A travers PH1 (Flammarion), Dominique Babin, spécialiste de prospective sociale, culturelle et esthétique, passe en revue tout ce qui attend la nouvelle humanité du XXIe siècle, des nanotechnologies à l’immortalité. Entretien « du coq-à-l’âne » autour des thèmes évoqués dans ce « Manuel d’usage et d’entretien du post-humain ».

 

Chronic’art : PH1 se présente comme une revue de presse quasi-exhaustive de l’actualité du post-humain, déclinée sous tous les angles (« Post death », « Post body », « Post ego », « Post relation », « Post réalité »). Pourquoi ne pas avoir opter pour l’essai classique, à thèse ?

Dominique Babin : C’est délibérément que j’ai choisi de ne pas adopter la bonne vieille formule de l’essai à thèse, et pas seulement parce qu’elle n’était pas adaptée au sujet (l’avenir n’est pas monolithique, certains d’entre nous sont déjà des post-humains, d’autres vivront une vie complète sans opérer ce passage…). Plus largement, je m’interroge sur son intérêt à l’ère de l’information de masse. L’essai à thèse est univoque. Or la société d’aujourd’hui n’est plus univoque, ni les individus : c’est pourquoi l’auteur univoque ne me parait pas adapté traiter le sujet. De plus, c’est justement cette dimension hypercontemporaine, le flot d’information – continu, massif, saturant, instable – qu’il m’intéresse de travailler, comme le ferait par exemple un sculpteur ou un sampleur, quoique cette dernière image ait trop perdu de sa puissance d’évocation à force d’être utilisée… La forme du blog me paraît plus intéressante aujourd’hui que celle de l’essai classique.
J’essaye ici de décoder les batailles d’influence. Je souhaiterais que le lecteur ait la possibilité de juger par lui-même, sans se faire balader entre les catastrophistes et les techno-prophètes, comme les distingue Dominique Lecourt, entre les militants de la cause, qui ont une approche hyperpositiviste, et des gens qui sont dans des logiques idéologico-morales, comme Habermas, par exemple. Je veux que les gens comprennent ce qui est en train d’arriver au monde, à la société. J’ai essayer ici de leur donner les moyens d’y voir plus clair.

 

POST DEATH

 

A lire PH1, on a le sentiment que les expériences de cryogénisation sont une banalité, en tout cas une chose assez courante. Pourquoi en parle-t-on si peu en France ?

On ne parle jamais en France des technologies de biostasis, d’abord parce que la cryogénisation y est interdite : souvenez-vous de la triste « affaire Martinot », en mars 2002… Le docteur Martinot et sa compagne s’étaient fait congeler par leur fils après leur mort, à leur demande, espérant que leurs corps pourraient un jour être réanimés grâce aux progrès de la science. Problème : la loi française ne prévoit que l’inhumation, la crémation ou le don à la science. La justice a donc ordonné l’inhumation des corps… Mais la cryogénisation existe bel et bien, aux Etats-Unis par exemple, où elle est autorisée et commence à être pratiquée. Comme je le signale dans PH1, le corps de Ted Williams, légende du base-ball de son vivant, est stocké à l’envers à -325° dans le tank n°6 de l’Alcor Life Extension Foundation, dans l’Arizona. Aujourd’hui, on a même réglé le problème de la méthode classique de la congélation en mettant au point la vitrification, technique prometteuse qui permet la solidification en masse, sans l’altération cellulaire que provoque immanquablement l’abaissement brutal de la température. Pourquoi n’a-t-on pas, ici en France, la liberté d’attendre des jours meilleurs ?

 

Vous rappelez la citation du docteur Ben Bova (Immortality : How science is extending your life span and changing the world) : « Les premiers êtres humains immortels vivent parmi nous aujourd’hui ». L’immortalité, c’est la quête ultime de l’humanité ?

Par stoïcisme, certains peuvent acceptent l’idée de la mort. Peut-être cela s’explique-t-il aussi par le fait que la mort est aujourd’hui tellement déréalisée qu’il est possible de ne pas se sentir concerné. Cette déréalisation fait d’ailleurs pleinement partie de la problématique que j’analyse dans PH1. Mais « l’humain fondamental » a peur de la mort. Son rêve central est de gagner l’immortalité : c’est ce que nous révèlent les premiers écrits de l’humanité (Gilgamesh). Et ce n’est pas un hasard non plus si la plupart des grandes religions promettent la vie éternelle. Lorsqu’on a une espérance de vie qui tourne autour des 80 ans, la menace de la mort est masquée par le spectre de la grande vieillesse. La très bonne nouvelle de la post-humanité, ce n’est pas seulement la fin de la mort, c’est aussi la fin de la vieillesse, la possibilité de « dévieillir », de disposer, notamment grâce aux avancées des nanotechnologies, de possibilités de rénovation de son corps, de façon à vivre une vie très longue, éventuellement sans fin, en conservant tout ce qu’il faut pour la vivre au mieux, tant physiquement que psychiquement. Donc oui, les premiers êtres humains immortels vivent parmi nous aujourd’hui. « Vous pourriez être l’un d’entre eux », ajoute Ben Bova.

