C’est une évidence, les films à sketches offrent rarement aux cinéastes l’occasion de donner leur meilleur. Malgré son casting étincelant, Tokyo ! confirme cette règle de manière un peu tristounette. Sous-événement du Festival de Cannes 2008, cette production japonaise permet néanmoins de dresser un petit état des lieux concernant trois cinéastes que tout, aujourd’hui, semble opposer : gentille coqueluche (Gondry), petit génie asiatique (Bong Joon-ho), vieux météore éteint (Carax). Pas étonnant, dès lors, que dans ce format-enclave, avec ce qu’il suppose de jovial académisme, le plus scolaire du trio nage comme un poisson dans l’eau : Gondry (Interior design) refait une sorte de Soyez sympas, rembobinez cheap et sympathique mais à l’image de son style de décorateur gentiment geek : foldingue, artificiel et complètement creux. Le jeu avec le lieu (qui est à peu prêt le seul intérêt du projet) intéresse si peu le cinéma sous cloche du réalisateur que Tokyo apparaît ici de la manière la plus anecdotique et lisse qui soit. Le cas Bong Joon-ho (Shaking Tokyo) est plus déroutant, son film concernant les hikikomori (agoraphobes terrés chez eux des années entières) étant de très loin ce qu’il a réalisé de plus neutre. Une fable assez soporifique dans laquelle une tendre amourette sert de prétexte pour enclencher un récit ronronnant d’aise, à des années-lumière des effets de rupture chaloupés et des foudroiements enchantés des longs-métrages de monsieur Bong. Mais le plus mauvais film du réalisateur de The Host n’a évidemment rien d’un navet : juste une oeuvrette fade et sans intérêt.

Reste Carax, qui retrouve avec Merde (rien que le titre, énorme) une énergie inouïe et sauve littéralement ce Tokyo !. Revenu d’entre les morts, le réalisateur de Mauvais sang s’offre un pur et simple attentat qui brille d’un éclat noir au milieu de ce gros sac à bonbons : Merde, c’est le nom d’une créature vivant dans les égouts de la ville. C’est aussi la profession de foi d’un film si étrange et si fulgurant qu’il s’impose immédiatement comme un chef-d’oeuvre complètement suicidaire, entre farce et pamphlet, récréation et crachat. En un long travelling dégénéré sur une avenue renvoyant à la séquence mythique du feu d’artifice des Amants du Pont neuf – Lavant, gros clochard d’apocalypse, marche parmi des badins épouvantés. Tout semble dit de l’intacte puissance de feu du réalisateur autant que de sa chute dans une sorte d’interrègne indescriptible, fait d’indicibles allants romantiques (la créature qui se gave de fleurs) et de replis sans retour dans l’obscène. Le génie du traitement de la scène de procès, avec ses split-screens déments et la parade hallucinée du duo Lavant / Balmer (15 bonnes minutes à discutailler frontalement dans une langue inconnue), atomise en toute tranquillité tout ce que l’on a pu voir dans le genre si lénifiant du film-ovni. Que cette merveilleuse éclaboussure advienne dans un ensemble aussi insipide que ce Tokyo ! redouble la force du geste : un formidable coup de poing venu d’on ne sait où et l’assurance que Carax, du bidonville fabuleux où végète son cinéma depuis une éternité, bouge encore. Grandiose.