Après Indépendance de Lee Blessing, Béatrice Agenin, fidèle à ses exigences artistiques et à sa passion pour les caractères de femmes qui osent s’assumer, retrouve Molière et ses Femmes savantes pour une mise en scène réjouissante. De cette pièce d’avant-garde, que l’auteur considérait comme son chef-d’œuvre, elle cultive la note féministe, et, se glissant dans le personnage d’Armande, nous livre sa vision historiquement argumentée d’une héroïne sacrifiée sur l’autel de la connaissance.


Chronic’art : Cette avant-dernière pièce écrite en 1672 range-t-elle définitivement Molière dans le clan des féministes avant l’heure ?

Béatrice Agenin : Effectivement on n’écrit pas les personnages d’Armande, de Philaminte ou d’Henriette sans se sentir concerné par le droit à l’égalité des sexes, sans s’engager dans une position résolument révolutionnaire pour l’époque. Songez que les femmes du XVIIe siècle n’avaient aucun droit. Les seules à pouvoir s’exprimer étaient les nobles, les grandes bourgeoises et les actrices protégées par leur rôle. Dans un siècle où le savoir était souvent dispensé en latin et où les femmes n’avaient pas accès à la connaissance, il apparaissait criminel de s’opposer aux volontés des parents. Avec le courant précieux, percent les premières revendications féministes : refus du mariage, désir d’union libre. Les femmes prennent conscience de ce qu’elles valent et peuvent, de ce qui leur est dû, et engagent alors un long combat pour être reconnues.

L’implication de Molière dans ce débat servant la cause des femmes remonte à l’Ecole des femmes et aux Précieuses ridicules. Ces deux précédentes pièces ont-elles orienté votre mise en scène ?

Pas vraiment. J’ai évidemment lu de nombreux ouvrages traitant de la condition des femmes à cette époque, mais me suis surtout laissé guider par la pièce et ce qu’elle recèle d’espoir, de volonté de transmission, mais aussi de conflits étouffés au sein de la fratrie. Je me suis sentie très proche de Philaminte (Eléonore Hirt) qui s’efforce d’inculquer à ses filles le désir de s’instruire pour échapper à la seule condition d’épouse, persuadée qu’en abordant la science, elle touche du doigt un domaine fabuleusement riche. « J’ai cherché longtemps un biais de vous donner les belles connaissances », dit-elle à Henriette (Elise Pottier).

Naïves mais curieuses, immatures mais déterminées, ces femmes savantes vous semblent-elles ridicules ?

Elles sont plus excessives que ridicules, peut-être parce qu’elles n’ont pas encore le statut nécessaire pour juger de la valeur de ce qu’elles apprennent et de celle de leur interlocuteur. Elles n’ont après tout que Trissotin pour s’exercer aux belles lettres. Il faut voir avec quel empressement elles lui construisent un décor, une estrade pour qu’il puisse s’exprimer. Leur plus grand plaisir consiste à faire salon, à échanger des idées, à privilégier l’amour de la poésie pour rêver à des lendemains qui chantent. En ce sens, elles se montrent particulièrement ouvertes, mobiles, actives. On ne s’ennuie guère dans cette maison, on invente, on pense même qu’on pourrait aller dans la Lune, on construit un planétarium, on s’enthousiasme pour tel poème et puis tel autre, les prétendants se bousculent…

Les livres sont paradoxalement absents de ce salon sobre et raffiné.

Ils sont omniprésents dans toutes les mises en scène des Femmes savantes. La scène peu profonde du Théâtre 13 n’aurait guère supporté une bibliothèque chargée de livres, d’autant que je souhaitais recentrer la pièce sur le rêve, plus que sur l’encombrement du savoir. On devine qu’ils ne sont pas si loin. Je souhaitais privilégier l’idée du théâtre, et le construire de bric et de broc avec elles de la même façon qu’elles construisent les supports du savoir.

Contrairement à de nombreuses mises en scène qui ridiculisent Trissotin et méprisent Chrysale, et dans une certaine mesure Clitandre, vous optez dans la vôtre pour une véritable réhabilitation de ces rôles masculins.

Je suis toujours choquée de cet a priori sur Chrysale, interprété ici par Dominique Rozan. A mon sens, loin d’être un faible, c’est un homme tolérant qui manifeste une certaine curiosité pour l’audace de sa femme et de sa fille aînée. Lorsqu’il s’oppose à elles, c’est parce qu’il désapprouve leurs excès. Clitandre (François Caron) est un prétendant honnête, blessé par Armande qu’il a courtisée pendant deux ans en vain. Quant à Trissotin (Stéphane Höhn), j’ai préféré le choisir séduisant et jeune, ce qui fait de lui un prétendant tout à fait acceptable pour Henriette. Ceci me semble mieux correspondre au choix de Philaminte qui aime ses deux filles et s’efforce de les rendre heureuses.

Vous retrouvez Dominique Blanchar, qui incarnait une mère abusive dans Indépendance et incarne ici une savoureuse Bélise…

Nous avions du mal à nous quitter à l’issue des représentations et elle a très vite manifesté son désir de jouer Bélise. Le Théâtre 13 m’a renouvelé sa confiance. En l’absence de subventions, toute la troupe a fait de gros efforts pour que le projet se concrétise. A force d’en rêver, il a fini par voir le jour. Je mesure l’obstination dont Molière a dû faire preuve, en son temps, pour imposer ses pièces remplies de générosité et d’appétit de vivre.

Revenons au personnage d’Armande que vous interprétez aux côtés d’Henriette, votre rivale dans le cœur de Clitandre. Vous composez un personnage écorché vif…

Armande m’apparaît comme une idéaliste qui sacralise l’amour et suit en cela fidèlement la doctrine de l’époque. En disant oui à l’amour -tout comme les précieuses- mais non au corps, elle se prive de la cour de Clitandre mais assiste néanmoins à son report d’affection sur la cadette. L’agressivité des deux sœurs qui se querellent à propos du jeune homme est source d’un conflit tragique pour Armande, tant elle est déterminée à ne pas lâcher sa doctrine et à ne pas céder Clitandre à Henriette. Elle ne veut pas admettre qu’elle l’a perdu en refusant de céder à ses avances. Le choix de la science l’isole et fait d’elle une sacrifiée. Contrairement à Philaminte -sa mère-, elle est encore dans le désir qu’elle réprime.
Curieusement Henriette, moins douée pour les sciences mais davantage pour la vie, s’en sort mieux. Plus rebelle, elle sait s’accommoder de l’existence et, en amour, « prendre ce qui reste ». Après tout, elle n’est pas la première dans le cœur de Clitandre, pas plus que dans celui de sa mère. Et cependant, elle gagne.
Heureusement, il y a de la santé chez l’auteur. On rit, on pleure, on exprime des sentiments. Le spectateur attrape ce qu’il peut, ce qui le concerne, parmi les conflits, les contradictions d’une humanité à l’image de la vie.

Propos recueillis par

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Les Femmes savantes
Théâtre 13
24, rue Daviel – Paris 13e
Renseignements : 01 45 88 62 22
Jusqu’au 2 avril 2000