On savait l’écrivain underground new-yorkais (« Sexe et solitude », « New York Rage », Autobiographie érotique…) curieux de tout, mais pas forcément attentif à ce point à la question du devenir-machine de l’humanité. Avec « Transhumain », un essai rédigé en français pour la France – paru récemment chez Payot -, Bruce Benderson espère réveiller l’Hexagone sur un sujet très peu débattu dans le pays alors qu’il fait depuis longtemps déjà l’objet de débats passionnés et passionnants aux Etats-Unis. Pour faire suite à notre dossier « Le programme, c’est l’homme ou la machine ? » publié dans Chronic’art #69, toujours en kiosque, nous l’avons interrogé – à lire également, son avis sur les 10 commandements de Douglas Rushkoff (en complément de ceux d’Alexandre Bard et Daniel Kaplan).

Chronic’art : Pourquoi cet essai sur le tranhumanisme, publié uniquement en France ?

Bruce Benderson : Je crois que personne n’aurait accepté d’éditer cet essai aux Etats-Unis, car ces prévisions sont parfaitement bien connues là-bas, et le débat n’est pas nouveau. Il y a des dizaines de livres sur la notion de la « Singularité », ce moment, dans un futur proche, où la biologie et la technologie fusionneront pour donner naissance à une nouvelle humanité. On trouve par ailleurs tous les livres de Ray Kurzweil, le prophète à qui l’on doit ces prévisions, dans la bibliothèque de presque toutes les universités qui possèdent un département d’études sur la technologie. Personnellement, c’est l’aspect « miniaturisation » qui me fascine, le fait que tout puisse être accompli sur un plan nanotechnologique ; l’idée que le matériel, qu’on a toujours cru solide, minéral, peut être divisé en particules, et que l’énergie, la vie et la conscience ne sont rien d’autre qu’un assemblage de particules. J’ai donc voulu décrire ce qui nous attend aux Français, de manière pragmatique et sans juger : je ne comprends pas le fait que les Français soient incapables d’envisager le futur sans intégrer aux débats des questions politiques et morales. Pour vous, il faut toujours décrire les choses dans un contexte debordien, déterminer qui aura le pouvoir politique, qui contrôlera le futur, quels modèles d’injustice en découleront, etc. Personnellement, je ne suis pas intéressé par ces questions, je trouve cela même un peu présomptueux.

Mais comment expliquer le fait que le sujet « homme-machine » soit si peu en vogue en France (et en Europe) alors qu’il fait sans arrêt débat aux Etats-Unis ?

Le fait que « l’humanité » puisse cesser d’être le modèle du bon, de la réalité, de l’exigence est insupportable pour les penseurs français. Dans ces conditions, un « homme-machine » est trop neutre, trop dégagé des jugements moraux. Les penseurs français voudraient savoir ce qu’on va perdre dans cette transformation et qui va le payer. Ils voudraient savoir comment ces changements peuvent être interprétés dans des cadres politiques et des contextes connus. Aux Etats-Unis, en revanche, ce sont les outils, les accessoires, le matériel qui fascine, car la maîtrise du matériel renforce le pouvoir – pour chaque individu. Le matériel fait partie d’un rêve américain qui promet la commodité, l’excitation et la maitrise de la nature. Si nous pouvons trouver un moyen de maitriser le matériel, il deviendra le servant de nos âmes, il deviendra l’expression parfaite de nos désirs et nos pensées, ce qui est bon a priori ; pour nous, à cette époque, il n’y a pas d’autorité plus puissante que la science, et par conséquent, la technologie. Les Français sont loin d’être des « technophobes » ; ils adoptent les nouvelles technologies facilement, presque automatiquement, mais ils n’aiment pas en débattre. Discuter des bénéfices d’une technologie n’est pas de bon goût…

On sent bien, en bon geek que vous êtes, que vous souhaitez voir arriver cette « Singularité » que prédit Kurzweil depuis plusieurs années, mais que dans le même temps vous supportez mal la vision purement pragmatique et mathématique des singularistes, ou des transhumains. Comment caractériser votre position à ce sujet ?

