C’est, de tous les projets mainstream abandonnés par Larry Clark, celui pour lequel on nourrira le plus de regrets : Blood Pan, soit l’actualisation sulfureuse et new-yorkaise du conte de J.M. Barrie, où entre deux shoots d’héro, un kid en collants fluo s’emploierait à sauver une Wendy toxicomane, en l’arrachant aux griffes d’un Capitaine Crochet joué par Mickey Rourke. Et pourtant : hormis l’absence du Motorcycle Boy de Coppola, et abstraction faite du télescopage parisien, les ingrédients de cette relecture trash semblent bel et bien présents dans The Smell of us, qui peut s’envisager comme une version lo-fi de cet invraisemblable projet. On y retrouve nos Enfants Perdus non loin du Palais de Tokyo, sous la forme d’une bande de skaters défoncés aux amphétamines, vendant leur corps tendu et glabre à une bourgeoisie en lutte avec les affres de la sénescence.

Malgré ce filtre discret de conte macabre (où Larry Clark se balade en clochard ahuri, et Michael Pitt pousse la chansonnette en hobo surnaturel), rien de très neuf sous le ciel sombre du portraitiste officiel des weird kids : la jeunesse y est toujours cet état transitoire figé dans la glaise de l’immaturité, ce fantasme amer éternellement coincé entre deux états de la vie. Ni enfants ni adultes : c’est une jeunesse sans barrière, qui tourne en rond à toute vitesse, pataugeant dans l’eau stagnante de la débauche. Une liberté totale, presque agressive, totalement dénuée d’horizon, prisonnière d’un circuit fermé duquel les personnages ne pourront s’échapper qu’en se mettant la corde au cou (le suicide, toujours), ou bien en se laissant vampiriser par les adultes, ces monstres d’aigreur en manque de sang frais.

Si Larry Clark, fort de son expérience d’observateur photographique, a souvent la main lourde niveau sociologie des familles, sa mise en scène se révèle toujours aussi habile à accueillir désordre et trivialité, en faisant souffler le chaud et le froid sur des sujets sans cesse en mouvement, jamais solidaires d’une trajectoire préconçue. D’où un objet décousu et ingrat, d’autant moins aimable qu’il est de bout en bout porté par un troupeau de moutards trop volontaires, forçant la ressemblance avec les icônes du photographe sans jamais y arriver. Certains lisent Nerval pendant que d’autres partouzent ; mais en définitive, tout le monde se la pète et joue comme un pied.

Et pourtant, si rien ne tourne rond dans cet écosystème à la fois surchargé et anémique, tout fait incroyablement sens. Jamais le réalisateur de Bully n’avait à ce point laissé libre cours à son pessimisme cafardeux : aussi paumé que ses personnages, The Smell of us est un haïku anguleux et sans espoir, un catalogue de corps fatigués et d’âmes déjà lasses. Ce désenchantement trouve son point d’incandescence dans les nombreux face-à-face que le film opère entre chérubins à peau tendre et vieux monstres ridés : c’est dans ces moments que le récit révèle son bel angle mort, cette malédiction du corps et de l’âme qui ne se répondent plus. À la faveur d’une suite de scènes confinées et sèches, deux âges sans fonction se confrontent, à l’ombre de la vie sociale, comme deux apories, deux contradictions qui se tiendraient le miroir, s’égareraient dans un impossible jeu de vases communicants. Que le film s’achève par une reprise de Forever young par Jonathan Velasquez (le héros latino de Wassup Rockers) en dit long sur l’unique angoisse qui, à 71 ans, n’en finira plus d’obséder Larry Clark.