Vers le sud est le quatrième long métrage de Laurent Cantet, après Les Sanguinaires, Ressources humaines et L’Emploi du temps. On a tôt fait de classer Laurent Cantet dans la catégorie des cinéastes sociaux alors qu’il est bien plus, un cinéaste politique dont le sujet obsessionnel s’affine de films en films : les procédures de contrôle et leur caractère diffracté, comment les individus exercent eux-mêmes et sans s’en rendre compte, un contrôle sur autrui. Une thématique et une manière de l’aborder qui n’est pas sans évoquer Foucault on l’aura compris. Il est clair, cependant, à la lecture des compte-rendus vénitiens (le film a été sélectionné au Festival de Venise) que les malentendus sur Cantet continuent : Vers le sud ne nous conte pas davantage les affres du tourisme sexuel que L’Emploi du temps était l’histoire d’un homme qui perd pied après avoir perdu son emploi, du moins les films ne se limitent-ils pas à ces formules toutes faites.

Adapté de trois nouvelles de l’écrivain Dany Lafferière, Vers le sud suit le destin de trois femmes « d’âge mûr », trois femmes blanches en villégiature en Haïti à la fin des années 70, trois femmes seules qui courtisent Legba, un jeune et bel autochtone qui se prostitue pour gagner sa vie et trouver un peu de réconfort dans la dictature silencieuse du régime Duvalier. La domination du nord sur le sud, des riches sur les pauvres, du pouvoir sur ses concitoyens, la misère sexuelle et son contraire, l’affirmation d’une certaine liberté dans le sexe : Vers le sud jongle avec ces éléments sans jamais y puiser matière à idéologie. Pas de discours tiers-mondiste ici, pas de dénonciation simple et réconfortante. Cantet montre comment ces contrôles s’enchevêtrent, comment une misère peut en dominer une autre, comment aussi une vision humanitariste peut s’avérer aussi inutile et néfaste que le cynisme. Quelque chose de profondément désenchanté irrigue le meilleur du film, créant un diffus sentiment d’effroi qui culmine lorsque se manifeste l’invisible et insaisissable pouvoir du dictateur.

Le film pourtant ne convainc pas tout à fait. Autant on est admiratif de cette façon très subtile d’aborder la complexité d’une situation, autant Cantet ne se débarrasse pas de ce qui faisait déjà les limites de L’Emploi du temps : une certaine affectation, une tendance des comédiens à surligner les émotions. Il y a du sentimentalisme dans la façon dont Cantet s’identifie à ses personnages, comme s’il avait peur de sa propre distance critique et de la sécheresse qui en découle. C’est d’autant plus curieux que Ressources humaines ou ses premiers courts métrages étaient au contraire incroyablement secs (ce qui n’empêchait pas l’émotion d’advenir). Dans Vers le sud, le récit frontal de chaque femme par exemple, est à la fois culotté et maladroit tant les comédiennes jouent leurs malheurs en même temps qu’elles nous le content, si bien que cet effet de redondance alourdit le film. Au fond, l’enjeu qui se pose à Cantet, c’est comment aménager sentiment et politique, empathie pour les personnages et distance critique. Pour le moment, ses films semblent clivés entre ces deux extrêmes sans que jamais vraiment ils fusionnent. Nul doute que Cantet y parviendra un jour.