 

POST BODY

 

L’avenir de l’art, c’est le bio-art ?

L’art rejoint enfin la science. C’est à mon avis sur ce terrain-là qu’il y a possibilité pour l’artiste de créer des oeuvres inédites aujourd’hui. En matière de bio-art, j’évoque naturellement le « ready-made biogénétique » d’Eduardo Kac : « Alba », un lapin vert fluo. Ainsi que les « Night Pearls », poissons mutants fluo, disponibles sur le marché de Taïwan. Je rappelle aussi que le pionnier de l’art transgénique, l’Américain Joe Davis, a traduit en séquence ADN un vers d’Héraclite avant de le greffer dans le génome d’une drosophile, micro-mouche à vinaigre bien connue des laboratoires. Personnellement, j’ai une affection toute particulière pour « Cloaqua » de Wim Delvoye, que je considère comme la première machine cyborg en fonctionnement public. De quoi s’agit-il ? D’une simulation de l’appareil digestif humain : on introduit de la nourriture à un bout et on obtient de la merde à l’autre bout, avec les bruits et les odeurs afférents (pour les détails, voir mon livre). Voilà qui paraît bien plus « vivant » que n’importe quelle intelligence artificielle !

 

Doit-on s’attendre, comme l’affirme Paul Virilio dans son dernier livre, Ville panique, à un surracisme né de l’écart qui va se creuser entre les « Genrichs » et les « Naturels » ?

L’écart entre la classe pouvant profiter des progrès de la science et de la génétique et celle qui n’en a même pas connaissance est déjà creusé aujourd’hui. Vous et moi avons la chance incroyable de ne pas être nés en Somalie. Nous serions morts ou pas loin de l’être, car l’âge moyen est de 32 ans. Mais la grande nouveauté, c’est qu’on va bientôt voir naître un racisme génétique. On appelle ça du « génoisme », en référence au film d’Andrew Niccol, Bienvenue à Gattaca. Aux Etats-Unis, les gens qui ont des antécédents génétiques gênants (mucoviscidose, maladie de Huntington…) seront bientôt obligé de le signaler à leur conjoint avant le mariage… Il y a déjà des juges qui décident de confier un enfant à sa mère ou à son père en fonction de maladies génétiques. C’est terrible ! Sachant que le fait d’être porteur d’un gène déficient ne veut absolument pas dire qu’on va nécessairement développer la maladie… J’évoque aussi dans PH1 l’étude menée par le syndicat patronal American Management Association en 1997 : une entreprise sur vingt avait déjà fait tester ses salariés pour détecter d’éventuelles maladies génétiques. En Californie, un laboratoire a fait tester en secret le sang de ses employés noirs pour dépister la drépanocytose, une forme d’anémie génétiquement transmise chez les noirs. Les salariés qui se sont pourvus en justice ont été déboutés il y a deux ans, le tribunal ayant jugé que ces tests ne portaient pas atteinte à leur vie privée…

 

POST EGO

 

On a parlé récemment de L’Homme-dé dans Chronic’art. Vous y faites vous aussi référence dans le livre. Que représente aujourd’hui ce roman culte, quoique méconnu en France, de Luke Rhinehart ?

Ce roman est effectivement peu connu en France. L’Homme-dé est pourtant incontestablement une oeuvre majeure, toujours d’actualité selon les époques, et qui trouve à chaque fois une nouvelle résonance. Dans les années 70, la dé-thérapie (l’équivalent philosophique du LSD), c’était l’ouverture à tous les possibles, la fin des rôles sociaux rigides, de la personnalité monolithique. C’était très sulfureux, rapport à l’idéologie de « l’homme responsable » qui dominait les pré-sixties. Aujourd’hui, c’est plutôt une approche ironique par rapport à l’infinité des choix possibles, il y a un coté ludique et dépressif à la fois. De plus, comme le signale Robert Jay Lifton dans The Protean self, le soi protéiforme constitue une réponse adaptée à l’instabilité du monde.

