Magnifique anomalie du folk-rock américain, Bill Callahan pourfend depuis vingt ans nos illusions, d’une parole sèche sur une musique en toute liberté. Il aura peut-être le dernier mot avec le splendide « Apocalypse ». L’époque est enfin à la hauteur de Bill Callahan. Catastrophique.

 

On ne rappellera jamais assez l’importance de Bill Callahan dans l’histoire de la musique américaine. Anciennement nommé Smog (et pendant un temps, mis littéralement entre parenthèses (Smog)), arrivé avec la vogue indie-lo-fi du début des 90’s (des prières sauvages en mode mineur, prostrées sur cassettes), l’homme a longtemps été taiseux (« I don’t know » était sa réponse-type), et son chant a souvent semblé sans émotion, dépassionné à ceux inattentifs aux détails. Ces modestie, discrétion et pudeur étaient pourtant démenties par la haute ambition de ses productions (The Doctor came at dawn en 1996, et Red apple falls en 1997, glorieux navires solitaires de cordes, de bois, de vents), des titres aux flamboyantes prétentions (I am star wars, Prince alone in the studio), des gossips de beau gosse (ses liaisons avec Cat Power et Joanna Newsom lui ont inspirés deux de ses plus beaux albums, Knock knock et Woke on a whaleheart), enfin un humour noir, moins neurasthénique que terriblement lucide, qui lui fait répondre à une chanson (I’ll be drunk at your wedding) par une autre (Dress sexy at my funeral). Depuis deux albums, et qu’il a repris son nom de ville, Callahan est devenu un classique, à hauteur de Leonard Cohen, Nick Drake, Lou Reed. Désormais, il nous initie au langage des rêves, dans un rêve de chanson (Ema clack shaw, sur Sometimes I wish I was a eagle), écrit un vrai livre (Letters to Emma Bowlcult), et sort un nouvel album, qu’il intitule (et lui seul peut le faire) : Apocalypse.

 

Mypocalypse

Lui seul peut le faire car, loin d’être sans émotion, la voix de Bill Callahan est toujours juste, c’est-à-dire qu’il chante avec justesse, et en rendant justice aux mots qu’il chante. Cette attention à la matérialité du mot, cet art très littéral de l’énonciation, de la prononciation, du détachement, fait de chaque phrase envoyée une flèche qui perce le cœur, un message qui vrille le cerveau. Ici, la première d’Apocalypse est « The real people went away ». Et le dernier mot que l’on retient du dernier titre est un néologisme, « Mypocalypse », dans une liaison accentuée. L’histoire racontée diffère finalement très peu de celle déjà écrite (l’Apocalypse biblique, avec ses cataclysmes et ses armées de morts), sinon qu’elle se présente comme celle d’un seul homme, Bill, cow-boy solitaire dans le désert, berger (Drover) sans troupeau, homme-symbole de l’Amérique toute entière (America !), esprit américain (Hégelien ?), en quête de nouvelles frontières. Repousser encore les frontières, c’est tenter d’inventer de nouvelles fictions, quand tout semble avoir été dit, quand tout est écrit, et qu’aucun nouveau palimpseste ne semble plus possible. Apocalypse semble vouloir énoncer la difficulté du narrateur à continuer de raconter, lorsqu’il est rattrapé par les mots, lorsque le littéral épuise tout. Reste l’invention d’un langage qui lui soit propre, un néologisme, ou le silence. Callahan n’a pas choisi de se taire, et ses mélodies tracent la route, mais vers l’intérieur, vers la profondeur. En chercheur d’or.

 

Chronic’art : Avec la chanson Drover, vous débutez l’album en jouant le rôle d’un vrai cow-boy, seul parmi les animaux, et elle semble donner le ton et le contexte de l’ensemble du disque. Apocalypse est-il un album thématique ?

Bill Callahan : Oui, c’est un album thématique. C’est plus une exploration de soi, et de soi dans divers contextes tels que la nationalité, la civilisation, l’union sexuelle. Drover évoque les frontières sauvages de l’esprit américain. Puis Baby’s breath parle de l’installation par l’union sexuelle. Enfin, America ! part à la recherche du pays comme un tout, après que les pionniers se sont installés par l’union sexuelle.

