Le hasard fait décidément bien les choses. Alors qu’on évoquait dans Chronic’art #21 une vague irrésistible venue du Grand Nord -de Finlande, précisément-, voici que les irréductibles du Frémok (né de la fusion récente entre les deux entités Fréon et Amok) s’affirment comme les grands ambassadeurs de cette production locale. Marko Turunen, héraut d’une bande dessinée résolument inclassable, figurait déjà au catalogue de l’éditeur avec l’intriguant La Mort rôde ici. Un récit délibérément antilinéaire, au noir et blanc faussement minimaliste, fragment de vie de deux personnages, R-Raparegar et Intrus, que l’on retrouve dans ce Base.

Intrus donc, petit alien hydrocéphale et doté de globes oculaire parfaitement inexpressifs, constitue le chaînon d’une étrange trilogie, complétée par L’Amour au dernier regard, et proposée à rebours. Base retrace l’enfance du personnage, finalement pas si alien que ça, puisqu’ayant grandi dans un environnement plouc ricain façon petite ville du middle-west. On avait déjà observé l’intrusion d’un référent accessible et identifiable dans La Mort rôde ici, où un surprenant bestiaire qui côtoyait des humains pouvait s’offrir un disque de Justin Timberlake ou lancer des appels sur un portable Nokia. Ce sont précisément dans ces interstices, entre création fantasmatique et prégnance du quotidien le plus quelconque, que s’engouffre l’écriture singulière de Turunen. Et si ce dernier adopte dans Base un rigoureux découpage, similaire à celui de La Mort rôde ici où la planche s’articulait en deux cases parasitées par le texte, la couleur fait ici une apparition plus que remarquée. Lorsque l’on sait que Turunen a utilisé pour créer ce déluge littéralement primaire (le bleu, le jaune et le rouge sont des acteurs essentiels du récit) des transparents autocollants colorés comparables à ceux qui recouvrent les cahiers des écoliers, on voit combien l’auteur a préparé les conditions matérielles d’un retour à l’enfance, avant même de songer à la mise en scène et en situation de ce retour. Tout aussi éclatée que dans La Mort rôde ici, la narration fonctionne davantage par courtes séquences, en fait les traductions obsédantes de souvenirs enfantins. Dès l’amorce du récit, Intrus est victime d’un coup de fusil d’un camarade de jeu, qui lui transperce le crâne. Scène choc, mais admirablement traduite par l’effet d’un cri retenu, à la manière de Bacon qui entend peindre, selon Deleuze, « la figuration primaire de ce qui provoque une sensation violente ». Cet événement est révélateur de dysfonctionnements profonds, que les adultes se refusent à assumer : la mère de son camarade, rassurée de voir qu’Intrus n’est qu’inconscient, lui demande ainsi de raconter une fausse histoire à propos du trou béant apparu dans sa tête. Un peu comme les parents de l’ado du Benny’s video de Haneke cautionnait le crime de leur fils en l’aidant à effacer toute trace de son délit. Quand ce ne sont pas les adultes qui sont pleinement les responsables et les initiateurs de cette violence : un camarade d’Intrus voit ses genoux brisés par sa belle-mère.

A l’issue d’une dizaine de pages relativement éprouvantes, le narrateur peut légitimement conclure : « Rien ne semblait indiquer que la journée pourrait ne pas s’achever une fois de plus dans le sang et la violence ». Constat programmatique, mais qui paradoxalement ne prendra son sens qu’à la toute dernière planche. En effet, après le bruit et la fureur, et comme pour démentir son propre narrateur, Turunen se décide à explorer le versant plus intime, mais pas forcément moins noir, de l’enfance, voire du mythe personnel (le nom de Kotka, ville natale de Turunen, apparaît au détour d’une case) : découverte de la sexualité, peurs de la nuit et des monstres qui l’accompagnent, absence angoissante de la mère. Cette longue période, comme on parle d’une période dans une phrase, assemblage complexe d’unités rythmiques et logiques, offre également à l’auteur finlandais la possibilité de laisser libre cours à sa fantaisie, avec l’irruption de personnages issus de la culture pop américaine : les plus notables étant Jonah Jameson, l’irascible patron de Peter Parker / Spiderman, ou un dénommé Stack (Robert ?), flanqué d’un autre cow-boy rapide de la gâchette, mais ridiculement installé dans une automobile tout droit sortie des Merry melodies de l’école Disney.

Intrus n’est alors plus le seul à apparaître comme un étranger à son propre monde, où les possibles sont multiples et les apparences trompeuses. Et où, finalement, la mort qui rôde apparaît comme une vieille amie, familière et joueuse.