Depuis The Indian Runner en 1991, on sait que Sean Penn occupe une place à part dans le cinéma américain. La beauté étrange de ce premier film, lecture moderne de l’histoire d’Abel et Caïn, la sobriété de sa mise en scène, à mille lieues des turpitudes du premier Tarantino ou des dispositifs savants des frères Cohen (palmés à Cannes en 1991 pour Barton Fink), avaient révélé un cinéaste à part entière : très américain et en même temps très à l’écart de ce qui faisait le nouveau cinéma US de l’époque, marqué par un goût prononcé pour le second degré, et plus généralement pour la citation cinéphilique. Devant The Pledge, on a le même sentiment d’un film en décalage par rapport à la production actuelle. Dix ans après son premier coup d’essai et de maître -il n’y a eu entre-temps que The Crossing Guard en 1995 – Sean Penn y reprend le fil de ses obsessions et poursuit son portrait de l’Amérique en crise.

Adaptation d’un roman de Friedrich Dürrenmatt, The Pledge déplace avec habileté les données de l’histoire initiale pour les replacer dans un contexte américain : le jour où l’on fête son départ à la retraite, Jerry Black, un policier du Nevada – Jack Nicholson, très bien – est confronté à une affaire criminelle particulièrement horrible : le viol puis l’assassinat d’une fillette. Après avoir suivi en observateur passif les développements de l’enquête, il se découvre une obsession maladive pour cette affaire qui agit sur lui comme un révélateur. En désaccord avec les conclusions de son successeur -affaire classée après aveux extorqués à un coupable idéal-, Black décide de consacrer sa vie à cette énigme, d’y engager son destin dans un geste quasi irrationnel qui va le conduire à la folie. Dans ce choix qui engage tout son être, il entre le souvenir traumatique de la promesse faite à la mère de retrouver le vrai coupable. Une promesse qui prend l’allure d’un sacrifice et finit par distordre totalement le fil d’une histoire et d’un récit en profonde empathie avec son personnage. A mesure que le film avance, l’hallucination qui atteint Jerry, affecte la logique des images vues par le spectateur. Peu à peu, Penn passe du côté de son antihéros et le suit dans son délire paranoïaque.

The Pledge est un enfant de La Nuit du chasseur et d’Easy Rider. Du premier, il a le thème de l’Enfance menacée et le goût pour la fable comme mode de traitement. Penn n’a pas oublié la fuite des deux enfants en barque, ni le crapaud bienveillant qui les observe de la berge. Il y a dans son film des saillies poétiques qui empruntent au conte et à sa vérité hallucinée : comme cette séquence inouïe de la fillette qui part à bicyclette pour un rendez-vous avec l’Ogre, l’Assassin. Quant à Easy Rider, il est comme le film-source du cinéma de Penn, le premier miroir brisé tendu à l’Amérique et à son histoire, le geste moral inaugural que Penn prolonge de film en film. The Pledge est d’abord un éloge des minorités -au sens le plus large possible- de l’autre Amérique. D’abord, l’Indien sur qui porte la condamnation première, humilié pendant la scène de l’interrogatoire, dont le suicide fonctionne comme un trauma pour Black ; ensuite l’Enfant, sur qui porte la menace première et qui joue son destin dans l’indifférence des Grands ; enfin, le Vieux, toujours suspect de gâtisme ou de folie : il est au centre de l’histoire et, contre tous les autres, découvre la vérité dans un dessin d’enfant. C’est à partir de ces trois figures que Penn recompose la Famille américaine -ou plutôt, constate son impossibilité- et s’affirme comme un cinéaste passionnant, un moraliste nécessaire.