En ces temps lointains, à l’aube des années 80, Almodovar débutait avec Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier, interdit en salle aux moins de 18 ans -le scato, ça peut choquer. Carmen Maura était de l’aventure. Aujourd’hui, elle est dans le pré… et Pedro, dans les choux !

Dès ce premier film réalisé avec les moyens du bord, la patte Almodovar laisse sa marque de fabrique. Un générique très soigné pour entrer dans l’ambiance illico, une musique de supermarché omniprésente, et du sexe déjanté. Le mauvais goût assumé, c’est un style qui ira crescendo, jusqu’à friser le ridicule dans le décevant Kika (1993). Pepi…, par son côté artisanal, louche vers un cinéma voisin du néoréalisme, mais l’histoire assez sommaire révèle un des thèmes récurrents du cinéma d’Almodovar. L’initiation sexuelle, homosexuelle, mâtinée scato. Ici, trois amies portent avec la même grâce le cardigan de mémère et le collant fuchsia de pute. Tout cela ne nous mène qu’au bout d’un sexe 20 X 9 et d’un pet parfumé, c’est un peu court jeune homme !

Dans les longs métrages suivants, le fantasme prend de l’épaisseur et le message dépasse le stade pipi-caca. Les personnages de mères bigotes et castratrices, la religion opium du peuple, autant de touches dessinant le visage d’une Espagne qui n’a pas encore digéré son récent passé franquiste. Actrice fétiche parmi quelques autres gueules, Chus Lampreave, mère abusive de Matador (1985) à La fleur de mon secret (1995). Car dès le second film, Le labyrinthe des passions (1982), les personnages secondaires se multiplient, frappés du sceau du kitsch. Nymphomanes, terroristes homosexuels, pères incestueux… Almodovar confesse dans l’accumulation un penchant affirmé pour la facilité, et se dispense ainsi d’approfondir ses personnages (quoique !). De fait, l’oeuvre foisonne dans un joyeux fouillis où Banderas ondule du bassin pour la première fois en public. Madrid, ville de tous les possibles, est l’héroïne réelle de ce fatras, prête à suivre toute paire de fesses accueillante.

Après avoir étudié toutes les faces de la lune, l’ami Pedro découvre l’usage du gros plan sur les visages ! Dans les ténèbres (1983), premier film abouti, mélange avec réussite drame et comédie, recette éprouvée qui fera les riches heures de Talons aiguilles (1991) ou de La fleur de mon secret (1995). La religion, bousculée, l’est avec tendresse. Les soeurs rédemptrices humiliées (Maura, Lampreave, Paredes… ) flashent sur un prêtre diablement tentant, et organisent des kermesses disco pour la noble cause : remettre dans le droit chemin une prostituée échouée dans la communauté. Esthétiquement, le style s’est affirmé : couleurs vives, bondieuseries made in Taïwan, et toujours la bande originale particulièrement léchée. L’Almodovar touch séduit, mais derrière le décorum, un cinéaste conteur et peintre de l’humain faillible se dessine. Matador (1985), succès qui s’exporte, raconte une sublime histoire d’amour et de mort peuplée de héros torturés et tortureurs. Le kitsch n’est ici qu’un des multiples faire valoir au service de personnages peu banals mais attachants. Un film charnière avec La loi du désir tourné l’année suivante, premiers gros succès internationaux d’une machine désormais rodée.

Sur la deuxième moitié des années 80, Almodovar collectionne les succès. De Femmes au bord de la crise de nerfs (1987) à Talons aiguilles (1991), en passant par l’inénarrable Attache-moi ! (1989). La provocation prend des teintes pastels. L’homme pétri de fantasmes demeure ambigu, mais il réserve l’art de la barre fixe à une minette en Chanel. Talons aiguilles, véritable nombre d’or du cinéma d’Almodovar, a atteint le point d’équilibre d’une oeuvre qui, depuis, cherche un second souffle. Comme l’héroïne du très attachant La fleur de mon secret, le cinéaste aimerait briser le carcan dans lequel on a voulu le cantonner. On ne vit plus seulement d’amours acrobatiques et de passions exclusives. Alors, en attendant de juger En chair et en os, à vos cassettes, et n’oubliez pas vos accessoires, bromure et rasoir.

Karine Duquesnoy