Des reflets verts dans l’eau, une image un peu floue, l’impact saisissant du silence et un léger travelling empli d’un calme presque angoissant. Les premières images de Tatarak, le dernier film d’Andrzej Wajda, résonnent comme un écho maîtrisé et coloré au Stalker de Tarkovski. Mais l’apparente sérénité des premières images est de courte durée, anéantie par le souffle court et angoissé d’une femme tirée de son sommeil. Assise sur le lit froid d’une chambre d’hôtel sombre devenue son sanctuaire, l’actrice polonaise Krystyna Janda déverse un flot de paroles retraçant les derniers jours de son mari, Edward Klosinski, chef opérateur et ami de Wajda. Tandis qu’elle revit cette douloureuse période, Krystyna s’apprête à interpréter le rôle de Marta dans Tatarak, le nouveau film du cinéaste. Réunis par la même douleur, la perte d’un être cher, Krystyna l’actrice et Marta le personnage vont donner vie et sens au raisonnement d’un Wajda vieillissant dont le triptyque vie/mort/cinéma s’écarte légèrement de ses thématiques épiques passées, plus axées sur l’Histoire, le patriotisme et la vie politique de la Pologne. Sentant peut-être la mort approcher doucement mais sûrement, Wajda se détache de son rôle de porte-parole de la nation polonaise pour s’orienter vers un sillage plus personnel. Forme de rupture avec l’ensemble de ses oeuvres passées, Tatarak sonne un peu comme un craquement, une faille, un corps qui s’effondre.

Pas de caméra qui chavire, de tourbillon visuel ou de jungle humaine. Presque dans la retenue, le cinéaste prend un virage à 180° avec un style visuel moins surchargé, presque sobre. Ce choix inhabituel lui permet de naviguer sur des eaux moins agitées, propices à faire émerger la beauté du fond. Placée au second plan, la mise en scène, d’une apparente simplicité, permet au cinéaste de s’aventurer sur des terrains plus intimistes et personnels, où sa réflexion sur la vie et la mort révèle le fondement même d’un cinéma oscillant continuellement entre l’action d’« être » et celle d’« incarner ». Belle interprétation de la vie (être) ancrée dans le cinéma (incarner), Tatarak dessine les contours flous et poreux qui existent entre la vie d’un être et la vie d’un film. Interprété sans concession sous le regard pudique et discret d’une caméra immobile, le texte du monologue écrit par Krystyna Janda insuffle une extraordinaire authenticité au film. Tout comme la mise en scène de Wajda donne vie au personnage de Marta, l’interprétation poignante de Krystyna entre en parfaite correspondance avec la réflexion du cinéaste : le cinéma est l’art de se donner à travers une histoire vécue et éprouvée. Rejouée face caméra, l’expérience prend alors une seconde peau, celle de l’immortalité.