Hitchcock n’en finit pas de passionner et d’influencer les cinéastes. Souvent pour le pire, dans le domaine du thriller et de l’horreur, où une multitude d’obscurs profanateurs en mal d’idées ne cessent de piller en toute bonne conscience son œuvre -comme en témoigne tristement le récent Apparences, viewer’s digest stupide et creux de quelques-uns des films-clés du maître-, parfois, pour le meilleur lorsque le corpus a été médité et qu’une réalisatrice de l’ampleur de Chantal Akerman se l’est réapproprié afin de mettre en perspective ses propres préoccupations (cf. La Captive).

Suzhou river, deuxième film de Lou Ye après Week-end lover, resté inédit en France, appartient à la seconde catégorie. Celle-ci semble, sans vouloir généraliser, fédérer les admirateurs de Fenêtre sur cour et de Vertigo, par opposition à la première, qui se revendique plus ouvertement des Oiseaux ou de Psychose -Brian de Palma, détenant, lui, une place à part dans le cortège filial puisqu’il puise à la totalité des sources de la période américaine. Sans vouloir ici s’attaquer à une histoire du cinéma post-hitchcockien, l’on constatera néanmoins que les auteurs questionnant le cinéma et sa modernité demeurent fascinés par la thématique de la duplicité, aussi bien que par les recherches formelles et narratives qui hantaient déjà Vertigo.

L’on retrouve dans Suzhou river cette fascination pour un objet de désir disparu. Celui-ci passe par une confrontation identique au double altéré (changement de couleur de cheveux et de rapport au corps), mais Lou Ye s’appuie sur ces données dramatiques non pas pour alimenter un quelconque récit à suspense, mais pour brosser la peinture d’un amour irrésolu et désillusionné qui lui-même n’est que la synecdoque de la vision d’une société en perte de repères, de certitudes et d’identité. Le regard du narrateur vidéaste, qui n’intervient qu’en voix off (celle de Lou Ye), s’attarde sur Shanghai et interroge une Chine déchirée entre tradition et modernité, entre sa culture ancestrale et l’irrépressible percée des valeurs occidentales. D’où un choix de mise en scène heurtée où se côtoient points de vue documentaires et élans romanesques s’appuyant, ce qui est nouveau pour le cinéma chinois, sur une technique légère (tournage en extérieur avec équipe réduite, utilisation de la vidéo). Le film en tire une belle énergie qui nous invite à attendre impatiemment des nouvelles de la sixième génération de cinéastes chinois, dont fait partie son réalisateur, et sur laquelle paraît souffler un parfum revigorant de nouvelle vague.