 

Pouvez-vous expliquer comment cette thématique « western » s’est imposée à vous ? Est-ce que le contexte de la fin du XIXe siècle en Amérique, avant la dissolution de la frontière et l’annexion de tous les territoires sauvages, est encore un moyen allégorique viable pour traiter les questions contemporaines ?

Pas politiquement ou quelque chose comme ça, mais métaphoriquement, en ce qui concerne la fiction de l’esprit. L’expansion de l’esprit comme un parallèle à l’expansion de la frontière. C’est notre propre frontière personnelle. Je crois aussi que nous rejouons et revivons nos passés. Le temps va et vient comme des vagues. Les pensées peuvent être parquées comme du bétail.

 

A la manière de Van Morrison pour Astral weeks, vous avez choisi pour toute idée d’arrangement pour les chansons de cet album de laisser le champ libre à vos musiciens, qui font une étrange tapisserie pour votre voix et vos mots…

L’idée était d’avoir un groupe qui lancerait des flux de sons, des feux d’artifice de sons, des bidons de peinture jetés dans les airs. Je voulais des gens qui sauraient ne pas aller dans le sens commun. Il est difficile de trouver des musiciens qui sont d’accord pour rester silencieux. Juste tenir leur instrument sans faire de bruit. J’avais tourné avec le batteur auparavant et je savais qu’il préférait le silence au jeu. Pendant l’enregistrement, il a même joué si peu qu’il m’a parfois fallu revenir en arrière et ajouter un peu de batterie moi-même ! Ce qui est une bonne chose, parce que, généralement, on se retrouve avec trop de bruit au moment du mixage. Le mixage, c’est juste une soustraction, parfois.

 

Quand et comment avez-vous trouvé le titre Apocalypse ?

Je voulais un titre court. Les titres des trois derniers albums étaient si longs et fastidieux à prononcer… Je voulais quelque chose qui fasse sourire les gens. Vous pourriez faire une étude sur les raisons pour lesquelles le mot « Apocalypse » fait sourire les gens. Je ne me souviens pas de quand l’idée du titre est née. C’est arrivé plus tard que d’habitude dans le processus. Mais pas assez tard pour que l’inclusion de ce mot dans deux ou trois chansons ne me surprenne.

 

Dans Baby’s breath, vous chantez : « I’m on my knees, gardening ». Serait-ce une bonne définition de votre propre relation au monde ? La culture de votre propre jardin ?

Je suppose que notre champ d’action se limite au fait de faire pousser nos affaires. Essayer de faire en sorte qu’elles nous nourrissent, nous et les autres.

 

« America ! I watch David Letterman in Australia/ America ! You are so grand and golden, I wish I were on the next flight to America ! ». Le ton du narrateur de America ! est assez difficile à « lire » : est ce de l’ironie ? Ou une illustration de vos propres sentiments mitigés ?

C’est simplement une chanson d’amour. Vous pouvez admirer ou désirer quelque chose qui est parfait, mais vous ne pouvez que l’aimer quand vous voyez ses défauts. Il n’y a pas d’ironie dans la chanson.

 

Vous avez publié votre premier roman, Letters to Emma Bowlcut, l’année dernière. Est-ce que cela a changé quelque chose dans l’écriture de chansons ?

Cela n’a rien changé. Ce sont deux animaux distincts. Un chien et un chat. Ils peuvent vivre ensemble dans la même maison, mais ils n’interagissent pas vraiment entre eux.

 

One fine morning raconte « votre » apocalypse, mais il s’agit très littéralement de l’Apocalypse. Est-ce que cela signifie la fin de toute allégorie, que l’apocalypse est aussi la fin de toute possible nouvelle fiction, de nouveaux récits ?

J’aime cette idée. C’est quand tout s’effondre et brûle, et meurt. Une bonne façon de mettre fin à quelque chose. A Hollywood ending. Ou Billywood, pour le moins. Mais c’est aussi ce qui se passe tous les jours de notre vie si nous sommes attentifs. Ce n’est donc pas une catastrophe, c’est juste la vie quotidienne.

 

Bill Callahan – Apocalypse
(Drag City / Pias)