« Au Japon aussi, il existe une jeunesse qui a pris les armes pour la révolution » lit-on au début du film. Puis on voit un groupe de militants d’extrême-gauche s’auto-détruire par idéologie, dans la paranoïa, la terreur, la torture et le meurtre. Pour qui ne sait pas que le Japon aussi a eu ses brigades Rouges, sa RAF, ses Weathermen, sa Young Angry Brigade, son Action Directe, United red army, un docu-fiction de 3h10 signé Kôji Wakamatsu, peut paraître une oeuvre de l’imagination, un cas d’école vraisemblable et universel, mais un épisode historique monté de toutes pièces. Comment se fait-il qu’il subsiste un doute quant à la réalité des faits racontés ? Sans doute parce que ceux-ci sont inconcevables. Et que dans la première partie, montage d’archives brèves et lacunaires qui sont peu à peu parasitées par des séquences de reconstitution artificielles, Wakamatsu ne cherche pas à faire comprendre les raisons du mai 68 japonais. Il se refuse à justifier l’existence du mouvement, ne lui donnant pas plus de socle idéologique que psychologique ou fictionnel. Les étudiants se divisent déjà en factions et on les voit plus souvent se battre entre eux que s’organiser contre un ennemi commun. Ils sont des silhouettes dont les engagements décisifs paraissent convenus. Et puis parce que les séquences de reconstitution sont si artificielles qu’on ne peut pas non plus croire qu’on y est « propulsé dans l’époque ».

Dans une salle de bar irréelle de studio, sur l’air du « Temps des cerises » chanté avec l’accent japonais, une jeune femme s’apprête à partir pour le Liban. Elle est membre de l’Armée Rouge Japonaise, la branche internationaliste, dont les membres vont combattre en Palestine aux côtés du FPLP. Son amie reste sur place. Elle est membre de l’Armée Rouge Unifiée, le groupe sur lequel le film va maintenant se centrer, dont l’affaire du chalet d’Asama en 72 marquera la fin tragique. Ce répit avant l’horreur est teinté de la mélancolie des adieux.

La deuxième partie est une vraie torture. Retranchés dans la montagne, les jeunes membres s’entraînent et préparent le grand soir. Le groupe, sous l’impulsion de ses chefs (un homme et une femme), retourne la guerre d’extermination contre lui-même. Chacun, devant le tribunal « révolutionnaire », est sommé de se justifier, de faire son auto-critique, de « combattre le poison de l’ennemi » et sa « propre impureté ». Il y a dans United Red Army une gradation : les actes des protagonistes sont de plus en plus excessifs, leurs confrontations de plus en plus terrifiantes, et par conséquent, les durées des séquences de plus en plus insoutenables. Wakamatsu dépasse la limite. Steve Mac Queen, lui, jouait dessus. Au chapitre de l’insoutenable, quelles sont les différences entre Hunger et United red army ?
– Durée : Hunger a pour principe de pousser le spectateur à bout et de calculer de couper juste avant qu’il ne quitte la salle ; United Red Army, de pousser les personnages et l’enchaînement inéluctable des situations à bout et de couper quand ils le sont.
– Point de vue : subjectiviste dans Hunger – de l’intrusion dans les consciences découle une poétisation concentrationnaire et hygiénique ; objectif dans United Red Army – de la tension des confrontations découle une factualité monstrueusement humaine.
– Mise en scène : à effets dans Hunger, sans effets dans United Red Army.
– Rapport au spectateur : terroriste et fascinatoire dans Hunger – il faut rallier le spectateur par l’insoutenable et faire apparaître un héros christique ; terrifiant et cathartique dans United red army – il faut refroidir le spectateur et faire de l’insoutenable (physique mais surtout mental, comme chez Lang) un outil d’éducation.
Il y a, d’une part, la stratégie de l’esthétisation, de l’autre, la stratégie du fait brut. Dans le film de Wakamatsu, la description sèche et sans rhétorique du chantage au collectif et des interrogatoires individuels passe par le jeu des acteurs : poser la voix pour convaincre, hausser la voix pour s’auto-convaincre. Wakamatsu relève le défi : son film est aussi violent qu’abstrait – une violence qu’on pourrait dire blanche.

Pourquoi Wakamatsu, qui est proche de l’extrême-gauche (et Masao Adachi, son proche collaborateur, ancien membre de l’Armée Rouge Japonaise, qui ne participe pas à ce film mais en a réalisé un complément : Prisoner / terrorist) a-t-il fait ce film qui ressemble à un réquisitoire accablant contre l’extrême-gauche, le terrorisme, la lutte armée ? Dans la troisième partie, quelques rescapés du groupe prennent en otage une aubergiste dans un chalet (le chalet d’Asama). On respire mieux alors qu’il s’agit d’un huis-clos. Simplement parce que les militants sont enfin et pour la première fois assiégés par l’extérieur. Paradoxalement ouverts sur la réalité, ils font leur véritable auto-critique : « On a manqué de courage ». Le film est-il une mise en garde à l’adresse de tous les groupes qui militent ? United red army est le film d’un militant lucide. Son réalisateur dissèque un processus de destruction valable pour toute organisation (succomber à la paranoïa généralisée), sait à quoi il s’attaque, pourquoi il fait son film (il n’a d’ailleurs pris aucun plaisir à le réaliser, « C’était dur pour moi ») – et faisant son devoir, est peut-être plus engagé qu’il n’y paraît : « Au Japon aussi, il existe une jeunesse qui [pourrait] prendre les armes pour la révolution. »

Wakamatsu a détruit sa propre maison pour filmer l’épisode du chalet d’Asama. Son film est plus proche des films de Romero ou de Lang que de ceux de compagnons de lutte (le Robert Kramer naïf, existentiel, kazanien de Ice), et très loin des tentatives « contemporaines » de filmer l’histoire politique, parodico-cynico-subjectiviste (Il Divo de Paolo Sorrentino) ou terroristico-subjectiviste (Hunger). A la différence de ces films, Wakamastu trouve la manière de filmer l’histoire. United red army est un film simplement factuel.