James Gray est certainement le cinéaste contemporain le plus proche de la tragédie antique. A un point tel, que son dernier film, The Yards, a suscité, lors du dernier Festival de Cannes, une incompréhension proche du cynisme. Comme dans le poignant Little Odessa, Gray travaille sur une famille accablée par le fatum, au sens plein du terme. Fatum à l’origine d’une implacable suite de morts violentes, d’infamies et de trahisons multiples. A la différence du premier opus, le cercle familial n’est pas réduit ici à un microcosme de quatre personnes, mais à un ensemble plus large, dont le pouvoir souterrain mais indéniable irrigue une bonne partie du quartier du Queens. A la tête d’un vrai nid de serpents, Franck Olchin (superbe James Caan) règne donc sur l’industrie du métro, oeuvrant par menaces et dessous de table afin de toujours devancer la concurrence. Jusqu’au jour où l’un de ces coups bas dérape et débouche sur le meurtre d’un employé ferroviaire auquel sont mêlés le futur gendre de Franck, Willie (Joaquin Phoenix), ainsi que son neveu Leo (Mark Wahlberg, d’une intense sobriété)…

Leo, porteur d’une terrible malédiction qui le voit condamné au calvaire alors qu’il vient à peine de sortir de prison avec l’unique souhait de devenir un citoyen comme les autres. Sorte de martyr moderne, il est l’innocent par qui le malheur se propage, faisant éclater malgré lui la fragile unité de systèmes corrompus, tant du point de vue sanguin (inceste, mensonges) qu’économique. Pour rétablir un début de justice dans un univers qui en est totalement dépourvu, Leo doit endurer les pires souffrances, et notamment le déclin de la figure la plus immédiatement reconnaissable du cinéma de James Gray, la mater dolorosa. Après l’inoubliable Vanessa Redgrave dans Little Odessa, c’est au tour de la non moins admirable Ellen Burstyn (la trop rare héroïne d’Alice n’est plus ici et de L’Exorciste) d’incarner avec ferveur un personnage délicat, dont la douleur permanente -la maladie n’est finalement qu’une réponse corporelle aux angoisses de l’âme- aurait pu menacer le film de basculer dans le mauvais pathos. Un piège brillamment évité grâce à une mise en scène exemplaire dont les plans tirés au cordeau produisent une beauté délétère dénuée de toute complaisance. Des images graves mais fluides traduisent ainsi le cours brutal de ces destinées maudites qui finiront par mener à l’extinction d’un clan. Si cette accumulation d’épreuves pourra paraître excessive à certains, elle s’inscrit avec une sombre radicalité dans un désir de dramaturgie pure, débarrassée pour une fois de respirations consensuelles tout juste bonnes à altérer le cycle du malheur.