Pour son deuxième long-métrage, Ghassan Salhab -auteur de Beyrouth fantôme– poursuit un travail de reconnaissance de sa ville, la capitale meurtrie d’un tout petit pays, contrainte de se réinventer après les ravages de la guerre, plongée dans une convalescence difficile et problématique. Une guerre que le cinéaste a vécue, dans sa jeunesse puis en exil, confrontant son expérience à la découverte d’une nouvelle contrée, le cinéma. Ainsi, dans Terra incognita, s’amalgament le désir de filmer Beyrouth, la forme changeante d’une ville millénaire et bouleversée par l’Histoire, et la volonté de s’intégrer dans cet « autre pays » qu’est le cinéma, selon la formule de Godard que Ghassan Salhab a fait sienne.

La beauté et l’émotion que recèle Terra ingognita tient à la manière dont il échappe tant à la fiction traditionnelle qu’au documentaire. Quelque chose guide le film, relie entre elles des séquences éparses, succession de pistes non suivies, de moments dilatés puis interrompus. Soraya (Carole Abboud) incarne tout naturellement cette allure tranquille et mélancolique : guide touristique, elle traîne des visiteurs à travers les ruines antiques et modernes de la ville. Autour d’elle gravitent des personnages, jeunes gens désemparés, hésitant entre un départ vers l’étranger et la fidélité passive et immobile à leur pays. Salhab décrit leurs vies figées dans le quotidien, bien résumées par ces promenades en voiture, l’autoradio énonçant les guerres et les crises alentour, les conflits dont le Liban est cerné, qui ne s’est pas remis de ses propres désastres. Tarek, revenu de l’étranger, fait une cour résignée à Soraya, qui préfère collectionner les aventures sans lendemain. Intrigue sentimentale autour de laquelle le film refuse pourtant de se centrer, comme si l’amour, dans ce contexte de frustration et d’empêchement, demeurait un espoir trop faible, un autre départ impossible.

La désespérance et l’incapacité à se révolter des personnages vire parfois à l’autisme, et prend le risque de nous éloigner d’eux. On reste à certains moments incertain sur le sens du film, sur son apathie délibérée qui malgré tout retient l’attention, suscite toujours un sentiment. Car les personnages, à force de se tenir à l’écart de leur propre vie, en deviennent émouvants. La mise en scène, précise et souple intègre leur malaise, épouse leur inconfort et nous fait sentir les durées inemployées et l’immobilité, de manière prenante. Leyla (Ablah Khoury), l’amie de Soraya, radicalise encore le film, car elle théorise d’avantage son sentiment d’enfermement, avec une sûreté bressonienne dans ses gestes et ses paroles. Avec elle, Salhab cerne un peu mieux ce qu’il veut exprimer et qu’on lit dans le regard intense et buté de la jeune femme. Car malgré son côté élégiaque, Terra incognita est plein de tension et de violence contenue. Le réalisateur a fait le pari difficile de capter cette violence tout en filmant l’épaisseur du temps et des êtres, de nous la faire ressentir de manière moins dramatique que physique. Soit le pari de faire oeuvre de cinéaste.