Figurez-vous que j’ai même demandé à la « Singularity University » de la NASA (une université ouverte par Google et la NASA, sous l’impulsion de Ray Kurzweil, et qui dispense des cours ayant trait aux biotechnologies, à l’intelligence artificielle ou à l’énergie, ndlr) si je pouvais leur offrir des cours sur les arts dans le contexte du futur… mais je n’ai reçu aucune réponse ! Mais mon intérêt dans le cadre d’un futur totalement numérique est basé sur une seule chose : l’espoir pour le pouvoir de manipuler l’imagination, ou de lier le monde externe avec l’imagination plus étroitement. Si je pouvais écrire une pièce de théâtre pour des hologrammes, ou produire un fantasme masturbatoire en trois dimensions pour une nuit de plaisir, je serais content.

Vous dites que vous êtes un « cultiste déprogrammé ». Qu’est-ce que cela signifie ?

Vous prenez ce terme hors contexte, naughty boy. J’ai dit que j’étais un membre du « culte de la Singularité » pour plusieurs raisons : la « Singularité » est une réponse assez écrasante à tous mes amis qui, à mon avis, exploitent mes talents pour la technologie et l’informatique en même temps qu’ils les méprisent. Aussi, j’adore les énergies puissantes et complexes insérées dans des corps ou des objets minuscules (comme la puce d’un ordinateur). Esthétiquement, cela me correspond. Finalement, je rêve d’une manière narcissique au jour où je pourrai manifester à l’extérieur les désirs et les volontés de ma vie intérieure. Ca ne veut pas dire que je suis une espèce d’Hitler, je suis simplement un artiste.

Vous paraissez proche, philosophiquement parlant, des Digerati (DIGital litERATI, la cyberélite) et notamment des idées plus nuancées de Jaron Lanier que vous semblez particulièrement apprécier. Qu’est-ce qui vous convient dans ses discours, dans sa façon de voir les choses ?

C’est sa révolte contre « l’establishment ». Il avoue que toutes ses convenances de la Révolution numérique sont en train non pas d’améliorer mais de rabaisser l’intelligence des individus. Oui, j’ai des espoirs et des fantasmes pour un nouveau monde de magie ; mais comme pour toutes les autres nouveautés culturelles, les phénomènes nouveaux apparaissent souvent dans un contexte qui offre plus de liberté et avec une grande originalité, avant de finir par rabaisser le niveau pour une visée plus « grand public » dans un contexte bêtement capitalistique.

Comme Jaron Lanier, vous semblez regretter qu’on ait, ces dix dernières années, donné plus de droit à l’information qu’aux êtres humains. Comment en est-on arrivé là ?

En même temps, est-ce que les êtres humains sont autre chose qu’un ensemble d’informations ? Je ne crois pas à l’âme… C’est plus spirituel, à mon sens, de dire que toute matière est seulement une configuration d’informations, y compris la matière humaine. Mais je n’ai jamais montré beaucoup d’intérêt pour les êtres humains ; il y a beaucoup d’animaux qui sont plus élégants, touchants, gracieux, vous ne trouvez pas ? Non, je regrette en fait qu’on ait donné plus de droit à la sociologie, au journalisme, à la famille, au naturalisme, à la santé publique, à l’ordre et aux convenances matérielles plutôt qu’à l’imagination.

Peut-on réellement, comme le fait Jaron Lanier, comparer la quête singulariste, qui consiste à essayer de prouver rationnellement que les ordinateurs (ou Internet) sont doués de sensation, à une tentative de faire la preuve de l’existence de Dieu ?

