stone soup est peut-être le rogue-like open source le plus facile d’accès, mais pensez-vous qu’il reste encore du chemin à parcourir ? Est-ce que vous pensez que vous pourriez « engager » des développeurs spécialisés dans l’interface ou des graphistes ?

Haran : On a fait beaucoup d’efforts sur l’interface de DCSS. Je ne suis pas certain qu’il reste beaucoup à faire, mais il est toujours possible de faire mieux. Pour les graphismes, j’en ai aucune idée, j’ai toujours préféré l’ASCII. Hé, je lis mes emails sur un terminal 80×24 avec des logiciels gnus. Enfin, les graphismes semblent contribuer à rendre DCSS plus populaire. Une direction intéressante serait de rendre Crawl jouable sous Android (système d’exploitation open source pour les smart-phones, ndlr), où les touches sont limitées. Mais je ne sais pas si des gens y travaillent.

Eino : Ce serait intéressant de voir Crawl adapté pour des machines à écran tactile. En fait, il y a un port homebrew pour Nintendo DS, et même une version Wii ! Mais je ne les ai jamais vus de mes propres yeux.

Johanna : En tout état de cause, l’accessibilité est un des buts essentiels de Stone soup, qui est souvent considéré comme le rogue-like avec la meilleure interface, et nous sommes très fiers de cette position, nous faisons de notre mieux pour rester les premiers dans ce domaine. Il reste encore du travail pour rendre tout accessible à la souris, y compris les options les plus exotiques, par exemple en les automatisant. Un autre point essentiel, c’est la documentation présente dans le jeu (avec des descriptions des monstres et des objets), et évidemment le tutoriel qui guide le joueur débutant dans les premiers niveaux du jeu. On est encore loin de la perfection, mais on y travaille ! En tout cas je voudrais en profiter pour remercier Denzi and Mitsuhiro Itakura, les artistes qui ont dessiné les éléments de la version graphique.

Chronic’art : Vous avez réalisé un sondage qui montrait que beaucoup de vos joueurs étaient originaires de pays anglophones… Ce qui, assez paradoxalement, n’est le cas d’aucun d’entre nous… Vous pensez que le jeu bénéficierait de versions traduites ? Est-ce que ce serait facile à réaliser ?

Johanna : Ce serait un vrai plus, mais ça ne serait pas facile. Beaucoup de texte est directement enfoui dans le code, et il faudrait traduire tout cela. Et le pire c’est que comme Stone soup est continuellement en développement, et à un bon rythme en plus, on ne pourrait pas se contenter de créer une nouvelle branche. Il faudrait tout réorganiser, mettre tout le texte dans des fichiers séparés… Bref un sacré travail ! Mais si un de vos lecteurs a envie de patcher le code et de traduire le jeu, il aurait tout notre support.

Haran : Oui, ce serait un sacré boulot : non seulement traduire le texte, mais il faut savoir que la grammaire est intégrée au code un peu partout. Ce serait vraiment pas facile.

Eino : S’occuper de la traduction et de sa maintenance serait un autre exemple d’une tâche pour un non-programmeur, preuve qu’ils peuvent être utiles dans un projet open source.

Le rogue-like, une leçon de vie ?

Vous pensez qu’on peut tirer des leçons de vie en jouant aux rogue-likes ?

Johanna : Eh ? Cette question me fait penser aux gâteaux porte-bonheur de Nethack, mais j’imagine que ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Peut-être que la persévérance paye ? A vrai dire, je n’en sais rien.

Haran : tuer les lettres et ramasser la ponctuation (on se souvient qu’en mode d’affichage ASCII le monde n’est composé que de symboles typographiques, ndlr).

Eino : Des leçons de vie, j’en sais rien. Mais la mort définitive des personnages est au coeur des rogue-likes. Si vous mourez, on reprend depuis le début. La génération aléatoire des niveaux est aussi essentielle parce qu’elle rend chaque partie unique. C’est une belle paire de mécanismes. Hmm. Je ne suis pas certain de répondre à la question.