 

Vous faites ce constat paradoxal d’une époque où l’on assiste à la fois à une dissolution de l’ego et à une intensification de l’individualisme…

Jusqu’aux années 50, on vivait dans des milieux ruraux, des petites communes où les gens voyaient toujours les mêmes personnes. L’occasion de rencontrer quelqu’un de nouveau était très rare, l’occasion d’être soi-même un inconnu pour quelqu’un était inexistante. Ces gens là naissaient quelque part, leur relation aux autres était prédéterminée. Un facteur de tranquillité personnelle, en quelque sorte. Aujourd’hui la ville, l’urbanisation, la mégapolisation ont totalement modifié cela. La science, aussi, mais l’anonymisation dans les grande capitale est sans aucun doute l’un des facteurs les plus déterminants pour la fabrication des nouvelles donnes sociales.

 

POST RELATION

 

L’autre est-il réellement devenu une abstraction ?

Le gros souci aujourd’hui, c’est l’amitié. Pour vivre une vie pleinement humaine, on a besoin d’amis : l’être humain a besoin de l’affection de ses semblables pour se sentir complet, et c’est devenu difficile. Du fait aussi, justement, de cette anonymisation. On assiste à une « déshumanisation », comme le constate Peter Sloterdijk. Je dis dans mon livre que le frottement continu, sans échappatoire, à un petit nombre d’êtres humains apprivoise l’homme au sens où il relativise l’impression d’étrangeté de l’autre. Aujourd’hui, il n’y a plus que des réseaux d’intérêt, ou bien de l’amitié au service du narcissisme (et non plus l’amitié contre le narcissisime), fait particulièrement évident chez les trentenaires qui adorent briller en bande, en soirée. C’est peut-être dû au fait que l’intelligence des gens s’est accrue, comme l’attestent toutes les études de QI : les gens sont plus « aware », donc plus conscients de leur intérêt.

 

POST REALITE

 

Vous dites : « Toute la hype, quel que soit le domaine auquel elle s’applique, constitue une bulle d’hyperréalité dans la réalité ».

Franchement, c’est assez anecdotique dans mon propos… J’ai fait de l’analyse des phénomènes de hype dans une vie parallèle à celle d’essayiste, disons que ceci en est une trace résiduelle…

 

Baudrillard parle de l’épanouissement d’une « théorie flottante »…

C’est la disparition des frontières entre réalité et fiction, dont l’élection d’Arnold Schwarzenegger en Californie et le 11 Septembre sont les deux meilleurs exemples. Mais j’avoue que j’ai un peu de mal avec les concepts séduisants et branchés de Baudrillard, qui ne me paraissent pas très utiles pour penser les mutations en cours.

 

Qu’est-ce que l »Attention deficit disorder » ?

Une nouvelle pathologie de l’instabilité et de la concentration, apparue dans les années 1980 aux Etats-Unis. Les victimes souffrent d’une intolérance à l’ennui, ce qui les amène à rechercher des stimulations constantes, assorties généralement de prise de risques. Ces personnalités borderline vivent des événements spectaculaires, avec des problèmes qui peuvent l’être tout autant. Une variation génétique serait à l’origine de l’affection chez la moitié des personnes qui en souffrent. Le gène mutant incriminable a été surnommé « gène de la recherche constante de nouveauté » ou « gène de l’addiction et du zapping ». La famille Kennedy posséderait ce gène dans son patrimoine génétique. John-John Kennedy, on le sait, en était atteint. L' »Attention deficit disorder » est sans doute la pathologie phare de l’hyper-contemporanéité.

 

Chuk Palahniuk revient souvent dans PH1. Que représente pour vous l’auteur de Fight club ?

Je suis une fan absolue de Chuck Palahniuk, un écrivain peu connu en France. Les gens connaissent Fight club, le film, mais pas l’auteur du roman. Choke, son dernier livre, est excellent. En fait, mon essai a beaucoup à voir avec les romans de Palahniuk. Lorsque je suis arrivé chez Flammarion, j’ai rencontré la personne des sciences humaines, une dame très « classique », et je lui ai dit que mon intention était d’écrire l’essai qui va avec les romans de Chuk Palahniuk, surtout Choke.

 

Et Peter Sloterdijk ?

C’est le premier philosophe à s’être attaqué au sujet des biotechnologies, avec Règles pour le parc humain : un scandale énorme en Allemagne… Cette affaire a « lancé » l’intérêt des philosophes pour le concept de Post-Humain, et un certain nombre de tenants de la discipline ont pris part à cette discussion. Je crois qu’avec PH1, c’est la première fois qu’il y a une approche ethnologique de la problématique.

 

PH1 de Dominique Babin (Flammarion)