Edward Yang est peut-être le moins connu des cinéastes asiatiques qui se sont révélés au public français depuis une dizaine d’années. Contrairement à son ami et compatriote Hou Hsiao-hsien, à qui il confia le rôle principal de Taipei story, et dont les films ont presque tous été distribués ici, son œuvre a peu été diffusée. Excepté la sortie en salles de l’éblouissant A Brighter summer day, voilà presque dix ans, et un passage sur Arte de son précédent long métrage, Terrorizer, son travail a peu été montré. En attendant donc de voir Confusion chez Confucius et Mahjong (Prix spécial du jury au Festival de Berlin 1996), voici Yi Yi, distingué à juste titre pour sa mise en scène au terme de la dernière édition cannoise.

Ce dernier opus s’appuie sur la durée (près de trois heures) pour peindre une fresque familiale intimiste qui ne se joue pas tant sur le temps, le récit se déroulant sur une très courte période, que sur un flot de micro-événements touchant trois générations du foyer Jian vivant sous le même toit. Yi Yi s’ouvre sur un mariage et se clôture sur une cérémonie funèbre, celle consacrée à l’aïeule dont la maladie sert de révélateur à chacun des personnages, soudainement confronté à son individualité et contraint à s’examiner intérieurement autant qu’à s’ouvrir au monde et à ses remous. Le sujet du film selon son auteur n’est pas moins que la vie. La force d’Edward Yang consiste dans la marque toute personnelle qu’il impose au parcours de chacun. Point de lyrisme mais une étonnante virtuosité d’écriture dans l’entrelacs des désillusions de trois générations. Désillusions qui jamais ne débouchent sur un constat cynique car le réalisateur interroge plus le monde qu’il ne condamne ceux qui se soumettent à son train.

L’étendue du regard d’Edward Yang est perceptible à travers les différents contrepoints dramatiques qu’il introduit dans son récit, comme autant de thèmes musicaux (Yi Yi est la phrase que lancent les musiciens de jazz avant d’entamer un morceau) annexes au mouvement d’ensemble, mais sans lesquels la partition manquerait sévèrement d’ampleur. Ainsi en est-il de la famille voisine des Jian, gouvernée par des principes moraux plus lestes et synonymes de modernité, dont les fissures se font plus apparentes de séquence en séquence. L’existence des individus est mise en perspective pour saisir au mieux la palpitation du quotidien captée par Yang avec une surprenante fluidité au sein de plans d’une composition magistrale, et qui ne cèdent jamais à la tentation de la gratuité, de la visibilité de la mise en scène. La rigueur formelle de Yi Yi, l’adéquation avec le flux de son sujet, son élégante sobriété basée sur un tempo presque identique pour chaque scène au niveau de l’entrée et de la sortie du cadre pour les protagonistes, en font un film riche et nécessaire qui figure ce que le cinéma a à nous offrir de plus abouti aujourd’hui.