Ok, précisons. Admettons que je sois un joueur plutôt mauvais, qui ne joue pas réellement pour gagner. Même si je n’ai ni le temps ni l’énergie pour réellement progresser, je peux tout de même m’amuser avec Stone soup

Eino : C’est une manière tout à fait valable de jouer. Avant je jouais comme ça, et ça m’arrive encore souvent de le faire – ne pas essayer de maximiser mes chances de gagner, mais essayer des choses amusantes, ou même me mettre dans la peau du personnage. C’est vrai que dans la communauté, ce sont les joueurs les plus optimisateurs qui se font entendre, et c’est important qu’on se rappelle qu’il y a des gens qui prennent leur pied sur le jeu même sans chercher à gagner. ca me fait penser à la devise de Dwarf Fortress, « losing is fun ! », qui s’applique bien à Crawl. Perdre est une expérience importante pour apprendre et comprendre ce qu’il aurait fallu faire différemment.

Les jeux vidéo peuvent aussi avoir un sens dans la mesure où ils nous révèlent nos défauts. Par exemple, quand on pense rapidement, c’est assez utile, mais ça peut devenir un handicap dès qu’il faut se mettre à réfléchir sérieusement et qu’on se précipite : on s’en rend bien compte dans Crawl. Et puis dans les rogue-likes, comme vous l’expliquiez, on n’a qu’une vie… Du coup le moindre choix peut avoir de l’importance et mener à des résultats improbables : de même qu’on peut rencontrer sa future femme par hasard dans le bus, on peut avoir la vie sauve parce qu’on a conservé un parchemin apparemment insignifiant. Et puis de temps en temps, on a beau faire de son mieux, et on se fait tout de même avoir, que ce soit par la vie, ou par le générateur de niveaux… Bref, dans les rogue-likes l’avatar me paraît bien plus humain que dans la majorité des jeux vidéo. En un sens, à chaque fois que je joue à Stone soup, je me souviens de la fragilité de la vie humaine…

Eino : C’est tout à fait valable. Je pense les jeux vidéo sont capables d’évoquer tout cela aussi bien que n’importe quelle forme artistique, et les jeux vidéo sont bien une forme d’art. Je suppose que je m’intéresse plus à la forme elle-même qu’à son sens (d’où mon commentaire sur les deux mécanismes fondamentaux du genre et leur beauté), si bien que je ne m’interroge pas forcément de la même manière. Mais c’est vrai que c’est intéressant cette idée que le jeu révèle nos défauts. L’interactivité pousse le joueur à agir, il y a quelque chose à voir là-dedans.

En un sens on a déjà évoqué ce point… Mais ça vous fait quoi de savoir qu’il y a des joueurs qui préfèrent Stone soup aux dernières nouveautés ?

Johanna : En un sens, je ne pense pas que ce soit un problème ! Pas pour nous, en tout cas. :D Hmm, et c’est pas si mal pour les joueurs, quand on considère les prix et la qualité de ces nouveautés !

Dans certains cercles, les rogue-likes sont assez tendance, et DC : SS est assurément un des plus populaires. Vous avez l’impression de faire partie de quelque chose de spécial ?

Johanna : Tendance ? Vous n’étiez pas en train de nous dire à quel point nous étions old-school ? Bien sûr que j’ai l’impression de participer à quelque chose de spécial, parce que je joue un rôle important dans la création d’un jeu que le gens aiment, et qui les amuse. Mais je ne pense pas lancer une tendance ou quoi que ce soit, c’est une drôle de question pour être honnête.

Haran : Je pense que DC : SS est un des meilleurs jeux du genre, et je suis fier de participer.

Eino : De mon côté, j’ai l’impression que le jeu gagne en popularité, ce qui est assez excitant à suivre. Mais ça reste tout de même un titre de niche.

Un conseil pour nos lecteurs qui voudraient devenir de meilleurs joueurs de rogue-like ? Ou peut-être un code secret, exclusif pour nous ? Promis, on ne dira rien !

Johanna : Non, pas de code secret, désolée ! Je pense que le mieux c’est encore d’aller online regarder les experts jouer, c’est sans doute le meilleur moyen de progresser tactiquement.

Eino : J’essaye de garder deux choses à l’esprit, qui m’ont aider à finalement battre le jeu deux fois, peut-être qu’il y a une leçon de vie à en tirer : d’abord le jeu est au tour par tour. Si vous êtes dans une situation délicate, ça ne sert à rien de jouer plus vite. Il faut prendre le temps de peser chaque mouvement, et de considérer toutes les possibilités qui s’offrent à vous. Si vous commencez à jouer sans faire attention, sauvegardez le jeu et reprenez la partie un peu plus tard.

Propos recueillis

Dungeon Crawl : Stone Soup – PC
(à télécharger gratuitement ici)

Voir aussi la première partie de l’entretien : Développer un jeu open source.
Voir aussi la deuxième partie : Old school ou nouvelle école ?