En 1995, Benoît Duteurtre jetait un pavé dans la mare avec « Requiem pour une avant-garde », un essai dans lequel il dénonçait la stérilité artistique d’une partie de la musique contemporaine (le courant atonal) et son hégémonie illégitime. Polémique immédiate : tandis que les uns se réjouissaient qu’un jeune musicologue ose enfin dire tout haut ce que tout le monde pensait tout bas, les autres criaient à la démagogie, à la réaction, voire au « révisionnisme »… Dix ans après, il publie une édition « définitive » de son essai. Quoi de neuf dans le paysage musical ?.

– version intégrale de notre interview publiée dans Chronic’art #23

Chronic’art : Pourquoi cette nouvelle édition ?

Benoît Duteurtre : Ce livre qui a suscité d’innombrables débats depuis sa parution (quoique le microcosme de la musique contemporaine préfère généralement l’occulter) avait à mes yeux plusieurs défauts. D’abord il s’arrêtait à 1995, date de sa première édition, et j’ai voulu boucler ce demi-siècle de musique (1950-2000) qui correspond à la transformation de l’avant-gardisme en académisme, mais aussi à des bouleversements plus récents, notamment l’essor en France d’un nouveau courant de compositeurs, complètement affranchi des dogmes de l’atonalisme officiel : les succès de Phillipe Hersant, Jean-Louis Florentz, Olivier Greif, Thierry Escaich, Guillaume Connesson et d’autres m’ont invité à écrire un nouveau chapitre pour évoquer ce renouveau musical, spécialement en France, qui conforte les analyses du livre et donne un coup de grâce aux tenants d’une musique purement assistée socialement, financièrement, idéologiquement. D’autre part cet essai, porté par ma passion de la musique contemporaine et par mes réflexions sur le sujet, avait sans doute été achevé un peu hâtivement, d’où parfois certaines négligences d’écriture, quelques lourdeurs qui m’ont poussé à revoir le texte dans le détail -sans rien changer au contenu, mais pour mieux atteindre cette fluidité que j’ambitionne, même quand le propos est sérieux et technique. Il en allait de même pour certains développements, surtout au début et à la fin du livre, quand j’élargis le sujet à des considérations litttéraires, artistiques voire politiques qui ont pu parfois prêter à confusion. Sans renoncer à ces parallèles qui m’intéressent beaucoup, j’ai préféré parfois les resserrer parfois pour ne pas perdre le fil du sujet. Pour toutes ces raisons, je suis heureux de pouvoir proposer cette édition « définitive », si j’ose dire, grâce à l’amitié de Michel Desgranges, président des éditions Les Belle Lettres, qui avait déjà publié en 2000 la version revue d’un de mes premiers romans : A propos des vaches.

Dix ans après, quel commentaire vous inspire la polémique de 1995 ?

Il s’agissait de la réaction typique, quasi mécanique, des détenteurs autopoclamés de l’avant-gardisme. Toute cette polémique était d’ailleurs, par avance, décrite dans le livre ; elle en revient toujours aux mêmes réflexes d’inspiration léniniste : toute personne qui ose avoir un avis critique sur la révolution (ou sur ce qu’elle est devenue) est un réactionnaire et donc un fasciste. Je n’y ai pas échappé, d’autant plus que j’étais le premier à mettre les pieds dans le plat, en matière musicale : aussitôt un certain nombre de journalistes, de compositeurs, ont essayé de lancer l’idée que j’aurais été un sous-marin de l’extrême-droite, supposition complètement absurde pour quiconque me connaît ou a lu sérieusement le livre.
Une polémique s’est développée avec Le Monde (sanctionnée par un procès en référé que j’ai gagné), tandis que le Herald Tribune et d’autres journaux, français et étrangers, prenaient nettement ma défense. J’ai fait figurer en annexe de cette nouvelle édition toutes ces pièces du débat. Presque simultanément, des polémiques du même ordre ont éclaté à propos des arts plastiques, suite aux écrits de Jean Clair, Jean-Philippe Domecq ou Jean Baudrillard, également désignés comme des penseurs suspects par les tenants de l’avant-gardisme institutionnel. L’argument majeur des modernes officiels est résumé dans cette perle de Burren : « Ceux qui crachent sur mon oeuvre sont les arrière-petits enfants de ceux qui crachaient sur Renoir ». C’est bête, mais ça marche auprès d’un certain nombre de responsables qui ne connaissent pas grand chose à l’histoire de l’art. Il faut évidemment répliquer qu’on ne défend pas l’art du passé, mais d’autres formes d’art contemporain (pour ma part j’adore Steve Reich, John Adams, Giörgy Ligeti… et Cypress Hill) ; que la « modernité » n’est pas une forteresse inattaquable mais une forme d’esprit critique, capable d’analyser et de contester l’ordre des choses, même quand il s’agit d’un ordre officiellement moderne.

Pensez-vous que si votre livre avait paru aujourd’hui, la polémique aurait été la même ? « L’air du temps » a-t-il changé ?

Aujourd’hui, cette chasse aux sorcières ne marche plus aussi bien. L’invocation du danger fasciste à tout propos ne fait plus guère illusion. De plus, la nouvelle musique tonale s’est imposée massivement, en France et dans le monde, sans passer par les circuits institutionnels, mais seulement par les interprètes, les orchestres, les mélomanes. Adams ou Schnittke sont joués cent fois plus que Boulez ou Stockhausen. C’est une vraie victoire contre la musique contemporaine officielle… qui renoue à son tour (quoiqu’assez timidement) avec certains principes rythmiques, harmoniques, mélodiques, hors desquels il paraît, au bout du compte, assez difficile de composer. En même temps, dans un pays comme la France, il reste un monde officiel, celui de l’Ircam, de l’EIC, du festival Musica, du festival d’Automne, de Pierre Boulez et de son entourage (également présent au Conservatoire, à la Cité de la musique et dans nombre de grandes institutions) ; un monde qui ne défend plus seulement des principes esthétiques, mais toute une infrastructure de pouvoir et de subventions. Ce milieu là préfère désormais tenir le discours de l’éclectisme (« Il y a de la place pour tout le monde, cessons ces vaines querelles d’école ») ; sauf que, dans la pratique, il n’ouvre jamais ses moyens ni ses programmations aux tenants de la nouvelle musique. Et chaque fois qu’il se sent menacé, on le voit prêt à revenir aux fondamentaux du discours pseudo-moderne (progrès contre réaction), dont la simplicité reste un atout quand il s’agit de convaincre des responsables politiques peu éduqués, mais affolés à l’idée de passer pour des ringards.

Propos recueillis par

Benoît Duteurtre, Requiem pour une avant-garde (Les Belles Lettres)