A revoir Videodrome, seize ans après sa sortie, on ne se dit pas seulement que c’est le premier grand Cronenberg, celui qui en dépassant -dans le fond et surtout la forme- les codes stricts du film gore, s’offre comme la matrice originelle du cinéma à venir de l’auteur canadien. On se dit surtout qu’on a affaire à plus fort que nous, à un objet peu identifiable, quelque chose de rare dans le cinéma, un film-cerveau qui réfléchit à notre place (de pauvre spectateur bien sûr !) et qui fait défiler sous nos yeux trop sollicités le récit de notre cauchemar quotidien. Comment disait déjà Debord ? « Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation ». C’est tout le programme que développe David Cronenberg dans Videodrome à travers Max Renn (James Woods), son personnage principal qui subit les effets néfastes du « spectaculaire intégré » jusqu’à son point-limite : la mort sacrificielle. Or, « nous sommes tous des Max Renn » ; la pulsion scopique qui nous anime chaque soir devant les infos du monde est toujours mortifère, qu’il s’agisse de la mort des autres (les violences de l’écran) ou de la nôtre propre (ah, cette symbolique impuissance d’agir !). Cronenberg apporte juste un coda dévastateur à notre petite musique cathodique quotidienne. Histoire de perturber nos consciences douillettes, il nous précise que, si le poste éteint, l’écran de télévision reflète nos corps regardants, l’effet de miroir est plus violent encore une fois le poste en marche. A partir de là, le cauchemar cronenbergien consiste moins à passer de l’autre côté du miroir -trop logique- qu’à devenir soi-même les images de l’horreur qui nous protégeaient, ou encore, plus terrible, la conscience et la mécanique qui les produit.

Dans Videodrome, c’est le sort de Max Renn, producteur de programmes porno-soft en quête d’images « dures ». Alors qu’il croit trouver le Graal en tombant sur une obscure chaîne de télévision diffusant des scènes dont la cruauté lui apparaît comme un gage sûre de sa réussite professionnelle, il se trouve engagé malgré lui dans une spirale infernale qui l’exclut de la réalité et le plonge dans un univers hallucinatoire sans issue. La force de Cronenberg réside bien sûr dans sa capacité à raconter le drame de Max sur un mode objectif de narration, en usant le moins possible d’effets spéciaux. Si le réel de Max est peu à peu contaminé par le « signal » Videodrome, Cronenberg retarde au maximum le moment où l’image livrera l’indice du basculement. Ceci crée un trouble de perception chez le spectateur qui se pose les mêmes questions que le personnage : Suis-je dans le réel ou dans une réalité que j’hallucine? Ca assure aussi un impact inouï aux effets qui surgissent soudain : la transformation organique de la cassette-vidéo et le devenir-machine de Max par le biais de la plaie béante qui déchire son ventre.

La force expressive du film est à son comble dans sa deuxième moitié, où coexistent la résistance dérisoire de Max à ses hallucinations et sa fuite en avant mortelle comme magnétoscope meurtrier. Sous sa modestie apparente de film à petit budget, Videodrome pourrait bien être l’œuvre définitive sur la société du spectacle, tirant en tout cas quelques conclusions fictionnelles stimulantes et radicales des thèses de Guy Debord. Visionnaire en diable, David Cronenberg annonce dès 1982 les affres du glacial Haneke comme l’écran de neige qui ouvre Twin peaks. Videodrome renvoie enfin les pensums de Wim Wenders (Jusqu’au bout du monde) à leur académisme et les clips d’Oliver Stone (Natural born killers) à leur vulgarité.