Il y a beaucoup plus de potentiel dans la première quête. Si on peut permettre à un ordinateur d’avoir des sensations, alors on peut me construire un robot que je pourrais programmer pour être mon boyfriend. En revanche, si on peut faire la preuve de l’existence de Dieu, je peux seulement continuer de me sentir coupable. Laquelle des deux perspectives vous paraît la plus excitante ?

Vous évoquez les 6 périodes du tableau chronologique déterminé par Kurzweil en signalant que nous sommes, en 2010, au seuil de la période 5, soit « l’âge de la fusion de la technologie humaine et de l’intelligence humaine ». Concrètement, quelles sont les « progrès » et nos nouvelles habitudes qui illustrent l’arrivée à ce stade ?

Quand les logiciels peuvent imiter les rythmes de nos cerveaux, l’homme et la machine deviennent plus intimes. J’ai décrit, par exemple, un nouveau casque qui peut lire les ondes du cerveau et transformer ces ondes dans les fonctions numériques d’un ordinateur. Ainsi, on peut manipuler un jeu de vidéo ou rédiger un mail sans bouger, seulement par la pensée. J’évoque aussi Ulysses, un logiciel d’écriture, une espèce de traitement de textes amélioré, plus flexible que les autres et qui fonctionne de manière très intuitive. Les machines deviennent donc de plus en plus comme nous, mais l’inverse est exact également. Par exemple, une grande partie de ma mémoire personnelle est stockée sur un disque dur (comme les numéros de téléphone dont je ne peux pas me souvenir). C’est donc une extension de mon cerveau qui est logée dans mon cahier numérique que je retrouve sur mon ordinateur et sur mon iPad.

Quel regard portez-vous sur les humanistes, tel P.Z. Meyers ou Douglas Hofstadter, ou même les locavores (ces néo-luddites, comme vous les définissez, qui consomment de la nourriture produite dans un rayon allant de 100 à 250 kilomètres maximum autour de leur domicile), qui voient en la « Singularité », au mieux, un simple délire d’informaticiens et, au pire, un totalitarisme cybernétique et donc, en somme, un vrai danger pour l’Homme ?

Je préfère Lanier. Ces personnes auxquelles vous faites référence sont un peu vieux jeu. Comme je l’ai dit plus en haut, je ne suis pas un humaniste, je préfère les chats. Et je n’aime pas les gens qui pensent que notre espèce, ou même notre planète, est plus importante que les autres. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas, dans le futur, un danger totalitariste, mais on n’aura pas forcément besoin des machines pour diriger une présence policière… C’est la classe moyenne qui continuera à imposer ses interdictions en tout genre et ses règles drastiques de santé publique, ses campagnes contre l’abus sexuel, ses nettoyages de monuments avec des fonds publics ; bref, tous ces efforts pour transformer la planète en gigantesque parc pour enfants.

Si l’on écoute Kurzweil, les machines, qui voleront prochainement la suprématie sur Terre à la race humaine, respecteront évidemment leurs ancêtres. Or vous rappelez justement que nous n’avons pas, nous, les êtres humains, été forcément très tendres et respectueux avec les nôtres…

A vrai dire, je ne vois pas beaucoup d’intérêt dans l’effort de protéger l’espèce humaine… Mais Kurzweil est un sentimental. Je dis dans mon essai que je n’ai jamais été le genre d’homme à mettre toute ma confiance dans les attentions et les soins de mes maîtres. Cela dit, cette question n’a pas grand intérêt parce que l’idée du « nous » et du « je » sera très différente à l’âge de la suprématie des machines. Celles-ci seront simplement des incarnations nouvelles de nos consciences dans un autre « corps ». N’ayez pas peur, mes amis.

Propos recueillis par

Transhumain, de Bruce Benderson
(Payot)

Pour faire suite à notre dossier « Le programme, c’est l’homme ou la machine ? » (Chronic’art #69), lire aussi les commentaires de Bruce Benderson sur les 10 commandements de Douglas Rushkoff (Program or be programmed).